Retrouvez également ici une vidéo donnant la parole à deux des trois auteurs.
Publié le 09/10/2024 à 07:00, mis à jour le 10/10/2024 à 21:53 sur le site du Figaro
ENTRETIEN CROISÉ – Deux professeurs, co-auteurs du Latin à l’école expliquent au Figaro pourquoi le latin ne doit plus être une option.
La langue de Cicéron continue à être en perte de vitesse. Qui pourra lui redonner ses lettres de noblesse ? Thibaut Sallenave, docteur en philosophie et enseignant en classes préparatoires, Luigi-Alberto Sanchi, directeur de recherche au CNRS, et Cécilia Suzzoni, professeur honoraire de Chaire supérieure au lycée Henri IV, publient Du latin à l’école (Fayard). Un plaidoyer vibrant pour que le latin réintègre le tronc commun.
LE FIGARO. — Tous les professeurs de philosophie, de lettres partagent-ils ce souhait de généraliser l’enseignement du latin ?
Cécilia SUZZONI. — En France, un clivage très fort entre les lettres modernes et les lettres classiques nous a fait intérioriser l’idée d’un enseignement du français et de la littérature qui pourrait se couper de sa respiration latine. Or, cette prégnance du latin dans le français est irremplaçable pour qui veut enseigner le français autrement que comme une langue uniquement véhiculaire, communicationnelle. Il faut enseigner le français en prenant en compte les archives de sa mémoire.
Aujourd’hui, le latin est une option de langue ancienne parmi d’autres, souvent en concurrence avec le grec, alors qu’il s’agit de la langue ancienne la plus proche du français. Lorsqu’on y réfléchit bien, qu’il soit une discipline facultative est très étonnant. C’est comme s’il s’agissait de rendre optionnel les mathématiques par rapport aux sciences physiques. Il s’agit d’un contresens épistémologique absolu. Le latin a nourri le français à toutes les étapes de son histoire, et la littérature française est très largement une littérature latine.
Thibaut SALLENAVE. — Comme professeur de philosophie, je fais l’expérience que le latin permet d’entrer dans une compréhension profonde des définitions, des concepts, de l’étymologie. Il y a une réputation qui voudrait qu’en philosophie, on parle grec ou allemand. Mais il existe une immense tradition philosophique en latin, chez les médiévaux mais plus récemment avec Descartes, Spinoza… Il y a d’une part cette tradition d’œuvres philosophiques, et d’autre part le fait qu’on réfléchit sur des termes baignés par la culture et l’héritage latins. Lorsqu’on réfléchit en philosophie sur un mot, on cherche une pluralité de sens, jusqu’à ce que ce concept devienne déjà en lui-même une thèse, une idée à défendre. Prenons le mot “institution”, qui vient d’un mot latin qui signifie “placer, installer”. On ne peut travailler sur ces mots que l’on croit bien connaître, mais que l’on ignore, sans un passage par l’étymologie.
Vous déplorez la concurrence croissante des savoirs, qui privilégie le rendement à court terme et expliquerait en partie la chute du latin…
Thibaut SALLENAVE. — Depuis un certain nombre d’années, on retrouve cette idée qu’au fond, l’école pourrait être au service de spécialisations multiples, parfois au détriment d’un terreau commun. De ce point de vue, le latin a été pris au piège. Il ne s’agit pas ici de critiquer l’idée qu’un élève puisse choisir plus librement les disciplines qu’il veut étudier. Mais cette pluralité ne peut se passer d’une transversalité. Il faut des enseignements transversaux, de la même manière que les mathématiques sont transversales à la physique ou à la biologie. Or, le français est une discipline absolument transversale. C’est en français qu’on fait un cours de mathématiques, de physique, d’anglais, etc. Qui maîtrise le latin peut maîtriser le français dans toute sa justesse.
Cécilia SUZZONI. — Réduire le latin au rang d’option a en effet été un piège mortel. Parce que cette optionnalisation va à l’encontre de ce qu’est fondamentalement le latin, une discipline généraliste. Le latin est une porte d’entrée sur tous les autres savoirs. Il s’agit d’un enseignement stratégique, central, et non pas élitiste comme on l’a trop souvent perçu.
Le latin permettrait-il de dépasser cet usage purement communicationnel du français qu’on tend à avoir de plus en plus ?
Thibaut SALLENAVE. — En philosophie, on a besoin de ce travail du latin pour ne pas tomber dans un rapport trop immédiat aux mots. On ne saisit pas toujours, lorsqu’on les utilise couramment, que ces termes véhiculent toute une vision de la société, de la nature des choses. Il y a également toutes ces subtilités de la rédaction, les nuances de la démonstration que le latin permet de posséder et d’apprivoiser.
Cécilia SUZZONI. — Les élèves utilisent parfois mécaniquement, de manière routinière, de beaux mots comme “secrets”, “éducation”, “république”… Ils ne sont pas conscients de l’histoire de ces termes. Il faut qu’ils soient plus familiers de leur langue maternelle par le biais du latin qui l’a nourrie. Le latin permet également de faire découvrir aux élèves qu’il n’y a pas d’accès direct à la culture, mais qu’il faut passer par un détour. Ici, il s’agit de la langue, et donc de ses racines, le latin. Pour bien faire une dissertation, il faut un arrêt sur chaque mot de l’énoncé, et cet arrêt demande un saut dans le passé. L’étymologie, c’est l’évolution du mot dans les strates successives du temps. C’est à ce moment-là que l’apprentissage devient fécond, parce qu’on n’est plus prisonnier de l’automatisme verbal.
De nombreux collègues à l’université, des mathématiciens, des juristes se plaignent de la connaissance très superficielle que les étudiants ont du français. Ces derniers ne considèrent que la langue sous son aspect purement communicationnel, véhiculaire. Il faut au contraire un enseignement du français qui aille au plus près de l’exactitude, de la justesse des termes. Près de 80% du lexique français vient du latin. Par rapport à l’histoire de la langue française, ce n’est pas seulement une histoire de lexique, mais également de grammaire, de syntaxe.
Et si tout commençait par un regard à changer sur la discipline ?
Thibaut SALLENAVE. — En France, l’enseignement du latin ne cesse de reculer, mais la situation n’est pas aussi mauvaise hors de nos frontières. Je pense que c’est parce qu’en Italie, en Allemagne, en Angleterre, le regard que l’on porte sur l’enseignement du latin est différent. En France, on persiste dans cette idée que le latin est synonyme de toutes les arrière-gardes, d’une approche très académique et poussiéreuse de l’enseignement. Dans les autres pays, il s’agit d’une langue comprise comme véritablement moderne. Il faut donc distinguer la place horaire que l’on donne à cette discipline, et tout simplement le regard que l’on porte dessus.
Cécilia SUZZONI. — Veut-on que demain, toute une génération de linguistes, de philosophes, d’ingénieurs soit dans l’ignorance de ce qui est au fondement de leur propre langue ? On continue à faire au latin un mauvais procès. C’est le garder comme option qui fait de cette discipline le privilège de quelques-uns. Mais le latin n’a plus rien à voir avec son statut d’enseignement d’élite d’hier. Il y a en effet belle lurette qu’il s’est réconcilié avec la démocratie. Le latin est justement cette langue qui appartient à tous, qui n’est la langue maternelle de personne. Le latin pourrait devenir cette porte d’entrée républicaine, égalitaire, un sésame pour un Français. En le rendant obligatoire à tous dès la Sixième, comme l’école est obligatoire, en le rendant ouvert à tout le monde, on donne à chacun, quels que soient son passé ou ses origines sociales, la possibilité d’habiter de l’intérieur notre langue française.
