Cette explication de texte a été proposée lors d’une intervention conjointe d’Adrien Bresson et de Jérémie Pinguet lors de l’une des séances du séminaire « La Révolte des Muses » de Corinne Bayle, qui s’est tenue à l’École normale supérieure de Lyon en février 2023. Le projet collectif de la « Bibliothèque poétique des femmes » a été présenté à cette occasion.

            Le titre du poème de Louisa Siefert (1845-1877) a la particularité d’associer le chemin, qui fait signe du côté de la poésie viatique, ce qui est un topos littéraire, et le rail, avec l’expression « chemin de fer ». La poétesse met ainsi en relation, dans un poème de douze strophes, rédigé en octosyllabes, deux réalités apparemment contradictoires, voire oxymoriques, celle bucolique du chemin de campagne, et celle industrialisée du chemin de fer, très ancrée dans le siècle de l’autrice. La mention « en passant » dans le titre est un gérondif qui indique que le chemin est en cours. Celui-ci s’annonce très certainement déçu avec le passage d’une réalité éminemment poétique à une réalité bien plus matérielle, qui contribue en même temps à ancrer le poème dans les réalités de son siècle. Ce poème est en outre affublé d’un sous-titre rhématique qui constitue une mise en exergue de la forme littéraire choisie, le « Pantoum », répandu au XIXe siècle, ce qui apparaît comme une volonté d’identifier la forme choisie pour le lecteur, en ancrant d’autant plus le poème dans son siècle tout en mettant en avant ce qui fait la particularité du pantoum – comme l’écrit Hugo –, ou pantoun, à savoir des rimes croisées et la répétition de certains vers d’une strophe à l’autre, en plus du fait que le premier vers du poème est également le même que le dernier. Il semble donc que la poétesse vise à mettre en avant la dimension mélodieuse et le rythme, usuellement associé à l’emploi de l’octosyllabe, que ce clin d’œil à la poésie malaise permet d’insuffler par le système de répétitions enlacées qui repose sur le fait que le deuxième et le quatrième vers de chaque strophe sont repris respectivement comme premier et troisième vers de la strophe suivante. 

*

EN PASSANT EN CHEMIN DE FER

Pantoum

Discrets, furtifs et solitaires,
Où menez-vous, petits chemins, 
Vous qu’on voit, pleins de frais mystères,
Vous cachant aux regards humains ? 

Où menez-vous, petits chemins          5
Tapissés de fleurs et de mousse, 
Vous cachant aux regards humains,
Que votre ombre doit être douce !

Tapissés de fleurs et de mousse,
Abrités du froid et du vent,          10 
Que votre ombre doit être douce
À celui qui s’en va rêvant !

Abrités du froid et du vent,
Le voyageur vous voit et passe.
À celui qui s’en va rêvant,          15
Peut-être ouvririez-vous l’espace ?

Le voyageur vous voit et passe,
Il se retourne en soupirant :
Peut-être ouvririez-vous l’espace
À son cœur malade et souffrant ?          20

Il se retourne en soupirant,
Emporté plus loin dans la vie.
À son cœur malade et souffrant
Votre silence fait envie.

Emporté plus loin dans la vie,          25
Le voyageur reviendra-t-il ?
Votre silence fait envie,
Ô chers petits chemins d’avril !

Le voyageur reviendra-t-il
Fouler l’herbe que l’agneau broute ?          30
Ô chers petits chemins d’avril !
Qui l’attend au bout de sa route ?

Fouler l’herbe que l’agneau broute,
Au moins, ç’aurait été la paix.
Qui l’attend au bout de sa route ?          35
Pourquoi fuit-il l’ombrage épais ?

Au moins ç’aurait été la paix,
La fraîcheur sauvage et champêtre.
Pourquoi fuit-il l’ombrage épais ?
Le bonheur était là, peut-être.          40

La fraîcheur sauvage et champêtre,
Loin de tous les regards humains,
Le bonheur était là, peut-être,
Dans un de ces petits chemins.

Loin de tous les regards humains,          45
Mes rêves cachent leurs mystères,
Dans un de ces petits chemins
Discrets, furtifs et solitaires !

*

            Dans ce poème, le sujet lyrique perçoit et identifie des chemins qui sont à la fois un objet d’attention et de questionnement. Leur nature est incertaine et le sujet se projette volontiers les empruntant. Il est toutefois évident que le fait que le voyage s’effectue en chemin de fer ne permette pas d’accéder aux chemins, si bien que ceux-ci deviennent un objet de questionnement et d’interrogation. Le sujet lyrique élargit la perception des chemins à une instance universelle, un « voyageur » qui passe et se questionne sur leur nature, qui semble lui faire particulièrement envie. Malgré tout, la projection intellectuelle imaginée de ces chemins est présentée, en fin de poème, comme demeurant au simple état de réflexion. Il paraît impossible d’explorer les chemins, ce qui matérialise l’existence d’un écart entre l’imaginaire et le réel, entre les mondes représentés par la poésie et ceux qui sont réellement accessibles. Ce sont ces écarts qu’il s’agira d’interroger au fil d’une explication linéaire, en s’intéressant tout d’abord aux v. 1-16 qui identifient la perception des chemins, puis aux v. 17-32 qui mettent en scène le « voyageur » dans une perspective généralisante, avant de lire, des v. 33 à 49, la mise en scène d’un renoncement.

I – v. 1-16 : La perception des chemins

            Il est dans un premier temps intéressant de voir que les « chemins », qui viennent en opposition au « chemin de fer » du titre, par ailleurs jamais mentionné dans le corps du poème, sont décrits par des adjectifs, sur le mode du rythme ternaire, au v. 1 (« Discrets, furtifs et solitaires ») avant d’être eux-mêmes nommés et mis en avant en fin de v. 2. Il y a donc une volonté de décrire la manière dont ils sont perçus avant de les nommer. Ils sont de fait directement identifiés par les caractéristiques énoncées qui sont complémentaires sans pleinement se recouper. Ils sont en tout cas perçus et décrits par un sujet qui les identifie : c’est pour le sujet lyrique qu’ils sont discrets et difficiles à percevoir. C’est pour cette même instance, encore une fois, qu’ils sont « furtifs » puisque le mouvement du chemin de fer les rend difficiles à discerner plus d’un instant. Enfin, les chemins sont certes « solitaires » parce qu’isolés, mais ils le sont certainement également par rapport au sujet qui les perçoit et qui, versé dans l’environnement ferroviaire qui est le sien, est tout à fait en mesure de se projeter dans la solitude et, peut-être, dans la paisibilité d’un univers naturel, contrairement à celui du train dans lequel le sujet poétique est embarqué. Les chemins connaissent d’autres caractérisations si bien qu’ils sont présentés de manière relativement précise. Ils sont « petits », au v. 2, ce qui peut apparaître comme une précision aussi bien objective qu’hypocoristique. Ils sont encore « pleins de frais mystères », au v. 3, signe qu’ils regorgent d’une identité plurielle à décrire. On peut lire une forme de catachrèse dans la précision « frais mystères ». En effet, alors que « frais » rappelle une nature mystérieuse, vierge et inexplorée, on retrouve derrière les « mystères » ce qui pousse l’homme à l’interrogation et suscite sa réflexion. On peut également retrouver derrière les « mystères » un sens étymologique, celui du μυστήριον où s’effectue l’apprentissage d’un culte secret des divinités, notamment des Muses. Il s’agit, en contexte poétique, d’une évocation très métapoétique puisque les Muses constituent la source d’inspiration, par essence, du poète ou de la poétesse. Or, si les chemins observés de loin regorgent de « mystères », c’est qu’ils renferment une matière dont l’essence est poétique. D’ailleurs, la précision « vous cachant aux regards humains » du v. 4 ne résout pas la polysémie des « mystères » dans la mesure où les Muses, elles aussi, se cachent des regards des hommes pour ne se révéler, dans le milieu qui leur est approprié, qu’aux poètes. En conséquence, au vu de l’identité qui apparaît au fil du recueil Les Rayons perdus entre le sujet lyrique et la poétesse, il est assez attendu que ce qui peut constituer un sujet d’écriture topique, en plus d’être annoncé comme tel, est à même d’être annoncé avec un véritable intérêt, comme on le voit avec la modalité interrogative qui apparaît au v. 2 et que l’apostrophe « vous » – qui personnifie les chemins des Muses –, qualifiée par une relative, prolonge jusqu’à la fin du v. 4, ce qui attire davantage l’attention sur le fait qu’il s’agit d’un sujet poétique à même de constituer une importante source d’inspiration. 

            Une modalité interrogative analogue intervient aux v. 5-6 (« Où menez-vous, petits chemins / tapissés de fleurs et de mousse ? »). L’interrogation court sur deux vers, ce que l’enjambement qui intervient permet de matérialiser avec d’autant plus d’insistance : il n’y a pas de pause entre ces deux vers qui se succèdent, et pour lesquels la modalité interrogative est suspendue avant d’apparaître clairement au terme des deux vers. Aux v. 6 comme 8, avec les termes « fleurs », « mousse », « ombre » et « douce », les chemins aperçus sont encore davantage l’objet d’une projection pour le sujet poétique qui ne s’arrête pas à ce qui paraît inaccessible mais se fie aux possibilités de l’imagination et de la poésie pour décrire l’univers souhaité et souhaitable, comme l’illustre la modalité exclamative en fin de deuxième strophe.

            À compter de la troisième strophe, la modalité rythmique du pantoum, qui explique que les vers 9 et 11 soient répétés de la strophe 2, produit un effet tout à fait remarquable en rappelant les « fleurs », la « mousse » et l’« ombre » qui reproduisent les interrogations formulées au cours de la strophe précédente en créant un fort effet d’insistance cyclique. D’ailleurs, le v. 10 (« abrités du froid et du vent »), qui rajoute une caractéristique supplémentaire à l’espace qui est l’objet d’attention soutient cette impression de sur-ajout. Seulement, comme l’illustre la fin de la troisième strophe, ce qui est imputable au rythme du train qui passe, les chemins ne peuvent être perçus de manière réelle : toute la projection poétique qui peut être formulée est essentiellement l’objet d’un rêve pour « celui qui s’en va en rêvant » (v. 12).

            Le sujet lyrique n’est alors plus le seul à être impliqué dans les questions de perception : apparaît un « voyageur » (v. 14) qui semble, de manière générale, être le réceptacle universel de la perception. C’est bel et bien ainsi qu’il est d’ailleurs identifié dans la coordination des verbes du v. 14 (« vous voit et passe ») : la vue intervient avant le mouvement, elle est première, signe que cette perception sensorielle, moteur de l’écriture, est ce qui paraît le plus intéressant et le plus intriguant. De la même manière que s’enchaîne le rythme du pantoum, le train s’éloigne, lui aussi sur ses rails infranchissables. Ce qui était l’objet d’une projection devient de moins en moins clair jusqu’à être réduit à un « espace » (v. 16), pour lequel l’accès est sollicité, sans que le réel soit véritablement atteignable, en tout cas pour l’instance universelle incarnée par le « voyageur ».

II – v. 17-32 : Le point de vue du voyageur

            Le deuxième mouvement du poème se centre sur un développement qui prend pour objet le « voyageur » introduit au cours de la strophe précédente et qui semble constituer un élargissement de la perception des chemins à l’universel. Il est intéressant de remarquer, avec le v. 18, qu’alors que, selon le titre du poème, les chemins sont vus « en passant », le « voyageur », quant à lui, « passe » « en soupirant ». Il y a donc une évolution par rapport à la situation initiale de perception et la déception à venir semble amorcée. La catachrèse du v. 20 (« à son cœur ») matérialise tout à fait le pathos résiduel que le sujet lyrique souhaite exprimer, et ce, d’autant plus que le cœur est doublement qualifié, sur le mode binaire, ce qui semble traduire une dimension définitive et sans appel. D’ailleurs, les deux précisions pléonastiques « malade » et « souffrant » se complètent dans une forme de redondance qui vise à créer un effet d’insistance à la fois sur la déception ressentie et sur l’état du voyageur qui, en mauvaise santé, est privé de la visite des chemins. En réalité, le passage en chemin de fer qui empêche d’accéder aux lieux agréables paraît agir comme une forme de tempus fugit : la vitesse du rail permet d’apercevoir durant un instant fugace ce qui semble un objet de réjouissance, mais devient un simple rêve pour qui souffre et se trouve atteint de maladie.

            L’idée du tempus fugit est soulignée de manière encore plus évidente par le retour du soupir émis par le « voyageur » au v. 21, du fait de la cyclicité du pantoum. Ainsi, ces soupirs, qui peuvent par ailleurs mimer les évaporations du train à vapeur qui file, signalent, par effet de parallélisme, le rythme de la vie qui fuit également, pour le « voyageur » condamné à une contemplation éloignée de ce qui est son objet d’admiration. D’ailleurs, la diathèse passive associée au participe « emporté », au v. 22, contribue à illustrer une forme involontaire de cheminement réalisé par le sujet universel qui, pris par le cours de « la vie » (v. 22) n’est pas en mesure de réaliser les rêves qui sont les siens, comme on le voit avec la rime sémantique du v. 24 avec « envie », en lien avec la vie du v. 22. Il s’agit à la fois d’illustrer ce qui est l’objet du désir, à savoir « le silence », mais également d’exprimer, par effet de sonorité, le fait d’être « en vie », ce qui est complémentaire du v. 22 et s’oppose à la fois à la fuite du temps et à la maladie éprouvée et doublement soulignée, insistant de fait sur la dimension symbolique et métaphorique des chemins perçus.

            L’« envie », qui se rapproche d’« en vie » par un effet d’homophonie, est de nouveau un objet d’attention avec « dans la vie » au v. 25, produisant un effet que le futur de l’indicatif du v. 26 (« reviendra ») soutient. Il s’agit alors d’engager à une projection vers l’avenir, comme semblait le permettre le rythme du train et le questionnement, caractérisé par l’incertitude, qui s’y trouve associé. Ainsi, la question posée au v. 26 est totale (« Le voyageur reviendra-t-il ? »). Rien ne laisse présager de la réponse, et l’impossibilité à l’envisager semble laisser supposer un avenir en partie incertain. Le complément du nom « d’avril », au v. 28, illustre bel et bien le pessimisme latent concernant le destin et ce que celui-ci laisse présager. En effet l’objet inatteignable, à savoir les « chemins », au v. 28, sont caractérisés par le fait qu’ils appartiennent au printemps, saison des bourgeons et de la renaissance de la nature. Cet état, quitté par un train qui matérialise le rythme de la vie, est bien vite laissé pour prendre la direction de contrées apparemment bien moins agréables. D’ailleurs, à mesure que l’éloignement est consommé, la manière dont sont perçus les chemins, de loin, est d’autant plus positive, comme on le voit avec le fait que la caractérisation hypocoristique « petits chemins », au v. 2, s’est muée en « chers petits chemins », rendant ainsi plus nette la valeur qui leur est associée et l’attachement d’autant plus fort que le train et la vie filent.

            Pour autant, la projection dans les réalités champêtres associées au chemin ne cessent pas, bien au contraire, elles reviennent de manière cyclique lors de descriptions dudit chemin comme alma mater, avec la présence d’« herbe », mais également d’un « agneau » au v. 30, ce qui illustre une douce vie, en même temps qu’une certaine autosuffisance qui s’y trouve associée : l’agneau se nourrit, l’herbe repousse et la vie est possible en autarcie, de manière cyclique, comme l’illustre le rythme du pantoum. D’ailleurs, le retour de la modalité interrogative, aux v. 30 et 32, interrompt la projection qui était apparue. En effet, l’autosuffisance qui pourrait être celle d’une poésie bucolique confrontée aux musteria ne peut véritablement prendre forme. Le sujet lyrique se trouve ainsi réduit à de vaines projections et à d’amers questionnements laissés sans réponse, comme l’illustre le v. 32 (« Qui l’attendra au bout de sa route ? »), qui traduit à la fois une forme d’abandon présent en même temps qu’un certain pessimisme, du fait de l’absence de réponse, même partielle, à la question posée par le sujet lyrique au nom d’un sujet universel qui paraît s’accrocher à la vie avec difficulté.

III – v. 33-48 : Le renoncement

            Le dernier mouvement du poème constitue une progression supplémentaire dans l’introspection du sujet universel qu’est le voyageur, en même temps qu’un mouvement supplémentaire dans la temporalité, par rapport au temps qui passe et à la progression du train sur ses rails, comme l’illustre la continuité du rythme du pantoum, qui avance coûte que coûte, quels que soient les heurts ou les difficultés signalés. Il apparait en effet, avec le v. 34 et l’emploi du conditionnel passé « aurait été », un écart entre la réalité et la subjectivité. Cependant, cet écart est entièrement consommé puisque la supposition réjouissante de ce qui aurait pu constituer la découverte du chemin est reléguée à un acte qui aurait pu se dérouler dans le passé mais ne connait aucune actualisation dans le présent. La locution adverbiale « au moins », au v. 34 également, attire encore l’attention sur les difficultés liées au présent et l’écart que peut produire une projection mentale dans des réalités idylliques. D’ailleurs, au vu du changement de modalité qui voit le jour entre la strophe 8 et la strophe 9, la question posée aux v. 32 et 35 « Qui l’attend au bout de sa route ? » change de sens. S’il s’agissait, dans la strophe 8, de questionner sur l’identité de la personne qui pouvait attendre le voyageur au terme de son chemin rêvé, la strophe 9 modifie la perspective annoncée, avec le v. 36 notamment (« Pourquoi fuit-il l’ombrage épais ? »). La troisième personne du singulier, qui désigne le voyageur, acte le fait qu’il chemine loin du lieu naturel rêvé. En conséquence, l’interrogation du v. 35 ne revient plus à demander qui pourrait l’attendre au bout du chemin, mais plutôt qui l’attend à l’arrivée du train pour que le temps ne permette pas de profiter d’instants bucoliques agréables. D’ailleurs, l’emploi du verbe « fuir » (« fuit-il »), au v. 36, constitue, par un écho sémantique à la thématique du tempus fugit, un élément de réponse : le rythme de la vie ne semble pas permettre de donner libre cours aux rêves, ce qui apparaît comme une vision relativement pessimiste et fait reposer sur le sujet, qu’il soit lyrique ou universel, une forme de devoir imminent.

            Le renoncement qui a été conclu est l’objet de clairs regrets qui naissent dans la dixième strophe à partir d’un rappel de ce qui constituait un objet idyllique, en lien avec le début du poème et notamment le v. 2 qui supposait de « frais mystères ». Le v. 38, quant à lui, laisse à envisager une « fraîcheur sauvage et champêtre ». La thématique bucolique, de nouveau évoquée, est encore une fois associée à une nature qui semble non foulée par l’homme, constituant ainsi une nouveauté qui laisserait pleinement cours à la projection poétique et permettrait de s’éloigner du réel. Si, en effet, ce qui est associé à cette nature inconnue peut être caractérisé par le groupe nominal « fraîcheur sauvage et champêtre », c’est vraisemblablement tout le contraire de ce qui concerne un univers quotidien culturel et civilisé, comme peut le refléter par exemple le choix de la thématique du chemin de fer. D’ailleurs l’« ombrage épais » des v. 36 et 39 rappelle également l’« ombre » du v. 8, dans une forme de construction en miroir : quand le début du poème ouvrait le champ des possibles, la fin laisse seulement de la place au regret et au renoncement, ce qui constitue l’expression indubitable d’un certain mal. Le v. 40 apporte ainsi une conclusion à ce renoncement en établissant que « le bonheur était là ». La copule permet d’établir, par une structure péremptoire, une forme de certitude, quoique l’imparfait matérialise un éloignement complet qui ne pourra jamais être retrouvé. Le rythme de la vie entraîne ainsi loin des lieux de bonheur reculés, ce que l’hyperbate « peut-être », qui parait prononcée sans réelle conviction, peine à nuancer. En conséquence, l’écriture parait elle aussi s’éloigner des lieux de bonheur en ce qu’elle ne semble ainsi pas destinée à l’écrire.

            Comme cela apparaît clairement avec les v. 41-42, c’est bien un éloignement de ce qui constitue un objet de culture et un rapprochement d’avec la nature qui était souhaité, « loin de tous les regards humains » (v. 42). Avec le renoncement au bonheur, le rappel des hommes et de la société humaine apparaît justement comme ce qui constitue les heurts, les troubles et cause les difficultés à vivre, ce qui semble d’autant plus difficile à supporter que l’objet du rêve, rappelé au v. 44, est « un de ces petits chemins ». Par rapport au début du poème (v. 2 et 5), qui mentionne les « petits chemins », un changement de détermination s’est produit avec « un de ces », ce qui a pour effet d’insister sur la pluralité des possibles. Le fait qu’un unique objet de joie puisse advenir parmi tous ceux qui existe n’est pourtant pas même possible. Un tel renoncement au bonheur constitue en même temps une expression de la peine claire et entière ressentie.

            Avec la dernière strophe, et notamment le v. 46, le sujet universel qui était exprimé, à savoir « il », a disparu au profit d’une première personne du singulier, comme on peut le constater avec la présence du déterminant possessif « mes », ce qui illustre une souffrance propre au sujet lyrique, qui peut être mise en perspective avec le phénomène d’autopathographie souligné par Adrianna Paliyenko[1], quoique les trois derniers vers du poème, qui célèbrent ce qui aurait pu constituer l’objet du bonheur pour le sujet, en le rappelant, semblent constituer une mise en scène littéraire du bonheur intérieur que l’écriture, sans pleinement parvenir à lui donner libre cours, peut essayer de décrire et d’envisager.

*

            Au terme de cette étude, qui s’est intéressée aux écarts entre réel et subjectivité, entre nature et culture, entre bonheur et malheur, entre vie et mort, il semble que l’on retrouve dans le poème « En passant en chemin de fer » nombre de thématiques majeures du recueil de Louisa Siefert, les Rayons perdus. Ce poème, élaboré sur le plan du rythme et du genre poétique choisi, est directement situé après celui intitulé « Marguerite », dans lequel le sujet lyrique s’occupe d’une petite cousine, ce qui est l’occasion de déplorer le fait qu’il sera impossible pour la poétesse d’avoir un enfant. Cela aurait pourtant pu constituer un chemin où elle aurait souhaité s’aventurer, mais que le rythme de la vie, passant, ne lui permet pas d’explorer. Nonobstant, le poème « La cure », qui suit directement celui que nous avons observé, constitue certainement, par le lien évident avec la religion qui est suggéré, l’occasion d’une solution plus intérieure et spirituelle pour trouver une paix refusée par le monde extérieur. C’est certainement ce à quoi se réfère le v. 46 du poème « En passant en chemin de fer » : « Mes rêves cachent leurs mystères ». Ces derniers sont certainement masqués dans une spiritualité qui peut, comme cela semble suggéré, permettre de surmonter les tourments de la vie.


[1] Adrianna Paliyenko, « The Poetic Edges of Dualism in Louisa Siefert », in Genius Envy, Women Shaping French Poetic History (1801-1900), University Park, Penn State University Press, 2016, p. 166.