Nous avons le plaisir de publier ici un très beau texte composé par une élève de Première, Bérénice Lebard, qui suit la spécialité Humanités, Littérature et Philosophie. Sa professeuse et moi-même l’en remercions chaleureusement ! Elle consacre son discours à la défense des langues anciennes, qui nous est si chère.
Défense des langues anciennes
Cicéron demandait dans son traité De Oratore : « Qu’y a-t-il d’aussi agréable à l’esprit comme à l’oreille qu‘un discours bien poli et orné par la sagesse des pensées et le poids des expressions, d’aussi puissant, d’aussi magnifique que de voir le discours d’un seul homme faire basculer les passions du peuple ? » Ainsi, nous sommes tous réunis aujourd’hui pour exercer cet art oratoire, héritage des cultures antiques, latines et grecques. N’est-ce pas paradoxal que l’enseignement de l’éloquence, comme bien d’autres domaines, provienne des langues anciennes que nous délaissons au fil des siècles ? En cinquante ans, le nombre d’heures destinées à la transmission du latin et du grec a été divisée par 4, de 684 heures pour l’ensemble du collège à 180 maximum réservées au cycle 3. De plus, vous êtes tous conscients que ces heures occupent le plus souvent les fins de journées ou les pauses méridiennes, ce qui, ne nous le cachons pas, décourage de nombreux élèves. Cette diminution drastique de temps et d’effectifs impacte le corps professoral. En 2020, on compte 8116 professeurs de lettres classiques, soit moins d’un enseignant de langues anciennes par établissement. Cependant, en France, un demi-million d’élèves s’attachent encore à découvrir ces langues oubliées. Mais pourquoi ? Une question légitime apparaît, quelles sont leurs motivations ? En quoi les langues anciennes sont-elles encore aujourd’hui captivantes ?
Nous verrons tout d’abord qu’elles sont une part intégrante du monde actuel, puis en quoi leur enseignement se détache des idées reçues.
Il paraît à propos, dans le contexte actuel, de parler des connaissances, fondement de l’esprit critique et de la liberté d’opinion. Les langues anciennes sont porteuses d’une abondante culture générale qui malgré ses milliers d’années est encore un bien précieux pour notre avenir. Le latin et le grec ont formé des mots et des concepts comme ceux de démocratie, justice, technique, philosophie, raison, cosmos, nature. Autant de termes qui prennent part à notre quotidien et qui enrichissent notre vocabulaire. Ne vous est-il jamais arrivé de rester muet, vos mots étant insuffisants ? Ce lexique couplé avec l’étude et le commentaire de récits mythologiques, des poètes ou des textes antiques écrits par Virgile, Sophocle, Hésiode, Ovide, Sénèque sont des clés de lecture et des méthodes pour partir à la découverte de la littérature française. Je citerai « Vénus Anadyomène » de Rimbaud qui fait appel à la divinité Vénus et à des adjectifs d’origine grecque « anadyomène » et latine « Clara ». Ces langues anciennes nous apportent également la connaissance de nouvelles civilisations, toujours en résonance avec notre époque contemporaine.
La culture antique représente, en effet, une partie intégrante de notre vie, de notre façon de penser, de notre représentation du monde. Ses enjeux font encore écho aujourd’hui comme l’importance de l’éloquence ou le principe de démocratie. Son influence s’exerce dans de nombreux domaines. L’art classique est ainsi un héritage de la Grèce et nos villes s’inspirent des idées romaines : les ponts, les immeubles collectifs, les voies de circulation, les piscines, les théâtres. Comment ne pas établir un lien entre l’Arc de Triomphe à Paris et l’arc romain de Titus ou entre la porte de Brandebourg à Berlin et l’acropole d’Athènes ? Les civilisations anciennes permettent de comprendre l’histoire actuelle : la volonté d’expansion des peuples recroise l’ambition territoriale de la Rome antique. De plus les mythes forment un appui pour les psychologues et sociologues. Une philosophe américaine Judith Butler établit ainsi une relation entre Antigone et les enfants de divorcés enchaînés à des histoires familiales malgré eux. Cette culture est ainsi une source inépuisable de connaissances qui nous expliquent l’environnement dans lequel nous évoluons et qu’il faut préserver.
Nous avons, tous, un devoir de mémoire envers ces civilisations fondatrices de notre monde contemporain. En les protégeant, on revêt à la fois le rôle de gardien du passé, de messager du savoir, et d’artisan de l’avenir. Comment pourrions-nous abandonner des centaines d’années de culture, d’art, d’essais politiques, d’éloquence sans un regret ? Ces évènements participent à l’unité nationale, réunie autour de cette histoire commune. L’entretien de leur souvenir rend justice à toutes les avancées auxquelles ils ont donné naissance. Enfin, je terminerai cette première partie par cette affirmation : pour savoir qui l’on est, il faut savoir d’où l’on vient afin d’apprendre des échecs comme des réussites au cours des siècles.
J’entends certains penser d’ici : quel long discours pour défendre des langues « mortes » ! Les langues vivantes sont également des puits de culture mais bien plus utiles au quotidien, n’est-ce pas ? Cependant, il est important de prendre en compte que le latin et le grec sont les mères de l’anglais, l’espagnol, l’allemand, l’italien, le grec moderne. Toutes ces langues que nous apprenons depuis des années et dans lesquelles il y peut y avoir quelques difficultés. Le latin et le grec nous permettent de mieux les comprendre, ainsi que leur culture, héritage antique. Alors, même si une langue ancienne apparaît comme une charge supplémentaire, voire, soyons honnête, une perte de temps, elle vous en fait finalement gagner.
De plus, les enseignements de langues anciennes ne se résument heureusement pas à réciter des déclinaisons latines ou à apprendre l’alphabet grec. S’approprier la culture antique se fait par l’étude de textes anciens qui se présentant comme une enquête. Tout y est à chercher, à analyser pour trouver le sens caché. Hercule Poirot n’aurait pas fait mieux.
Enfin, les lettres classiques sont poursuivies par l’idée reçue qu’elles sont exclusivement réservées aux personnes dont l’appétence se tourne vers la littérature. Bien loin de ce préjugé, les langues anciennes font appel à des compétences telles que la rigueur, l’analyse, la synthèse, toutes les qualités scientifiques. Leur culture comprend l’histoire des sciences avec de grands savants tels que Pythagore, Thalès, Euclide, Hippocrate, Archimède, Galien, Pline l’Ancien, Épicure ou Vitruve. Toutes les sciences sont concernées de l’astronomie à la médecine, en passant par l’arithmétique, le géométrie, la physiologie, la zoologie, la botanique et la minéralogie. Le vocabulaire scientifique ne cesse de se renouveler en adoptant de nouveaux termes formés à partir du grec antique ou du latin. Ce bagage culturel est ainsi bénéfique pour les scientifiques aussi bien que pour les littéraires.
Ainsi les langues anciennes, latin et grec antique, ne représentent pas un lointain passé en perdition. Elles sont, au contraire, les fondations du monde actuel dans lequel le capital culturel et le devoir de mémoire sont mis en valeur. Elles représentent des clés de déchiffrage pour la littérature française mais aussi pour les langues vivantes et la science. Leur mode transmission ne cesse de se renouveler pour intéresser le plus d’élèves possibles.
La culture antique peut être associée à une source infinie de savoirs qui reste méconnue ou ignorée par la majorité et est menacée par l’oubli. Elle nous a beaucoup apporté, elle a construit le monde dans lequel nous vivons, et maintenant, la seule chance pour les générations futures d’avoir accès à ce capital culturel… sa seule chance de survivre, c’est vous.
