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Mille mercis à Clément Barnavon pour le remarquable travail d’édition à partir de l’océrisation du texte !
N’hésitez pas à nous signaler les coquilles restantes.
Mercier Marie, « Le soufflet de la grand’mère », in Revue de Belgique, 15e année, t. 43, 15 avril 1883, p. 469-480. Google Books
—, « Histoire d’une fille de ferme », in Revue de Belgique, 15e année, t. 45, 15 septembre 1883, p. 49-56. Google Books
—, « Ceux des campagnes », in Revue de Belgique, 15e année, t. 45, 15 décembre 1883, p. 368-377. Google Books
—, « Une agonie », in Revue de Belgique, 16e année, t. 46, 15 février 1884, p. 135-146. Google Books
—, « La déconvenue de Monsieur Boniface », in Revue de Belgique, 16e année, t. 48, 15 septembre 1884, p. 26-45. Google Books
—, « Comment on oublie », in Revue de Belgique, 16e année, t. 49, 15 mars 1885, p. 263-279. Google Books
—, « Une vie d’enfant », in Revue de Belgique, 18e année, t. 54, 15 octobre 1886, p. 148-178 ; et 15 novembre 1886, p. 305-334. Google Books
Nouvelles
« Le soufflet de la grand’mère », in Revue de Belgique, 15e année, t. 43, 15 avril 1883, p. 469-480.
Quand elle quitta Buysinghen pour être servante, Anne-Catherine Van Meerbeke était une grande et grosse fille, trop blonde et trop rose, un peu niaise, et dont les petits yeux gris avaient des sourires et des larmes à discrétion.
La ville avec ses maisons hautes, ses rues bien alignées et ses passants, surtout, étrangers les uns aux autres, lui causa un étonnement craintif, qui la faisait se retourner à chaque pas, tout ébahie.
La lourde besogne de « bonne à tout faire », qui devint son partage chez Mme Bovenop, ne fut qu’un jeu à ses bras forts et rougeauds, accoutumés aux travaux rudes de la campagne. L’ouvrage trop tôt fini, elle s’ennuyait. Son tricot, qui s’allongeait à vue d’œil sous ses doigts gercés au contact continuel de l’eau, lui semblait un amusement de gamine gardant les vaches. Les seaux ruisselants heurtés avec bruit, les durs coups de brosse sur les pierres bleues des cuisines, le flic floc de la lessive, dont la mousse blanche, saturée de potasse, mord au poignet… voilà ce qu’il lui fallait, à elle, la Flamande propre à l’excès, qui s’inquiétait des atomes dansant dans un rayon de soleil.
Parce qu’elle n’avait à Bruxelles aucun parent, aucune amie, Anne-Catherine se refusa le congé du dimanche. Mme Bovenop alors l’envoya au boulevard se promener avec les petits Bovenop, afin qu’elle ne fût point privée d’air et qu’une servante aussi rare ne tombât pas malade de sitôt.
Avec précaution, pour ne pas chiffonner le pli de son jupon neuf, Anne-Catherine s’asseyait sur un banc, et, pendant que les jeunes Bovenop s’ébattaient autour d’elle, elle regardait, la bouche et les yeux ouverts, les mains croisées sur les genoux. Elle regardait les autres, les bonnes d’enfants en chapeau, se pavanant dans un vieux dolman de Madame, trop court pour cacher le carré blanc du tablier, insigne de leur modeste condition. Elle contemplait les nourrices aussi, dont les amples manteaux bordés de velours et les bonnets enrubannés la remplissaient d’une admiration stupide. Elle voyait s’envoler dans le vent les longues brides multicolores ; il lui venait comme un respect pour les brillantes porteuses de poupons, et elle soupirait parfois, prise d’envie à son insu.
Un jour d’avril, que tout cela paraissait encore plus beau à la naïve campagnarde, une voix cria derrière elle :
— Bonjour. Tu es bien fière, toi, Anneke, qui ne reconnais pas la famille !
Anne-Catherine tressaillit. Celle qui l’accostait ainsi était une de ces belles nourrices tant jalousées, et mieux harnachée, couverte de plus de rubans que les autres, celle-là.
— Florentine ! s’écria Anne-Catherine, stupéfaite.
— Eh oui, Florentine. Est-ce que ta mère t’a défendu de me parler ?
— Oh non !
Elle mentait, Anne-Catherine.
En l’accompagnant à la gare de Buysinghen, la veuve Barbara Van Meerbeke, qui était sa mère, femme de conduite sage, n’ayant pas une poussière sur la netteté de sa vie et que la médisance même épargnait, lui avait tenu un sévère langage. Et tandis que les conseils, qui ressemblaient à des ordres, se pressaient sur les lèvres de la vieille Barbara, Anne-Catherine écoutait religieusement, se jurant de demeurer honnête comme sa mère même et ses deux grand’mères décédées, dont on lui citait l’exemple.
— Si tu rencontres ta cousine Florentine, avait ajouté la digne femme, passe ton chemin et détourne la tête ; c’est une fille éhontée qui fait argent de sa faute et en la société de laquelle il n’y a qu’à se perdre.
Quand la nourrice se fut éloignée, emportant la promesse de se retrouver ensemble le lendemain, Anne-Catherine, un peu troublée, se rappela la recommandation de sa mère.
— Je n’irai point, se dit-elle.
Mais le lendemain, Mme Bovenop lui ayant derechef assigné le boulevard comme lieu de promenade, Anne-Catherine ne put éviter sa cousine, qui la guettait. Et le jour suivant, et le jour d’après, elles se revirent, jacassèrent, rirent, se plurent enfin, et Anne-Catherine, gagnée d’une confiance imprudente, confessa à Florentine la défense faite par Barbara Van Meerbeke.
— Chère tante ! gémit hypocritement la rusée ; combien elle est injuste envers moi ! Si tu savais !…
Et, dans un flot attendri de paroles, où ses yeux restèrent secs, la belle fille narra sa mésaventure à Anne-Catherine, gobeuse et apitoyée, qui s’en alla avec la persuasion que sa cousine était aussi innocente que calomniée.
Dès lors, commença pour la campagnarde assotée une vie toute nouvelle, où elle se lança éperdument, pleine de l’ardeur d’un pigeon lâché pour la première fois. Sous les auspices dangereux de sa parente, elle connut des cuisinières qui faisaient danser à l’anse de leur panier une gigue effrénée, et des femmes de chambre de bonnes maisons que le valet de pied embrassait dans l’écurie et que M. le baron tutoyait dans l’antichambre.
Anne-Catherine fréquenta les bals en cette compagnie, se parfuma de musc éventé, rentra trop tard les dimanches, mécontenta ses maîtres, écrivit moins souvent à sa mère et, restée naïve, eut un amoureux.
La nigaude s’amouracha violemment, et, comme l’amoureux, très fin, ne se rebiffait point quand on parlait mariage, Anne-Catherine se livra tout entière à sa grande passion. Elle imagina cent prétextes pour s’esquiver de la cuisine ou de la buanderie, courant retrouver son amoureux ; courant le matin, le soir, courant à toute heure, à tout propos, tant et si bien qu’un beau jour Mme Bovenop dut écrire à la veuve Van Meerbeke une lettre bien sèche, bien aigre, annonçant le prochain retour à Buysinghen d’Anne-Catherine, dont les mauvaises mœurs scandalisaient le quartier et qui venait d’accoucher à la Maternité.
Sur la route que le verglas recouvrait d’un glacis d’étain, Anne-Catherine cheminait, son paquet de hardes pendu à son bras, son enfant roulé dans un vieux châle qu’une infirmière de la Maternité lui avait abandonné par pitié.
Un soleil de printemps faisait miroiter le sol, et sur les talus on entendait le clapotement doux de la glace qui fond. La bonne chaleur amie, tombant d’aplomb sur sa tête, rendait courage à la pauvre fille. Elle regarda le petit, rajusta sa capeline trop large et serra plus intimement les plis du châle.
Puisqu’elle l’avait maintenant, ce mignon qui dormait blotti contre sa poitrine, elle le garderait, elle l’élèverait, elle l’habillerait bien, comme les enfants de la voisine Nelle qui a des terres à elle, et, plus tard, elle sortirait avec lui le dimanche, le tenant par la main, et elle lui achèterait des souliers bleus et des bas rouges.
Car Anne-Catherine n’était point de ces mères atroces qui étouffent sous leurs doigts l’enfant venu mal à propos et cachent le cadavre sous le lit pendant la visite du commissaire. Il lui semblait qu’elle avait toujours connu cette frêle créature dont les yeux ne voyaient point encore et elle se disait que, bien sûr, elle fût morte de perdre son fils.
Seule, la grand-mère l’inquiétait.
Oh ! l’aïeule ne crierait pas, ne maudirait pas quand l’intrus innocent passerait le seuil. Elle regarderait seulement sa fille dans un grand silence lourd de reproches. Et Anne-Catherine, frissonnante, ralentissait le pas à l’idée de cet accueil muet.
— Pourvu qu’il n’aille pas crier, lui ! soupira-t-elle.
Alors, brusquement, prenant une résolution suprême, elle entra, comme on se jette tête baissée dans un précipice.
Barbara Van Meerbeke attendait immobile, rigide dans son attitude de vieille femme restée droite.
— Montez ! dit-elle froidement avec un geste large.
Anne-Catherine, courbée, rapetissée, glissa furtivement devant sa mère et, en trois enjambées, eut franchi l’escalier roide qui menait à l’étage. Là, hors d’haleine, le cœur battant la chamade, elle s’affaissa sur une chaise basse. L’enfant s’agita, essaya une plainte, et vite, dégrafant son corsage d’une main nerveuse, la nourrice étouffa le cri du nourrisson en une sucée goulue.
Elle demeura longtemps ainsi, n’osant bouger, écoutant Barbara aller et venir sans hâte dans la salle en bas. Le bouillonnement de la soupe cuisant trop fort sur le poêle rougi, le bruit des assiettes et des verres entrechoqués que la veuve retirait de l’armoire, lui parvenaient aussi. Au coup de midi, Barbara s’approcha de l’escalier et cria :
— Anne-Catherine, venez manger.
Le ton de ces paroles n’était ni colère, ni haineux, ni même attristé. La mère avait dit cela simplement, comme à une étrangère. Une chose frappa douloureusement la jeune femme : Anne-Catherine ! Pourquoi pas Anneke ou Trintje comme dans le temps, dans le bon temps !… Et ce long nom solennel d’Anne-Catherine sonnait le glas de l’affection qui pendant vingt-trois ans avait uni la mère à la fille.
Anne-Catherine déposa son poupon bien rassasié dans son vieux petit lit de fillette et lentement redescendit. Son couvert était mis comme autrefois, sa chaise dressée sur les pieds de devant et appuyée contre la table, à la mode flamande. Elle s’assit, tremblante, les coudes collés au corps, à côté de Barbara impassible, qui remplit jusqu’aux bords les deux assiettes de faïence à dessins lilas.
Anne-Catherine suffoquait.
— Oh ! mère, murmura-t-elle à travers ses larmes, que vous êtes bonne, que je vous remercie ! …
— Je ne suis pas bonne et il n’y a pas à me remercier, interrompit brusquement la veuve. Le chien a de l’eau dans la cour, pourquoi n’auriez-vous pas du pain à table ?
Le chien ! Elle était donc semblable au chien à présent ! On la recueillait par compassion comme on fait coucher le soir dans les granges les mendiants sans asile !… c’était fini d’être aimée, cajolée… on la supportait, tout au plus !… Et elle s’inclina sous l’arrêt, la misérable, connaissant Barbara et sachant que l’expiation serait rude.
Une rougeur subite enflamma le front d’Anne-Catherine.
À l’endroit le mieux éclairé de la pièce, devant la fenêtre, exposé aux regards des passants, elle venait d’apercevoir le berceau de hêtre, doublé de serge fanée, qui s’était détraqué vingt ans dans la sécheresse du grenier. Il était là avec ses barreaux grossièrement tournés et ses cerceaux formant la capuce, remis à neuf, prêt à recevoir l’enfant qui s’introduisait en fraude au logis.
— Je monterai cela, balbutia timidement Anne-Catherine.
Barbara se leva d’une secousse, les sourcils froncés, les lèvres serrées :
— Pourquoi ? fit-elle, très dure. Les fautes sont personnelles. Il n’y a pas de honte pour moi !
Le berceau resta là, en pleine clarté, excitant la curiosité des voisines, dont l’œil friand de scandale perçait la mousseline mince des rideaux.
Enfin ! elle y avait donc passé comme les autres, cette Anne-Catherine avec ses manières de sainte Nitouche et ses airs de ne pas y regarder ! La fierté de Barbara serait un peu rabattue maintenant. C’était bien fait ! Aussi elle était trop rogue aux malheureuses, cette Barbara, et le bon Dieu l’avait punie.
Et les cancans allaient leur train, les chuchotements bruissaient perfidement sur le passage des deux femmes.
Quelques commères, plus hardies, se hasardèrent à visiter la mère et la fille. Leur joie mauvaise se traduisait en consolations hypocrites auxquelles Barbara dédaignait de répondre et qu’Anne-Catherine écoutait muette, les yeux agrandis par une horreur : — « Le petit paraissait fort et bien portant ; c’était dommage, si on pouvait dire. Ces enfants-là ne devraient pas vivre et le bon Dieu ferait peut-être la grâce de reprendre celui-là. »
Les bras ouverts devant le berceau, comme pour défendre son fils contre ces souhaits de mort, Anne-Catherine songeait effarée : Est-ce qu’on voulait lui tuer son enfant, maintenant !
Barbara, visiblement agacée, haussait les épaules.
— Pourquoi ne placez-vous pas votre fille comme nourrice ? lui disait-on. Cela vous rapporterait un joli bénéfice.
— Je ne mange pas de ce pain-là, grondait alors la veuve en qui la colère montait.
Et dépitée, faisant le gros dos, la voisine s’en allait en grommelant :
— Vous êtes bien dégoûtée, Barbara.
Anne-Catherine avait repris dans le ménage ses anciennes besognes. L’enfant, très jeune, toujours couché dans sa barcelonnette, lui laissait sa journée libre, et, comme le printemps était venu, elle s’occupa du jardin, donnant un coup de bêche par-ci, arrachant une mauvaise herbe par-là, et, de temps en temps, répondant d’un signe de tête au bonjour gouailleur qu’une connaissance lui jetait au-dessus de la haie :
— Eh ! Anne-Catherine, ce n’est pas si gai qu’à Bruxelles, hein !
Une honte la faisait éviter ceux qu’elle avait fréquentés assidûment auparavant. Elle tremblait qu’on l’interrogeât, qu’on lui parlât de cet amoureux parti elle ne savait où et dont le souvenir ne disait plus rien à son cœur. Et si, parfois, on la plaisantait par des allusions transparentes, au lieu de rire et de lancer quelque gaillardise comme faisaient les autres filles à qui c’était arrivé, Anne-Catherine se taisait avec une envie de pleurer.
Elle était presque heureuse pourtant quand elle se retrouvait dans le silence recueilli de la petite ferme où s’entendaient clairs le gazouillis du tarin et le tic-tac régulier de la vieille horloge dans sa boîte de chêne noirci. Une gaîté ressuscitait en elle par intervalles lorsqu’elle écoutait le long meuglement adouci des vaches à l’étable, et les samedis tandis qu’elle faisait reluire à grands efforts de poignet le cuivre des casseroles, elle s’était déjà surprise à fredonner un refrain de chanson.
Puis soudain, comme le chant d’un oiseau qui s’effarouche, la voix s’éteignait : Barbara poussait la porte.
Figée en son calme imperturbable, la veuve continuait de vivre entre sa fille et son petit-fils. Sans affecter le mutisme elle n’échangeait avec Anne-Catherine que les rares paroles indispensables, ne parlant pas davantage parce qu’elle n’avait rien de plus à dire. Aveugle aux gestes suppliants, ébauchés par la jeune femme, sourde aux accents d’une voix qui s’attendrissait dans des mots indifférents, elle circulait pareille à un automate qui accomplirait tous les actes de la vie. De ses yeux ne partait plus son regard aigu comme un trait d’acier et sur son visage, fixé dans l’absence de toute expression, on n’aurait pu saisir un tressaillement, indice d’une lutte qu’elle se fût livrée à elle-même. Rien d’hostile ne venait d’elle, toutefois.
Un jour, elle avait mis dans la main d’Aune-Catherine une pièce de vingt francs.
— C’est pour votre enfant, avait-elle expliqué. Ne voyez-vous pas qu’il est vêtu de loques ?
Puis, plus haut, pour étouffer un murmure de gratitude de sa fille :
— L’argent est à vous. C’est de l’argent que vous avez gagné.
Anne-Catherine se demanda comment sa mère s’était aperçue du mauvais état de la pauvre layette improvisée sur un lit d’hôpital, car jamais Barbara ne regardait l’enfant.
Il emplissait la maison de son gai tapage maintenant, jargonnait d’interminables monologues, où Anne-Catherine cherchait à débrouiller de semblants des syllabes, et riait aux éclats pour une mouche posée sur son pied nu.
Les jours qu’il faisait beau, Anne-Catherine se sauvait avec lui dans la campagne déserte, et, lui formant une ombrelle de son tablier relevé, elle s’asseyait sur la terre chaude. Elle restait ainsi des heures, perdue en un bien-être animal sans pensée, écoutant les bruits vagues autour d’elle, heureuse de sentir le grand soleil lui brûler le dos. Et les vaches, qui la voyaient, venaient la flairer curieusement en passant leur mufle roux sous les barrières des pâtures. Elle était bien là, près des bêtes, où la présence de Barbara ne glaçait plus tout ce qu’elle avait de joie en elle et où le petit pouvait se traîner dans le sable sans crainte de déranger les arabesques dessinées par la brosse de l’aïeule.
Pour se ménager ses chers loisirs à l’air libre, Anne-Catherine se levait longtemps avant l’aube, pressait la besogne, et le coq, trop tôt réveillé dans la basse-cour, soulevait ses paupières lourdes et secouait ses plumes quand elle entrait.
Déjà elle s’attristait en songeant à l’hiver qui allait venir et qui les recloîtrerait tous les deux à la ferme en compagnie de Barbara.
Cette première année de vie ensoleillée en plein champ avait superbement développé l’enfant. Il était grand avec de grosses menottes, une petite face rouge, où les yeux perçaient deux trous bleus ; il courait seul, il parlerait bientôt, et comme Anne-Catherine se l’était promis autrefois, elle lui avait acheté des bas ronges et des souliers laqués, dont la voisine Nelle, si riche, enrageait.
Poussé par un instinct bizarre, l’enfant en grandissant se prenait d’affection pour sa revêche grand’mère. Tantôt trottinant à sa suite, connue un chaton, tantôt essayant de grimper à la chaise où elle était assise, il ne se laissait pas rebuter par le visage de marbre de la vieille femme, dont la froideur s’atténua d’une patience.
S’il la saisissait par le cordon de son tablier en criant hue ! elle marchait moins vite de peur de lui faire mal inutilement ; s’il tombait, elle le relevait ; essuyait ses larmes quand il avait pleuré, mais sans qu’un sourire ou une parole amicale mît une douceur de caresse aux soins ainsi prodigués.
— Elle ne l’aime pas ! soupirait Anne-Catherine aux aguets. Que lui a-t-il donc fait, l’innocent ?
Une frayeur soupçonneuse hantait le cerveau de la jeune femme.
Sans doute, l’enfant était à charge à Barbara. S’il s’en allait, le pauvre être ! ce serait un allègement pour la grand’mère, qui sait ! une joie peut-être. On racontait des histoires de mères ayant tué l’enfant de leur fille, cela s’était vu… Qui lui disait qu’un jour… Mais non, elle était folle, elle était mauvaise de s’imaginer de pareilles choses !…
Et ses craintes lui demeuraient, exaspérant ses nerfs, la faisant sursauter au moindre cri de son fils.
— Six mètres de flanelle rouge pour les jupons et six mètres de toile bleue pour les tabliers. Avez-vous bien compris ! répéta Barbara à Anne-Catherine.
— Oui, mère.
Consternée, le mouchoir brodé sur la tête, le panier au bras, Anne-Catherine songeait, prête à partir.
On l’envoyait à Bruxelles ! Et, pendant les trois heures que devait durer son absence, le petit resterait là, seul avec Barbara ! Oh ! si elle avait pu l’emmener ! Mais, au-dehors, une froide pluie cinglait les vitres et fluait en ruisselets dans les ornières des chemins. Elle avait endormi le bébé, l’avait couché dans son berceau en priant Dieu qu’il sommeillât longtemps, et, sur le seuil, s’arrêtait, encore hésitante.
— Eh bien ! fit Barbara, qu’attendez-vous ?
Elle n’osa rien dire et s’enfuit par les terres détrempées, tandis que Barbara replongeait dans le pétrin ses bras, où la farine s’attachait.
Oh ! l’affreux voyage dans le train qui stoppe à toutes les stations ! la course précipitée à travers les rues de la ville, où la foule vous enlace dans ses bousculades ! l’horrible vision obsédante de cet enfant qu’on maltraitait peut-être là-bas !…
Quand Anne-Catherine, haletante, tremblant la fièvre, jeta sur la table la toile et la flanelle, Barbara retirait les pains du four et maître Bébé, gravement perché sur sa haute chaise, dévorait à belles dents neuves une gosette, bourrée de pommes, confectionnée avec le restant de la pâte.
Et, dans son ivresse de le retrouver sain et sauf, Anne-Catherine ne se demanda pas qui avait donné la gosette à l’enfant.
À la longue, de vivre dans l’ombre glaciale de Barbara, Anne-Catherine, cette enjouée, prit une gravité maladive. De subits accès de tristesse s’abattaient sur elle, des impatiences nerveuses faisaient vibrer tout son être, le rire mourut sur ses joues creusées, elle pâlit, eut des étouffements, avec la sensation de quelque chose qui se resserrait en elle. L’hiver, qui la retenait à la ferme, augmenta douloureusement son malaise. Elle n’avait désir de rien d’autre que de repos, d’un long repos où elle se fût anéantie. Les caresses de l’enfant même l’irritaient, et, sous le vent de colère qui soufflait sur elle, elle s’étiolait, la pauvre victime.
Des fois, secouant la torpeur qui l’envahissait, elle tenta de réveiller en Barbara la tendresse ancienne.
— De quoi vous plaignez-vous ? interrompait invariablement la mère implacable ; vous n’avez ni faim, ni soif. Il y en a de plus malheureux que vous sur les routes.
— C’est aujourd’hui qu’on marie Mieke Maek, dit un matin la voisine Nelle à Anne-Catherine, qui balayait la neige devant la ferme. Elle a une robe de soie et des plumes à son chapeau.
Anne-Catherine s’appuya pensive au manche de son balai et regarda la route qui se perdait blanche dans l’horizon blanc. Une promesse de soleil luisait sous les nuages effiloqués ; au loin, la cloche de l’église lançait ses sonores volées.
La jeune femme rentra mécontente.
Près du poêle de Louvain ronflant, Barbara épluchait des pommes de terre ; l’enfant, autour d’elle, éparpillait les pelures sur le carreau rougi de la vieille.
— Finis, s’écria Anne-Catherine brusquement, tu salis tout !
Déconcerté, l’enfant essuya doucement ses menottes au tablier de la grand’mère, puis se les croisa derrière le dos.
Sur deux chaises, un peu écartées l’une de l’autre, Anne-Catherine étala un écheveau de laine qu’elle commença à dévider. L’enfant s’approcha.
Anne-Catherine songeait. Celle qu’on mariait là-bas, Mieke Maek, était laide. Et, toute défaite qu’elle était, elle, Anne-Catherine était cent fois mieux encore. Jamais on ne l’épouserait pourtant.
L’enfant, qui avait glissé ses doigts dans l’écheveau, d’un mouvement cassa la laine :
— Finis donc ! gronda Anne-Catherine.
Jamais elle n’irait en toilette de dame à la maison communale, son homme au bras ; jamais on ne ferait de festin pour elle en un jour de noces…
Une seconde fois, l’enfant rompit le fil.
Vlan ! une claque vigoureuse, administrée par Anne-Catherine, s’élargit sur la pauvre petite figure du mioche ahuri, qui éclate en hurlements légitimes.
Vlan ! un autre soufflet sec et retentissant comme un cinglement de fouet, tombant des doigts rudes de Barbara, vient enflammer la joue d’Anne-Catherine hébétée…
— Méchante fille ! crie l’aïeule indignée.
Et, enlevant sur son bras l’enfant qui sanglote, Barbara le promène, le berce, le fait sauter, épuisant tous les moyens d’apaisement inventés par les mères :
— Ce n’est rien, va, mon chéri ! Ne pleure plus. Viens chercher avec bonne-maman une grosse couque dans l’armoire.
— Une couque ? bégaye l’enfant, alléché au milieu de ses larmes.
— Oui, une couque, grosse comme ça !
Et, comme l’enfant consolé mord dans l’appétissante couque que ses dernières larmes arrosent encore, Barbara regarde sa fille.
Elle pleure, Anne-Catherine, elle pleure et elle rit, et son chagrin est fait d’une immense joie :
— Elle l’aime donc ! se dit-elle, ravie.
L’émotion gagne aussi la vieille femme ; encore un instant ses yeux s’humecteront à leur tour…
Puis, tout à coup, enlaçant sa fille d’une étreinte réconciliatrice, elle dit, et sa voix tremble un peu :
— Tais-toi donc, Anneke, chère sotte, voici la noce de Mieke Maek qui passe. Les rideaux sont usés et si ces gens te voyaient ainsi, ils croiraient que tu as de l’envie et que nous ne sommes pas heureux ensemble — à trois !
Marie Mercier
« Histoire d’une fille de ferme », in Revue de Belgique, 15e année, t. 45, 15 septembre 1883, p. 49-56.
Elle était une chose du village, comme l’église, les peup1iers de la grand’route et le moulin ruiné près du pont. On la montrait aux gens de Bruxelles que le dimanche amenait par là et on disait avec une pointe d’orgueil :
— C’est Mie-Agniet, la servante aux Naeys ; il n’y en a pas une si vieille d’ici à Vilvorde. Et brave donc ! et alerte ! On n’en dresse plus guère comme celle-là !
Les plus anciens de l’endroit se rappelaient l’avoir vue aux kermesses, jeune alors, un peu folle même et point nigaude que c’était plaisir à la faire danser. Elle ne bondait pas les amoureux, riait clair aux joyeux propos et ne refusait jamais le bras qu’on lui offrait pour revenir le soir le long des haies.
Les autres, hommes et femmes de quarante ans, qui, dès leur bas âge, l’avaient connue ridée et jaune comme une figotte, ne pouvaient s’imaginer le temps où cette Marie-Agnès avait été gaie et pimpante.
Car c’était fini de rire, maintenant.
Peu conteuse, sans répit travaillant, elle avait des réponses brusques pour ceux qui lui demandaient son âge : un haussement d’épaules, et ceci, que le bourgmestre en savait plus long qu’elle là-dessus et que, pour sûr, c’était écrit dans les livres à la maison communale. Pluie ou soleil, elle trottait vêtue du même jupon brun, la taille serrée dans un pauvre petit tartan vert qui s’effiloquait, la tête couverte d’un bonnet plat en tulle raide. Elle allait toujours marmottant à la façon des sorcières, et, bien qu’elle ne fût ni méchante, ni hargneuse, les enfants avaient peur d’elle ; les plus grands, quand ils étaient loin, lui jetaient des pierres.
Cependant, c’était elle qu’on appelait dans les demeures pour soigner les malades et veiller les morts ; car elle n’aimait point l’eau-de-vie, possédait des recettes pour faire les diverses tisanes, et ses chaussons traînaient sans bruit sur le carrelage des chambres. Ses maîtres la louaient ainsi, au jour, à la nuit, et, le malade guéri ou le mort enterré, percevaient seuls les quelques francs prix des peines de la vieille servante.
Marie-Agnès, elle, trouvait que c’était bien ; et puisqu’elle n’avait ni faim ni soif, qu’aurait servi l’argent entre ses mains ?… Elle n’avait aucune envie et s’estimait heureuse qu’on la laissât le soir, pendant une heure, immobile sur sa chaise, remuer dans sa mémoire les choses de son humble passé.
Pour autant qu’elle se souvînt, elle avait toujours vécu à la ferme. Le nom de sa mère, elle l’avait su autrefois, et gardait encore dans son cerveau la vision vague d’une femme qui ouvrait au matin les portes des étables et qui lui criait, à elle, curieuse de voir les bêtes : — Prends garde, Agnietje !
Un jour, elle ne vit plus la femme.
Tout enfant, Marie-Agnès avait gardé les vaches dans les prairies, en tricotant des bas pour les maîtres et les domestiques et rythmant d’une chanson le cliquetis de ses aiguilles.
Quand elle rentrait le soir, la fermière d’alors, Mevrouw Gertrudis, qui avait l’âme douce, lui mettait beaucoup de fromage sur son pain, et la soupe était bonne et la bière aussi.
Plus tard, on l’envoya sarcler, reins courbés depuis avant l’aube, nuque au vent jusqu’à la tombée de l’ombre ; et c’était le soleil de ce temps-là qui lui avait fait la peau si brune.
À ce labeur, elle gagnait huit francs. Avec la nourriture, c’était beaucoup ; et deux fois par an, à Pâques et à Noël, Mevrouw Gertrudis lui donnait trois chemises neuves une robe et une paire de sabots. Pour se récréer, elle avait la messe du dimanche et le salut. Le brasseur chantait au lutrin et le maître d’école tirait de l’harmonium des sons de trompette. Elle écarquillait les yeux aux lumières des six cierges de l’autel et se pâmait d’aise au chant suraigu de Jan, l’enfant de chœur, qui, hors de l’église, était un petit polisson.
Tout doucement, Marie-Agnès grandissait, se faisait gentille et agréable à regarder, et les garçons commençaient à se retourner quand elle passait. Ce fut alors un bon temps de jeunesse. Avec la permission de Mevrouw Gertrudis, elle ne manquait pas une kermesse. On connaissait dans les environs la fleur rouge de son bonnet de fêtes, et c’était elle qui riait le plus fort et qui dansait le plus longtemps avec les valets de ferme, qui la trouvaient si drôle.
Lorsque, par une belle nuit de décembre, Mevrouw Gertrudis accoucha d’une fille, il advint que Marie-Agnès fut à point pour servir de nourrice à la petite Norine. Elle avait vingt-six ans, une dure expérience en plus et un gros bon sens qui lui disait que les bals et les amourettes étaient maintenant l’affaire d’autres plus jeunes, et qu’il fallait à chacune son tour de plaire et de faire tourner les têtes. Elle s’enfonça de nouveau avec ardeur dans le travail rude de la ferme, allant de la cuisine au potager, de la basse-cour aux écuries ; on la vit debout sur les chariots, aidant les domestiques à rentrer le blé dans les granges. C’était elle qui, le soir, quand tous étaient couchés, faisait une dernière ronde du côté des meules ; c’était elle encore qui sonnait le réveil. Et nul fardeau ne lui était trop lourd, nulle tâche trop pénible. C’était loin, les kermesses ! il fallait que la besogne marchât, marchât toujours, et dans le train ininterrompu de sa vie égale de bête de somme, Marie-Agnès s’était arrangé une sorte de bonheur, n’imaginant pas que l’existence pût être meilleure ou seulement autre, parfaitement contente, avec l’unique désir, persistant pendant un quart de siècle et jamais satisfait, d’avoir un parapluie rouge comme celui de Belleke Lauwers des Trois-Fontaines, avec douze baleines et un manche en corne.
Elle eut son premier chagrin quand décéda Mevrouw Gertrudis ; elle pleura trois jours entiers, hurlant comme un chien à la mort et moins vite que Norine fut consolée. Sa douleur bruyante calmée, elle en garda une mélancolie dévote, et chaque samedi alluma une chandelle devant l’autel de la Vierge pour le repos de l’âme de la bien-aimée défunte. Elle pria Norine de lui abandonner une robe de la vieille fermière et, pendant de longues années, la porta en souvenir de la morte.
Norine cependant s’ennuyait de diriger seule la ferme, et, tourmentée de l’envie de se marier, elle fit choix d’un sien cousin, pauvre, mais qui avait une jolie moustache noire et des cheveux frisés dans la nuque. Le cousin, par bonheur, était brave et s’entendait aux cultures. Sa présence n’apporta point de changement au sort paisible de Marie-Agnès, et comme elle ne fainéantait pas, Pierre Naeys lui fut un bon maître. Pierre Naeys, du reste, l’estimait à sa valeur, avait foi en son expérience et la consultait parfois pour des semis à faire. Même un jour que les lins avaient manqué et que les arrérages n’étaient pas payés, il accepta les six cents francs que Marie-Agnès lui offrait timidement et lui montra ainsi toute la confiance qu’il avait en elle. Il lui donna bien un reçu, mais, outre qu’elle n’y comprenait pas grand’chose, Marie-Agnès s’embarrassa de ce chiffon de papier et le perdit en menant les vaches à l’abreuvoir.
Elle eut sa large part des joies et des chagrins de la famille ; on lui mit sa chaise à la grande table, et déjà toute grise et courbée, elle éleva les enfants, assista Pierre et Norine dans leur agonie, les ensevelit et suivit leurs corps jusqu’au cimetière, d’où elle revint, seule encore une fois, avec un garçonnet de quinze ans, dur et sauvage, qui la battit dès le lendemain.
Alors commença pour Marie-Agnès la période descendante son pauvre bonheur. Les étrangers envahirent la chère ferme ; un parent éloigné s’y introduisit sous prétexte de tutelle et géra les affaires à son plus grand profit, pendant que son pupille courait les filles et les cabarets. Marie-Agnès endura ce supplice de voir la métairie, autrefois si prospère, dégringoler, sans aller à rien, et il lui semblait que son être aussi s’amoindrissait, se ratatinait sous la même influence mauvaise. Comme elle se rongeait le cœur à se taire et qu’elle s’usait les yeux à pleurer, Bertha Snoek entra dans la maison, Bertha Snoek la belle blonde que le jeune Naeys prit pour femme à vingt ans.
Avec son joli visage et ses yeux de ciel, elle ferait changer tout cela, n’est-ce pas ? Le bon temps de Gertrudis et de Norine allait revenir et les greniers seraient pleins de blé et les bêtes auraient de la litière fraîche chaque jour quand elle tiendrait toutes les clefs dans sa main mignonne !…
Marie-Agnès en était rajeunie, Bertha Snoek lui apparaissait comme l’ange sauveur… Aussi, avec quel respect elle s’inclina lorsqu’elle rencontra la nouvelle fermière dans la grande salle !
Droite dans sa robe de soie noire trop large, ses bijoux d’or de bourgeoise riche étalés sur sa personne, Bertha Snoek s’avançait d’une allure majestueuse.
— Quelle est cette vieille ! demanda-t-elle presque sévèrement à son mari qui la suivait.
Et Marie-Agnès entendit que la voix était dure, vit que le joli visage était méchant et que les yeux bleus étaient verts.
Paul Naeys expliqua en peu de mots ; Bertha passa.
— Elle est trop âgée, observa-t-elle en s’éloignant ; il faudrait la remplacer, car elle ne peut guère être utile à grand’chose.
Oh ! si Marie-Agnès avait osé parler ! Si elle avait pu dire tous les services qu’elle rendait encore depuis le petit jour jusqu’à la nuit, et que ce n’était rien que son dos fût voûté et que ses mains tremblassent…
Mais c’était fini, et désormais rien de ce qu’elle fit ne trouva grâce auprès des maîtres.
Un peu sourde, elle devint revêche aux ordres que Bertha donnait de son ton hostile, le linge fut moins blanc, le café trop chaud, le lait se caillait dans les telles, les œufs se cassaient dans le poulailler, l’eau du puits se corrompait et les porcs mouraient de maladie.
À qui la faute ?
À cette vilaine sorcière qu’on devrait mettre dehors.
Et tout d’une haleine Mevrouw Bertha éclaboussait de ses injures la servante affolée, l’accusant de dérober du beurre et de ruiner la ferme.
Depuis que Marie-Agnès avait abandonné aux mains de Pierre Naeys la petite somme d’argent qu’elle possédait, ses gages ne lui étaient plus payés. Conseillée par Kobe le vieux berger, elle réclama, craintive, comme pour une prière. On s’emporta ; on lui dit que si elle voulait partir, les portes étaient au large ouvertes, puis Paul Naeys l’assomma à demi.
Et toute brisée, plus triste et plus misérable toujours, comme elle se sentait arracher quelque chose d’elle à quitter la maison, elle resta.
Un dimanche cependant, en une phrase précise et glacée, Bertha lui donna congé, irrévocablement. Une jeunesse, Kato Dries, la fille du charron, était engagée déjà.
— Et faites en sorte, ajouta la fermière, qu’on ne vous rencontre plus ici la semaine prochaine.
Marie-Agnès n’avait pas bougé. Un étonnement stupide la clouait debout contre le mur. Ses yeux agrandis regardaient fixement la broche d’argent de Mevrouw Bertha. Elle ne comprenait pas bien. Elle rêvait, bien sûr. On la jetait sur la route maintenant comme un objet usé, plus bon à rien ! Mais on ne traitait pas ainsi les bêtes. Est-ce qu’on ne pouvait pas la garder jusqu’à la fin, la laisser mourir où elle était née ? Elle ne tenait pas si grande place, n’est-ce pas ? Et que penserait Mevrouw Gertrudis si elle pouvait voir cela du fond de la fosse où elle était couchée ? Que penserait Norine ? Et qu’en disait-il, lui, Kobe le berger, de ce qu’on chassât ainsi comme un mauvais chien la toute vieille pauvre Marie-Agnès !
Kobe hocha la tête lentement :
— Il n’est pire roc qu’âme dure ! Ne pleurez pas, Mie-Agniet, on tâchera à vous venir en aide et on vous trouvera encore une bonne place chez de braves gens qui vous aimeront bien.
Mais Marie-Agnès continuait de pleurer.
Qu’est-ce que cela lui faisait, les bonnes places chez les autres ? C’était ici qu’elle voulait être. Est-ce qu’elle pourrait vivre ailleurs !… Non, non, elle se noierait dans le puits plutôt !
Et Kobe la gourmandait doucement :
Est-ce qu’on se laissait aller ainsi à son chagrin !… Siska Vanlier, que ses enfants n’avaient plus voulu nourrir parce qu’elle était paralysée, en avait souffert bien d’autres ! Dirait-on d’elle ce qu’on disait de Jan de Zot, qui s’était pendu dans son grenier ?…
Et partout Kobe allait s’informant des services vacants, point trop rudes.
Enfin, à Vilvorde se trouvèrent deux vieux, le frère et la sœur, qui demandaient une fille âgée. Ils étaient bien un peu tatillons, un peu grognons et un peu avares, mais si, Marie-Agnès avait faim, Kobe lui porterait tous les huit jours du pain et des œufs.
Marie-Agnès accepta indifférente, abrutie dans sa douleur sans trêve. Un matin elle se leva, fit un paquet de ses hardes et cousit dans sa ceinture quinze francs, son unique fortune.
C’était un frais matin d’avril, bleu et rose, avec des cris d’oiseaux tout jeunes et des éclosions de fleurs toutes neuves. Un mugissement doux sortait des étables. Marie-Agnès descendit dans la cour. Là, au moment de s’éloigner pour toujours, elle sentit un attendrissement qui l’amollissait.
Ici, sur ce banc, Mevrouw Gertrudis s’asseyait pour éplucher les légumes, qu’elle lavait ensuite sous la pompe, à gauche. Plus loin, sur cette pierre, un jour Norine était tombée, elle s’était fait une écorchure au menton et sanglotait à fendre le cœur, la mignonne ! Elle avait cinq ans alors. Ce seuil, la foudre l’avait brisé ; c’était au temps de la moisson il y avait bien cinquante ans…
Et les souvenirs lui revenaient en foule, distincts, lumineux, dans l’enchantement de sa vie passée.
— Allons, gronda Kobe en entraînant la servante par le bras, ne pensez plus à tout cela, Mie-Agniet. Vous heureuse, là-bas ; oui, j’espère que vous serez heureuse…
Et retirant la chaîne qui fermait de nuit la grand’porte, Kobe chassa ses moutons dans la campagne. Le troupeau trottait, ondulait comme un énorme nuage poussé par le vent, et sur les côtés, les deux chiens, l’un noir et l’autre roux, allaient et venaient, les oreilles dressées. Kobe et Marie-Agnès cheminaient derrière, et plus un mot ne leur montait aux lèvres.
Au détour de la route, Kobe dit doucement :
— Adieu, Mie-Agniet, et bon courage !
Marie-Agnès répondit : — Adieu, Kobe.
Et dans la poussière blonde soulevée au soleil, parmi les cerisiers et les pommiers secouant l’excès de leurs fleurs, la vieille femme, qui ne savait plus rien désormais de l’allégresse des choses, s’en allait, de son pas alourdi, tendre son pauvre cou au nouveau collier de misère.
Marie Mercier
« Ceux des campagnes », in Revue de Belgique, 15e année, t. 45, 15 décembre 1883, p. 368-377.
I
Debout sur le seuil de la porte, les mains enfoncées aux poches de son beau pantalon des grands jours, le fermier Julius Aerts regardait s’ébattre deux porcs.
Les bêtes en gaieté allaient et venaient, se poursuivant avec des sauts lourds et grotesques ; leurs petites queues en tire-bouchon frétillaient, battant leurs flancs, dont le poil rare montrait la chair rose. Ils fouillaient du groin, bruyamment, le fumier étalé en amphithéâtre dans la cour, et les canards épouvantés dégringolaient dans la mare creusée au centre.
Une vachère, assise sur la margelle du puits, s’esclaffait en se tapant les cuisses :
— Sont-ils drôles, hein, pachter !
— Ah ! ah ! ah ! Jenne-Mie !…
Et le ventre de Julius Aerts sursautait sons son sarrau à plis fins, et l’on ne voyait plus ses yeux dans sa figure joufflue, tant il riait, le gros homme.
Avec son corps énorme de colosse et sa large face, où son sourire doucement niais s’étalait à l’aise, Julius Aerts avait l’air bon garçon, et personne ne pouvait dire qu’il fût de méchant caractère. Le respect outré des liards acquis que sa mère lui avait inspiré, le faisait sobre et casanier malgré ses vingt-huit ans. Chaque dimanche, après la messe, il s’esquivait, passant furtivement sous les fenêtres d’un sien parent, cabaretier, et quand Lydie, la fille, pour le tourmenter, l’appelait d’un ton narquois : — Hé ! cousin, où courez-vous si pressé ?… Il revenait, piteux, boire son verre, assis sur le bord de sa chaise, tournant les pouces, muet, et déplorant à part lui les six cens que ça lui coûtait.
D’autres fois, on l’entraînait à jouer. Gagnait-il, son front et ses joues rougissaient comme des pommes mûres, un contentement intime allumait son regard, et il avait, à voir les pièces de cuivre s’accumuler devant lui, presque autant de plaisir que lorsqu’on rentrait heureusement le blé, que les épis étaient pleins et que les granges étaient trop étroites. Si le guignon le hantait, il ne disait rien : sa douleur comme sa joie, ayant peu de paroles ; il se levait pesamment et s’en retournait, les bras ballants, par le chemin ; puis, revenu, il appuyait ses coudes sur une table, s’enfonçait la tête dans les mains et pleurait ses sous à sanglots retentissants. La veuve Alida Aerts, alors, le consolait tant bien que mal, lui répétant qu’il n’y avait rien à y faire et que de l’argent perdu était bien perdu. Et, comme au temps de sa petite enfance, Julius geignait, sentant, à se plaindre, son chagrin s’adoucir, se délayer dans les larmes.
Malgré sa sereine bêtise et sa manie d’avarice, Julius était un beau parti. Plus d’une fille de gros fermier enviait d’être installée dans les salles humides et froides de la vieille métairie. Mais Julius ne songeait pas au mariage : il était bien assis dans sa demeure bien en ordre et ne souhaitait pas qu’on le dérangeât. L’affection de sa mère Alida et de sa sœur Juliane suffisait à son tempérament flegmatique, et, quand il voulait s’amuser un brin, il allait taquiner les filles de basse-cour et les moissonneuses.
Une peur des revenants le faisait se détourner du cimetière, et, la nuit, au trot menu d’un rat dans les greniers, au grincement d’un volet mal attaché, des sueurs emperlaient ses membres.
Tout à coup, les traits de Julius Aerts se renfrognèrent, tandis que les porcs continuaient leurs gambades à la réjouissance de Jenne-Mie. Lentement, il descendit l’escalier de pierre, fit le tour du fumier, écartant du geste les chiens qui s’approchaient, et poussa la porte d’une étable.
Un veau était couché là, le cou posé à plat sur la litière, les yeux mi-clos, la gueule entr’ouverte laissant pendre la langue ; un seau plein de lait était auprès. Julius se baissa, tâtant le mufle, palpant les oreilles brûlantes de la bête dont la peau se secouait de frissons. Le vétérinaire était venu quatre fois, on avait cherché quatre grandes bouteilles brunes chez l’apothicaire, même que c’était cher et qu’on avait donné sept francs… Et le veau ne revenait pas !…
— Venez donc voir, Jef, appela Julius, très sombre.
Jef, s’étant avancé, secoua la tête.
Une bête pareille, qu’on aurait vendue facilement quatre-vingt-dix francs et qui ne rapporterait rien, maintenant !… C’était à pleurer ! Et les deux hommes se lamentaient, immobiles, les mains derrière le dos, devant le veau qui haletait son agonie.
— Si vous faisiez venir le vieux Klaes, dit le vacher. Il connaît les herbes qui sont bonnes pour les bêtes malades. Dernièrement, il a guéri la vache de Liske Smet, et avec six tartines et un demi-litre de genièvre, il est content.
Julius pensa que l’idée de Jef n’était point tant sotte et s’en alla, songeur, vers la ferme, demander l’avis de sa mère.
Une bande de soleil pâle rayait le mur frais crépi des étables, et, fouettée par le vent aigre qui soufflait de l’est, la blouse de Julius Aerts faisait entendre le froufrou rude de la toile neuve.
L’hiver serait précoce.
Aussi, dans la salle commune, qu’une servante pataude venait d’inonder sous prétexte de nettoyage, un grand feu de houille flambait qui devait sécher le carreau, et la vapeur montait lourde, matant les vitres des fenêtres. L’immense marmite à choux, pendue par l’anse à la crémaillère, chantonnait, léchée par les flammes, et dégageait une odeur affadissante de soupe au lard, tandis que tout en haut, dans la cheminée, une rangée de jambons achevait de se fumer.
— Ça ne va pas, aujourd’hui, gémit la fermière Alida, avec un soupir qui souleva le châle rouge croisé sur sa poitrine. On n’est plus jeune, Toon, on n’est plus jeune ! répéta-t-elle, en tendant son pied au berger, un vieux, accroupi devant elle, qui lui passait les bas et les souliers. Toon répondit par un grognement approbatif. Mevrouw Aerts, s’arc-boutant à la table, se leva d’un effort pénible et commença à se mouvoir lentement dans la direction du feu. Elle se laissa retomber tout essoufflée sur une chaise qui craqua. Toon alors lui plaça un couteau entre les doigts, et elle se mit à peler des pommes de terre, faisant des épluchures très fines, enlevant les germes naissants, creusant des trous, très proprement.
Il y avait quelque cinquante ans, Mevrouw Alida était une jolie demoiselle, bien élevée dans un pensionnat, dessinant la tête d’après l’antique, et occupant ses loisirs à la lecture larmoyante de Paul et Virginie. Mais le mariage l’avait prise tôt. Toute sa grâce s’était rapidement usée aux rouages de la ferme, et, de sa beauté morte, il ne lui restait plus que les grandes lignes pures, vulgarisées dans son visage rouge. La vie à côté des bêtes avait engourdi son cerveau en une continuelle somnolence. Elle était devenue énorme de corps et mesquine d’esprit, ne comprenant rien à ce qui n’était pas les troupeaux et les récoltes… Et l’amour de la progéniture et des liards veillait seul dans cette grosse machine humaine.
Au pas de Julius, elle tourna la tête.
— Eh bien, interrogea-t-elle, et le veau ?
— Il passe, répondit Julius, navré.
La vieille demeura soucieuse. Elle murmura comme une mélopée :
— L’an dernier, c’était une vache ; au printemps, un cheval qu’il a fallu abattre ; puis le mal qui s’est mis sur les moutons, et maintenant voilà ce veau aussi !… Jésus-Maria ! si cela continue, que deviendrons-nous ! pleurait la riche fermière ; nous serons tout à fait pauvres, mes enfants !
Et Mlle Juliane, qui revenait de la messe, s’informa du veau à son tour. Tout en questionnant, elle retirait ses gants de fil trop courts, que ses doigts crevaient aux coutures. Dans sa robe grise à volants, ses formes massives de fille mûre se dessinaient, malencontreuses, et, sous le bord retroussé d’un chapeau Rubens surchargé de plumes, on voyait luire la plaque blonde de ses bandeaux, un peu roussis au soleil, et que la pommade à l’héliotrope couvrait d’un lustre inégal.
Julius parla du vieux Klaes et de ses simples. On délibéra quelques instants, supputant les nouveaux frais à faire ; un mot de Jef, observant que le veau valait encore bien cela, les détermina.
Lorsque tout fut décidé quant au veau, la fermière songea à se plaindre.
Elle n’était pas dans son assiette, des fourmillements lui couraient dans les jambes, elle avait des mouches devant les yeux et comme un moulin dans la tête, et, quand elle voulait réfléchir, elle devait s’y reprendre à deux fois. Mais cela n’était rien. Un petit somme la guérirait, et, vraiment, on ne se payait pas des drogues pour si peu.
Et elle se traîna vers son lit, en recommandant à Juliane d’ajouter un peu d’eau au genièvre du vieux Klaes.
II
L’après-midi, Klaes arriva, son petit sac aux herbes pendu à son cou.
Très sale, sa barbe grise mêlée de foin, parce qu’il couchait dans les écuries, Klaes vivait sur les routes de ce qu’on lui donnait dans les fermes, et tout le jour il mâchonnait quelque chose.
Il ramonait les cheminées, tuait les porcs, tondait les moutons et surtout guérissait les bêtes — des fois, les gens. Avec son prestige d’idiot, sa douceur entêtée en face des insultes méchantes, sa mémoire tenace et ses reparties subtiles, sonnant clair dans le vide de son esprit, il tenait son rang au village. On l’aimait comme un grand enfant débile, et, dans chaque tarte au riz qu’on cuisait, il y avait un large triangle réservé à sa gourmandise. Le dimanche, il était soûl comme un plus riche.
On le mena tout de suite vers le veau, et comme depuis un instant il regardait fixement devant lui, la bête ou le mur, on ne savait, Julius, anxieux, interrogea :
— Eh bien ?
Klaes se mit à rire, son rire énigmatique d’innocent :
— Hé, hé, hé ! Il pleuvra, ajouta-t-il, plus grave : les poules se grattent.
À ses pieds, une pomme de terre était roulée ; il la prit, la flaira, la soupesa et la mit dans sa poche. Et toujours Julius le suivait des yeux, n’osant plus rien dire. Alors Klaes se décida :
— Je vas lui faire sa tisane.
Il s’installa devant l’âtre, sur un escabeau, et, vidant à petits coups son demi-cruchon de genièvre, pendant deux heures il veilla aux herbes qui bouillaient. Julius et sa sœur s’étaient plantés près de lui, recueillis comme pour la messe, et, par moments, le vieux mendiant louchait du côté de Juliane.
Quand le mélange fut refroidi, sentant que cela puait fort :
— Il ne boira jamais cela ! soupira Julius.
— Faut lui tenir la tête, dit Klaes.
Et comme il n’avait plus rien à faire là, il s’en alla par le jardin, furetant de-ci de-là ; il ramassa une plume de dindon, un trognon de chou et un tesson qui traînaient ; puis il disparut dans la campagne en sifflotant.
Cependant Julius, aidé de Jef, avait porté au veau la marmite pleine d’une eau noirâtre et nauséabonde. La bête, ennuyée de ne pouvoir mourir en paix, détourna la tête.
Alors, selon l’indication de Klaes, ils saisirent l’animal par le cou et plongèrent de force son pauvre mufle dans le chaudron. Le veau, mi-asphyxié, résistait mollement.
— Je crois qu’il boit, dit Julius.
Jef fit signe que non.
Ils s’étaient agenouillés, tellement absorbés dans la contemplation de leur victime, qu’ils ne virent pas accourir Juliana. Essoufflée, elle leur cria :
— Venez donc vite : il y a maman qui est hors du lit, par terre !
Elle était là toute pâle, Mevrouw Aerts, elle si rouge d’ordinaire, étendue sur le dos, roide, ne bougeant plus, comme morte, moins les yeux, qui vivaient.
Aux cris poussés par Juliana, les domestiques étaient arrivés, croyant, qui au chien enragé, qui au feu dans les meules, si bien que la vue de la fermière leur fut quasi un soulagement. Le berger, expert dans ces choses, avança que ce pourrait bien être une attaque : ça leur prend parfois, aux moutons…
Et ce fut une rude charge à hisser sur le lit, que cette masse inerte que l’immobilité rendait plus lourde. Julius et Juliane ne se retrouvaient pas dans ce désordre. Un désarroi complet affolait ces deux natures tranquilles, saines, devant cet imprévu : une maladie.
Près d’une armoire, où une demi-douzaine de fioles pharmaceutiques s’alignaient toutes poussiéreuses, Juliane s’exaspérait, persuadée qu’il y avait là de quoi ranimer sa mère…
Mais, de ces petites bouteilles à moitié vides, laquelle était la bonne ?… Il y avait si longtemps qu’elles étaient là !… Les dernières dataient bien de la mort du père…
Julius, lui, tournait dans la chambre, les bras au ciel, éperdu, sanglotant, propre à rien.
— Faudrait un médecin, c’est sûr, observa le berger.
Tout de suite un cheval fut sellé et Jef fila au grand trot vers Eppeghem, chercher Philippe De Boeck, un petit cousin éloigné.
Par malheur, Philippe De Boeck, joyeux drôle, n’était pas au logis ce soir-là. Mais la gouvernante, qui menait haut la main ce ménage de garçon, engagea la parole de son maître : sitôt de retour, il repartirait pour la ferme, Binette en jura ses grands dieux.
Cependant là-bas, Juliane, affairée, donnait des ordres. Un besoin de sentir de l’aide autour d’elle la tourmenta : elle envoya quérir les parents aux environs, et ceux-ci, qu’une veillée de ce genre alléchait à la façon d’une promesse d’eau-de-vie et de bière chaude, accoururent en nombre, s’étonnant que la fermière ne fût point morte.
Ils étaient là, rassemblés dans la salle, ceux qui entraient interrogeant les premiers venus ; une pudeur les faisait parler bas, adoucir le battement de leurs souliers à clous dans cette pièce trop vaste, mal éclairée, où les ombres très hautes dansaient sur les murailles.
— C’était une rude femme, Alida !
Un d’eux laissa tomber cette oraison dans le silence ; et les autres, inclinant la tête et retirant leurs pipes de leurs bouches, firent : — Oui, oui ! — très graves, anticipant sur le cérémonial funèbre. Et il semblait que cette parole avait tué la malade mieux que le mal n’eût pu le faire, et la cousait dans son linceul plus étroitement que la main habituée de l’ensevelisseuse.
On s’arrangea pour la nuit, dans l’attente de Philippe, qui n’arrivait pas. Chacun passerait une heure auprès de la patiente et lui donnerait à boire, si besoin était.
Julius refusa de se coucher. Une sollicitude inquiète lui fit faire une dernière visite à la bête, qui râlait, là-bas, toute refroidie ; il l’entortilla tendrement dans une couverture qu’il prit à son propre lit, et rentra plus désolé, avec une envie de pleurer. Prostré sur sa chaise, les idées brouillées par le sommeil, qui insistait à ses paupières tendues, il divaguait, allant de sa mère au veau, du veau à sa mère, les confondant en un regret pareil, jusqu’à ce qu’il s’abattît tout ronflant sur la table.
Juliane circulait, pleurnichant et reniflant, tandis qu’elle versait dans les jattes du thé de safran et de la bière bouillante, au choix, dont les odeurs mêlées dilataient les narines, faisaient s’éclaircir discrètement les visages. Les « och », les « Jesus-Maria » sortaient apitoyés de sa poitrine haletante, et les autres la consolaient de leur voix tranquille, disant :
— Du courage, Juliane, du courage !
Puis ils continuaient de chuchoter et de boire, énumérant les qualités de la mourante, rappelant des épisodes de sa jeunesse, le chiffre de sa dot et combien elle avait été gentille autrefois… Et, peu à peu, bercés au murmure de leur entretien en sourdine, alourdis par de vigoureuses lampées de faro trop sucré, ces gens s’assoupissaient, jambes de ci de là, auprès des tasses bien séchées.
Le cousin Neel, un dur, son heure écoulée, vint secouer Julius et le plaça, tout somnolent, dans un vieux fauteuil, au chevet de la fermière, puis referma la porte, soigneusement.
Dans l’effarement indécis d’un réveil brusque, Julius entendit le pas de Neel s’éloigner, et une seconde porte retomba, qui mit entre lui et les autres toute la longueur de l’habitation.
Sur une table de nuit, la seule qui fût à la ferme et qu’on avait portée là pour la circonstance, une lampe à bec fumait, son maigre lumignon rougeâtre avivé par les vents coulis que les volets mal clos envoyaient siffler lamentablement à travers la chambre.
Julius se frotta les yeux, se raisonna, dompta ses terreurs enfantines. Après tout, celle qu’on avait étendue là était sa mère… Qu’avait-il à craindre ?… Et, soutenu par une bravoure factice, il marcha vers le lit.
Sous les draps régulièrement tirés comme ceux d’une couche mortuaire, Alida Aerts gisait toujours immobile, avec un œil qui bougeait obstinément dans sa face paralysée. Cet œil gris, brillant et humide, s’écarquillait sous la paupière rétractée, tournant de droite à gauche en un va-et-vient incessant, et parfois disparaissait, ne montrant plus que le blanc. Une expression d’épouvante l’emplissait, comme s’il eût imploré du secours pour le corps inanimé dont la roideur le gagnerait tantôt… Et l’œil roulait, roulait, avec une larme au bord.
Repris de peur, un pied en arrière, Julius, appela d’une voix qui s’étranglait dans le gosier :
— Maman, maman !
Il attendit. Pas un gémissement. Rien.
Ce silence combla la mesure. D’un mouvement nerveux qui lui coûta sa suprême énergie, il ferma les rideaux, et parce que ses jambes lui ôtaient la force de s’en aller, il s’aplatit dans le fauteuil, se pelotonna sur lui-même, la tête dans les genoux, les bras sur la tête, écoutant le bourdonnement du sang qui lui battait aux tempes avec un bruit de vagues déferlant à marée haute.
On l’oublia ainsi jusqu’au petit jour, quand les ombres deviennent bleues.
Ce fut le berger qui entra, suivi de Philippe De Boeck, un peu gêné. Tout bougon, le vieux écarta les courtines : l’œil s’était figé dans son expression horrible.
— Elle est morte, allez, grogna-t-il : je m’y connais.
Philippe s’approcha, mordillant sa moustache, fâché de ce contretemps. Il n’y avait pas à dire, oui, elle était passée… enfin, c’était triste…
Alors, au milieu des hurlements de Juliane, qui s’était jetée sur le cadavre, il serra la main de Julius, hébété, avec le bredouillement confus d’un homme qui s’excuse ; puis, prestement, il détala.
Quand Julius eut bien compris que sa mère était morte irrémédiablement, il s’enfuit dans la cour, pleurer tout son soûl, l’exubérance de sa douleur s’accommodant mal de l’espace restreint des chambres. Un instinct lui fit pousser la porte de l’étable, machinalement, sans motif, par habitude. Les pattes en l’air, le veau, trépassé, gisait.
Et cette mort, qu’il retrouvait embusquée partout aux coins de sa demeure, affola Julius. Il n’y tint plus, regagna la maison en chancelant, et, se laissant choir agenouillé près du lit de la défunte, le front dans l’édredon, il balbutia doucement, comme une plainte :
— Heureusement qu’elle ne sait pas !… Voilà le veau qui est mort aussi !… Ah ! maman, mam…
— C’est connu, soupira un des parents, qui achevait d’allumer les bougies : les malheurs vont deux à deux.
Marie Mercier
« Une agonie », in Revue de Belgique, 16e année, t. 46, 15 février 1884, p. 135-146.
— Louise, tenez-vous droite !
À cet appel qu’une voix sèche et monotone nasillait, la petite, arrachée en sursaut à sa songerie, releva la tête.
Elle attacha sur sa mère, qui la troublait ainsi, un long regard mécontent, et, haussant les épaules avec une moue ennuyée, elle se pencha de nouveau vers le foyer, offrant ses mains maigres à la chaleur de la flamme.
Est-ce qu’on ne la laisserait jamais tranquille ! — Louise, tenez-vous droite ! — Toute la journée, c’était ainsi. À quoi bon ! puisqu’elle mourrait quand même et que ce grand effort fatiguait sa paresse de phtisique…
Et elle reprit son rêve vague, examinant la poignée contournée du tisonnier, les figures bizarres des chenets, s’entêtant à fixer les menus détails dans sa mémoire plus vive.
Un jour, les voisins avaient dit en la voyant passer, toute courbée, l’air vieillot et frileux sous sa pèlerine noire :
— Encore un oiseau pour le chat !
Car elle s’en allait, minée par sa toux. C’était au printemps qu’on la porterait en terre. La chose était décidée, inévitable, et ne l’émouvait plus. Elle en parlait froidement, comme d’un événement attendu. Ça lui était égal, le cercueil où on la clouerait, le corbillard qui l’emporterait au petit trot vers le cimetière, là-bas, dans la campagne… Elle mourrait comme étaient mortes Alice et Jeanne, ses aînées ; comme mourrait Georgette, la gamine qui s’attardait à la cour pour faire des glissades dans la neige…
C’était fatal. Vers les quinze ans, l’une d’elles s’étiolait, rongée par un mal subtil. Cela durait peu, deux hivers au plus, et, dans la maison, celles qui restaient portaient des robes noires, toujours, pour épargner les frais se nouveaux deuils trop fréquents. Régulièrement, le menuisier venait prendre mesure, avec une pitié pour ce cadavre si jeune, desséché comme une fleur dans un herbier. Et c’était la même cérémonie pour toutes : la couronne blanche sur le catafalque, à l’église, et les amies qui pleuraient doucement dans leur livre de messe.
Du reste, on était habitué dans la famille ; on s’était résigné… Le père moins que la mère.
De l’autre côté de la cour, il y avait un bâtiment où était installé le matériel d’une distillerie. Les affaires allaient cahin-caha, à cause de la concurrence. On vivait mal, de façon bohème, sans volonté de régler la dépense, donnant des fêtes, cuisinant de fins dîners le dimanche, tenant chevaux et voiture, quitte à se lamenter devant les tiroirs vides, aux échéances. Le ménage était sens dessus dessous, allait à la dérive, comme une barque désemparée… Quand la crise était imminente, on faisait faillite, et l’on recommençait la même existence au hasard, insouciant de la déconsidération qui suivait. Alors, pendant que le mari oubliait ses tracas, accoudé sur une table d’estaminet, la femme portait dévotement les siens au confessionnal. Et les enfants restaient esseulés, tristes et graves.
Dès l’aube, quand les réverbères font des taches rouges sur le ciel plus clair, madame s’en allait, pataugeant dans la neige ou la boue, enveloppée de son long manteau de béguine, les yeux mi-fermés, ses mains molles et froides croisées sur un énorme missel. Sa silhouette ramassée trottinait par les rues désertes, venait s’affaisser sur une chaise dans l’église sombre, dont le bedeau poussait les portes. Elle écartait son voile de crêpe, plongeait son nez pointu entre les feuillets jaunes, et ses lèvres remuaient, marmottant avec un petit clapotis, sans trêve, infatigables. Puis, c’était chez le Père Étienne que son bavardage se donnait carrière. Elle déroulait tout le train-train de son ménage, les vices de son mari, les défauts de ses enfants, les chagrins de sa vie étroite, avec des soupirs profonds et des attitudes grotesques de Madeleine en pleurs. Le susurrement du prêtre interrogeant la berçait d’une musique douce ; elle s’arrachait avec peine à ce bonheur de conter ses tribulations et, vers midi, rentrait, après monsieur, qu’elle trouvait jurant et tempêtant dans la cuisine, réclamant le déjeuner et consolant sa faim en gobant des œufs coup sur coup.
— Mille diables ! Êtes-vous folle, Théodosie ?
Mais les reproches et les colères ne lui étaient rien. Dans son détachement des choses de la terre, elle offrait ses petits mécomptes à Dieu, et, mentalement, disait en louchant vers le plafond : « Seigneur, c’est pour vous que je souffre. »
Après le repas, servi trop tard, une entente tacite réunissait les époux devant la table à jeu. Ils alignaient des dominos sur le drap vert, suivant anxieusement les péripéties de la manche. Parfois, monsieur s’arrêtait, et, bourru, grognait dans sa moustache :
— Mais vous trichez, je crois, Théodosie ?…
À quoi Théodosie ripostait aigrement :
— Parlez pour vous, Martin.
Et ils reprenaient la partie avec des regards obliques, se surveillant l’un l’autre, pleins d’une âpreté féroce.
Cela durait des heures, et Louise, qui rêvassait dans son coin, se sentait venir des idées macabres au cliquetis persistant des dés d’ivoire entrechoqués. Enfin, Martin, qui, plus habile, gagnait d’habitude, avait un ricanement sec à l’adresse de Théodosie, qui boudait, et tous deux s’endormaient, le menton sur la poitrine, les mains sur le ventre.
Au soir, le cabaret reprenait monsieur et l’église madame, à moins qu’une voisine ne vînt avec son tricot.
Théodosie, alors, tirait de dessous l’armoire un vieux panier rempli de bas troués qu’elle ravaudait lentement, avec des gémissements étouffés. Mlle Kops faisait baisser l’abat-jour, à cause d’un froid qu’elle avait aux yeux ; Mme Smet s’assurait que la porte fermait bien, crainte des courants d’air pour ses rhumatismes… Et l’on parlait du temps trop humide, du beurre trop cher, des patates gâtées, surtout des affaires des autres :
— Vous savez, Emma du droguiste, elle va se marier le bossu du premier… C’est dégoûtant ! — Et le gros-major d’en face, il a encore battu sa femme cette nuit : on l’entendait crier de chez nous ! — Ah !… et la boulangère de la Chaussée, qui est partie avec le mitron !…
Aux potins du voisinage, Théodosie s’animait ; ses petits yeux noirs brillaient comme des grains de cassis, et, quand un malheur d’autrui tombait sur la langue d’une des visiteuses, la pieuse dame concluait avec une onction apitoyée :
— Cela ne m’étonne pas : ces gens n’ont point de religion.
Puis une autre commère arrivait, et une autre encore. Théodosie sortait du buffet un flacon de crème de menthe, et les bonnes femmes minaudaient, se défendant d’accepter.
— Allons, un petit verre, mesdames : c’est du doux…
Et les petits verres, à la file, se séchaient aux lèvres gourmandes ; les paquets de galettes liés de faveurs roses disparaissaient, et l’on entendait comme le grignotement d’une légion de souris.
Mais maintenant qu’on dégringolait vers une déconfiture nouvelle, tout le train de luxe accessoire était diminué. On avait vendu la voiture, renvoyé le domestique et supprimé le poulet truffé des dimanches. Le cercle des amis, flairant la faillite, s’était éclairci, et, dans le buffet clos, le flacon de crème de menthe reposait aux deux tiers vidé. Derrière, la distillerie chômait. La maison reprenait son air d’abandon indifférent qu’elle avait la veille des catastrophes. De nuit, quand l’attention de tous paraissait endormie, le camion filait silencieux dans la neige, emportant chez un ami discret quelque meuble qu’on voulait sauver de la débâcle. Mais toujours au coin de l’une on l’autre fenêtre, à travers le rideau immobile, l’un ou l’antre œil avait suivi le manège, et, le matin, on se soufflait à l’oreille avec des mines entendues :
— Vous savez, les Willems ?… eh bien… encore une fois.
Tous comprenaient.
Théodosie, de plus en plus fuyait le logis, laissant la charge du ménage peser toute sur Louise. Car c’était chose reçue : dès que celle à qui c’était le tour sentait la première ardeur aiguë traverser sa poitrine, vite, on vous la mettait au travail, aux grosses besognes de servante.
— Les brosses et les seaux, c’est sain pour les fillettes, disait Martin avec une tape amicale appliquée de l’index sur la joue pâle de la malade.
Au petit jour, Théodosie venait secouer la malheureuse ; et quand l’enfant, redoutant le froid, regimbait, se pelotonnait dans les draps, la mère enlevait d’un coup les couvertures, saisissait l’aiguière et la vidait dans le lit, au hasard, sur la tête ou les jambes de Louise, qui se levait alors frissonnante.
Et Théodosie faisait cela sans colère, — parce que rien ne dégourdit mieux que la fraîcheur de l’eau.
Du reste, le médecin faisait visite régulièrement, et l’on n’épargnait point les remèdes.
À trois ans, – parce qu’on n’y acceptait pas les enfants plus jeunes – Louise, comme ses sœurs, avait été conduite au couvent. De grands bâtiments bien éclairés, une affectation de propreté et d’ordre, les alentours aérés des prairies et des champs, surtout la belle santé de ces nonnettes rebondies, alléchaient les familles. Quatre cents francs, c’était pour rien. Et les Mères étaient si gentilles ! Elles avaient un si charmant sourire, des paroles si douces, et offraient avec tant de grâce le café au lait aux parents venus pour embrasser leur « demoiselle » !…
Les petites Willems arrivaient au parloir avec des tabliers frais, le peigne en demi-lune planté droit dans les cheveux, lissés à la chinoise. Elles paraissaient bien un peu tristes, mais Théodosie appelait cela du recueillement et en augurait favorablement pour l’état de leurs âmes. Cependant, Martin, moins confiant, interrogeait les fillettes à mi-voix. Oui, oui, elles étaient contentes. Elles n’avaient pas faim. Le matin, on leur donnait une assiettée de lait battu avec du pain coupé dedans ; à midi, elles avaient du lard et des pommes de terre et de la soupe aussi ; le soir, c’étaient des pruneaux et du lard encore ; et il y avait beaucoup de tout, et c’était bon, et elles aimaient bien cela.
Elles débitaient ces phrases sur ton chantant et monotone, avec un balancement machinal de la tête, les yeux noyés dans le vague.
Martin, qui conservait des doutes, insistait :
— Bien vrai’ ?…
Et toutes quatre répliquaient avec l’ensemble d’une leçon de longtemps apprise :
— Bien vrai.
Une Mère alors s’approchait, la bouche en cœur, le geste arrondi, et proposait une visite à la chapelle, où un tronc gigantesque, gênant l’entrée, quêtait instamment les aumônes.
Le soir, pères et mères s’en retournaient, dupés et satisfaits, les poches bourrées de pelotes en forme de cœur, de croix de toutes dimensions en papier tressé, de cols brodés en perles, produits innocents du travail de leur progéniture.
À quinze ans, munies du beau certificat doré et enluminé remis par la Mère Véronique du Chemin de la Croix, Supérieure, les demoiselles Willems rentraient au logis, desséchées on bouffies de graisse, selon leur tempérament, mais toutes également pâles, sans forces, portant le germe vivace, prêt à éclore, de la maladie familière.
Accoutumée qu’elle était à la tranquillité froide du couvent, Louise s’accommoda de l’atmosphère sans amour qui traînait partout dans la maison comme un parfum âcre d’encens éventé. Pour elle, la distillerie continuait le cloître, et elle ne s’alarma point de l’accueil qu’on lui fit le soir qu’elle revint de pension, très tard, par un temps de neige : les lèvres minces de Théodosie appliquées en un baiser maussade sur le front, une tartine dévorée au bout d’une table dans la cuisine et la recommandation dernière au bas de l’escalier :
— N’oubliez pas votre prière.
Louise n’avait pas d’expansion, était peu parleuse ; elle ne riait jamais, ne faisait point de bruit en marchant et s’asseyait sur un tabouret dans les coins sombres, les mains posées sur les genoux, immobile et mystérieuse.
D’abord, Théodosie se félicita de ces allures graves. Louise la consolerait de ses déboires d’intérieur, lui serait une compagne à tous les pieux exercices, et broderait une nappe d’autel pour les Révérends Pères. Si elle vivait, qui sait ? on en ferait une carmélite, – et ici l’imagination de Mme Willems se montait, – une sainte, peut-être !…
Mais il en fallut rabattre. Un dimanche qu’une tempête secouait les vitres, Louise refusa d’assister à la messe. La grêle lui faisait peur, elle étouffait dans le vent, et puis ça l’ennuyait, ajouta-t-elle d’une voix rauque, une colère dans son regard fixe et des crispations dans les doigts.
Théodosie pensa mourir. Les mains serrées sur son cœur, la tête renversée, elle trépignait par la chambre, bredouillant des bribes de malédictions. Jésus ! C’était là sa fille, une impie, une hérétique, une schismatique !… Et sa langue s’embrouillait dans les mots trop savants, tandis que Martin, railleur, battait une marche sur la tablette de la commode.
Dès lors, une haine sourde germa dans l’âme de Théodosie. La vue de Louise lui fut un épouvantail. Elle prit un mauvais plaisir à l’accabler de besognes pénibles, cria pour de l’eau répandue, pour une poussière sur un meuble. Louise, de son côté, eut des accès d’humeur, des impertinences nerveuses, si bien qu’une fois Mme Willems, dans un élan dramatique, la souhaita morte comme les autres.
Elle mourait, maintenant.
Pour la distraire de ses longues rêveries dangereuses, Martin fit revenir Georgette, la plus jeune. Louise la rudoya, s’irrita de cette gaîté étourdie d’enfant, et pleura en entendant rire l’autre. On lui chercha des amies, qu’elle effraya à leur parler sans cesse de sa mort prochaine. Finalement, on l’abandonna.
Alors, elle fut heureuse.
Ses meilleures heures étaient au soir, quand les parents et la cadette soupaient en bas. Elle se sauvait au salon, empressée comme pour une fête. Blottie dans le canapé, elle ramenait ses jambes sous elle, puis, les yeux brillants et l’oreille avide, elle écoutait et regardait dans le silence et dans le noir.
Le réverbère, posté comme un soldat en faction à la porte du major d’en face, découpait sur le mur la charpente des fenêtres et mettait comme deux immenses croix noires sur la tapisserie jaune. Le piano en palissandre était un cercueil sur un catafalque, et les globes dépolis des lampes, gardant dans la pénombre leur blancheur mate, semblaient de grosses têtes de mort. Par les temps de gelée, le clair de lune entrait dans la chambre en une nappe verdâtre, pareille à un linceul, et dressait dans la glace un long spectre. Puis une corde du piano cassait avec un gémissement sonore, tandis que le vent modulait sa chanson dans la cheminée et qu’au loin un chien hurlait au glas d’une cloche attardée.
Dans cette appropriation fantastique des choses, où son imagination détraquée excellait, Louise trouvait des jouissances étranges. Elle roulait dans sa tête un tas d’histoires baroques dont elle se faisait l’héroïne funèbre. Les légendes racontées à voix basse dans les dortoirs, les superstitions du couvent lui revenaient en foule et faisaient courir sur sa peau de délicieux frissons. Et dans cette solitude où elle était plongée, un désir infini de la mort lui venait, comme d’un état de calme, d’immobilité, où l’on est bien, où rien ne tourmente ni ne gêne plus, où l’on est seule, toujours…
Mais soudain, Théodosie, poussant la porte, chassait les chers fantômes et réveillait Louise de ses extases avec ces mots brusques :
— Allons, au salut, et dépêchez-vous !
Louise avait rapporté du couvent, dans un essuie-mains à carreaux, son mince bagage de pensionnaire : des chemises trouées, des bas percés et des robes trop courtes.
La fièvre qui plaquait ses joues de taches pourpres, hâtait aussi la croissance de son corps exténué, allongeait ses membres grêles. Et Théodosie, perplexe, regardait la fillette grandir. Que faire ? À seize ans, Louise ne pouvait continuer de traîner avec les chevilles découvertes ; le sixième commandement défendait d’ailleurs ces raccourcis. Mme Willems pensa faire achat de quelques mètres d’étoffe sombre, mais une réflexion l’arrêta. Combien de temps cela durerait-il encore ?… Louise n’userait pas cette toilette neuve, sans doute. C’était argent perdu !… Et dans ses vieilles nippes à elle, Théodosie se mit à tailler des lés, ourla, plissa, et les jupes de Louise furent augmentée d’un volant dans le bas.
Avec les morceaux d’un paletot du père, on confectionna des corsages ; on trouva une pèlerine dans l’ampleur d’un ancien mantelet ; et trois plumes d’autruche ébarbées, refrisées à la pointe des ciseaux, composèrent un chapeau à la petite. Ainsi fagotée, dans les plis disgracieux de toutes ces draperies noires, son fin visage pâle perdu au fond du tuyau de la capote, Louise avait un aspect suranné et triste de vieille fille, sinistre et ridicule à la fois. Mais dans l’ensemble de ce pauvre accoutrement, une note frivole et jeune détonnait encore qui choqua Mme Willems.
— Vous devriez ôter cela, dit-elle un jour eu soulevant du bout du doigt les boucles brunes, seule coquetterie de la malade : une honnête fille ne s’attife pas ainsi.
— Coupez. Voulez-vous ?… Je n’y tiens pas, fit froidement Louise.
Quand Martin rentra, ce fut une colère. Qu’était-ce encore que cela ?… On lui avait changé sa fille ! Pourquoi ? Il l’aimait bien ainsi, avec ses grands cheveux. Elle était jolie. Et maintenant !…
Et Théodosie ne sourcilla pas ; tandis que Martin, accroupi, des larmes dans les yeux, ramassait une à une les mèches éparpillées par la chambre. Louise vint avec un ruban pour lier le tout. Ça lui faisait plaisir, cette émotion du père ; si on l’eût aimée p1us souvent comme cela, elle aurait souhaité de vivre… Elle enveloppa soigneusement ces débris d’une feuille de papier, et tendant le petit paquet à Martin, qui la contemplait, hébété :
— Cela ne fait rien, papa, dit-elle : vous garderez cela.
Comme Martin insistait, et parce qu’on avait fait cela pour les deux autres, Théodosie mena Louise chez un photographe. On fit sauter d’un cadre le portrait d’une ancienne servante pour y glisser celui de la petite, et on l’accrocha au mur entre Alice et Jeanne.
Louise s’étonna de se voir si laide. Dans cette longue figure, présentée maladroitement de face, où les oreilles saillaient, où les cheveux ne faisaient qu’une ligne noire au-dessus du front, elle eut peine à se reconnaître. Puis elle reporta son attention sur ses sœurs défuntes : traits courts, visages insignifiants, alourdis par une reproduction grossière, et dont le temps effaçait déjà le nez et les yeux. Ah ! comment étaient-elles maintenant, Alice et Jeanne ! Alice n’avait plus ses longues tresses rousses, et Jeanne n’avait plus sa peau blanche, dont elle était si fière !… Des os, rien que des os. Et bientôt elle serait comme elles. Ah !…
La semaine d’après, prise de faiblesse, Louise s’alita. Martin fit monter Théodosie, munie de sa corbeille aux bas, et l’installa au pied du lit, avec défense de bouger. Dès lors, les journées se succédèrent toutes également monotones en ce douloureux rapprochement de la mère et de la fille. Et comme leurs cœurs ne s’étaient point entendus, leurs bouches n’avaient rien à se dire. Le silence affecté, que la toux de Louise coupait de minute en minute, rendait intenses les bruits d’en bas ; une voix de femme, gourmandant Georgette, monta, et Louise sut que Rosalie, celle qui avait enseveli Jeanne, était dans la maison. La petite en conçut une satisfaction. Rosalie était bonne aux vivants, maniait les morts avec précaution, comme par une crainte de leur faire mal, et Louise pria qu’on laissât venir cette fille auprès d’elle.
Le soir, Martin arrivait avec des bonbons, des fleurs, de menus objets de toutes sortes, qu’il déposait sur le lit, quêtant le moindre « merci », un faible rayonnement de joie dans l’œil grand ouvert de la mourante. Mais Louise dédaignait ces bagatelles, où l’argent de Martin s’en allait ; elle réclamait des livres, des livres tristes, disait-elle, et s’impatientait dans l’attente. Le lendemain, il lui en rapportait de petits, de gros, de neufs, de vieux, empruntés çà et là ; la fillette les feuilletait avidement, les rejetait l’un après l’autre avec un découragement croissant, désolée de ne point rencontrer dans tant de phrases deux mots assemblés à l’unisson de ses pensées.
— Elle ferait mieux de réciter les litanies et de s’occuper du salut de son âme, grommelait Théodosie en démêlant ses écheveaux.
Vers la fin, Louise ne dormait plus, bien qu’elle restât calme. De nuit, quand Martin, inquiet, faisait sa ronde, qu’il écartait doucement les rideaux de la couchette, il la trouvait assise entre les coussins, et elle levait vers lui ses yeux que la lumière ne faisait point cligner.
— Voyons, Louisette, tâche de dormir. À quoi songes-tu ?
— À rien, répondait-elle invariablement.
Il ne l’aurait pas comprise : elle songeait à ce qui serait d’elle quand elle serait morte ; et, maintenant que le moment approchait, un effroi lui était venu.
Un soir que Théodosie et Martin s’apprêtaient à se mettre au lit, Louise appela.
Un tremblement l’agitait, ses yeux s’écarquillaient, sa voix vibrait plus forte. Théodosie, rendue peu tendre par la perspective d’une nuit troublée, arriva :
— Qu’est-ce qu’il y a ? Ce n’est pas assez que tu m’aies pris ma tranquillité le jour, il faudra que tu m’abrèges mon sommeil, à présent !
— Je m’ennuie ici, fit Louise : je veux me lever.
— En voilà une folle ! Tu ne te lèveras pas.
— Si.
— Non.
Martin et Rosalie accoururent.
Louise s’entêtait, opposant aux prières comme aux menaces sa même phrase lamentable et décidée : Je veux me lever.
Avec de grands mouvements raides que ses bras et ses jambes avaient désappris, elle se débarrassa de l’amas des couvertures et parvint à poser ses pieds sur le tapis. Rosalie alors ne put retenir une exclamation apitoyée.
— Comme elle est maigre, voyez donc, madame !
— Tenez, vous êtes drôle, vous : c’est sa maladie.
Perdue dans sa robe de chambre trop large, dont les plis blancs la grandissaient, Louise, après un étourdissement, s’essaya à faire quelques pas. Mais la force qui l’avait soutenue était factice et lui fit défaut. Elle s’affaissa près de Théodosie, qui la secoua rudement.
— La ! C’est bien fait. Allez, vite au lit !
— Ah ! madame, s’écria Rosalie, indignée, ne la malmenez pas ainsi. Vous voyez bien que c’est la mort qui la chasse.
— Vraiment, elle allait passer ? Eh bien, alors, il fallait quérir le prêtre, tout de suite… Allons, Martin… remuez-vous donc ; vous êtes comme une bûche.
Martin se remua. Devant l’horrible sécheresse de cœur de cette femme, sa première révolte franche éclata. D’un coup de poignet, il fit pirouetter Théodosie sur elle-même, puis, avec un geste tournoyant sur la tête de madame ébahie :
— Tu me laisseras ma fille en paix, n’est-ce pas, mauvaise mère ! cria-t-il.
Et, sans plus se soucier des imprécations que la bigote vomissait derrière lui, il aida à se recoucher Louise, qui pleurait.
Vers minuit, au va-et-vient des lumières, à une certaine allure mystérieuse et affairée des ombres chez les Willems, les voisins, aux aguets, se dirent :
— Tiens, la petite d’en face est morte.
Georgette, qu’on avait oubliée, avertie par un instinct, parut curieusement à l’escalier, en chemise et pieds nus dans ses pantoufles.
— Qu’est-ce qu’elle fait, Louise ? demanda-t-elle tout bas à Rosalie, qui descendait avec un bougeoir.
— Chut, Gette, Louise est au ciel. Rentrez dans votre chambre. Je vais revenir.
— Ah !…
Mais Georgette a peu d’étonnement. Assise sur son lit, dans l’obscurité de la pièce où le poêle s’éteint, la gamine balance son pied. Elle songe et dit à mi-voix :
— Maintenant, c’est pour moi, la montre de Louise… La montre en or, avec la chaîne… la chaîne aussi…
Marie Mercier
« La déconvenue de Monsieur Boniface », in Revue de Belgique, 16e année, t. 48, 15 septembre 1884, p. 26-45.
À la fenêtre ouverte, où sa tête blanche se hasarde coiffée du bonnet de velours noir que la petite à brodé de jais, M. Boniface se penche, examine toutes choses, avec la mine satisfaite d’un homme heureux qui a bien dormi.
Le jardin touffu, encombré, dont les plates-bandes débordent les chemins étroits, lui envoie ses bonnes senteurs diverses, et, dans la pénombre de l’heure trop matinale, le brave homme a cru distinguer, derrière un massif, la silhouette de Mlle Everaerts, la cadette.
« Bonjour, demoiselle Micheline. Qu’avez-vous à tripoter ainsi dans la terre avec un petit bâton ?…
— Bonjour, monsieur Boniface. Vous le voyez bien : je chasse aux limaçons qui rongent nos volubilis et nos capucines. Quand le soleil sera levé, ils rentreront dans leurs trous et alors…
— Attendez, demoiselle Micheline, j’accours à votre aide. »
Il noue la cordelière de sa robe de chambre et descend l’escalier, prestement, sans tenir la rampe, par une coquetterie que ses soixante ans se permettent.
« Hem, hem ! l’air est humide. Cinq heures et demie. Elle a devancé l’aurore, cette enfant. Ah ! voici les volubilis. Bon. Splendides ! C’est à ce moment qu’il faut les voir, tout frais déroulés. La chaleur les frippe. Ils sont délicats : de vraies demoiselles, eh, eh !… »
Le petit vieux se courbe près de Micheline, qui continue de fouiller le terreau du bout de sa baguette.
« Là, là, tenez, j’en vois un…
— Ah ! monsieur Boniface, c’est une escarbille ! »
Micheline, une jolie blonde, éveillée, se défend de rire et rejette d’une main un tas de cheveux follets dont le vent lui balaye le visage. Et, comme les volubilis, elle est bonne à regarder au matin : en jupe courte et jaquette blanche, mal débarbouillée et la tête en désordre.
Mais comme ils sont absorbés, le nez en terre, une voix partie du sous-sol de la maison leur arrive :
« Micheline, avez-vous un jupon de flanelle et des bas de laine ? »
Micheline hausse les épaules.
« Ah ! Pourquoi ?… Oui, je les ai, maman.
— Hein ? Qu’est-ce qu’elle dit, monsieur Boniface ?
— Elle dit qu’elle les a, chère madame.
— Ah ! bon. Cette Micheline est si folle !
Et Mlle Everaerts, tranquillisée, retourne à son fourneau, où le chocolat de M. Boniface bout dans un poêlon de faïence.
Devant la table de cuisine recouverte d’une toile cirée imitant le linge, une grande brune coupe des tartines, étend le beurre d’un beau geste calme. Un pince-nez, hardiment campé, prête une impertinence à son regard myope, et derrière son oreille, une plume où l’encre sèche demeure en arrêt, oubliée.
« Allons, papa, ôtez-vous, ordonne-t-elle à Thomas Everaerts, chef de bureau, qui a installé, au beau milieu de la nappe, des paperasses rapportées de son ministère.
— Hein ?… Quoi ?… »
Thomas Everaerts, toujours préoccupé, ne se hâte guère, et, d’un coup, la grande Adrienne, qui n’a pas le temps, enlève tout l’attirail, sans prendre garde aux réclamations timides que le vieil employé bredouille dans sa barbe.
Car l’institutrice est le vrai chef de famille. Thomas Everaerts la consulte dans les circonstances solennelles, lui confie ses tracas de fonctionnaire ; Mme Everaerts la vénère, vante ses talents chez l’épicier ; Micheline s’inquiète de ce qu’elle pensera, et M. Boniface en a peur.
Le café fume dans de grosses tasses à filets dorés, et, avec le ton autoritaire que l’habitude de l’école a mis dans sa voix, Mlle Adrienne en avertit sa sœur et le vieux locataire, demeurés tous deux en extase devant les volubilis.
« Et celui-ci, blanc panaché de violet, monsieur Boniface !
— Et celui-là, rose tendre, demoiselle Micheline !… »
Oui, ç’avait été une chance pour Daniel Boniface de rencontrer ainsi la famille Everaerts sur sa route, et la petite maison de la chaussée de Vleurgat était une maison bénie… Car la mort de sa sœur Angèle l’avait laissé perdu comme un grand enfant, désorienté à la tête du commerce de lingerie. Il n’y entendait rien du tout, bien que, depuis ses quatorze ans, il eût vécu derrière le comptoir, parmi les chemises et les bonnets, juché sur sa chaise haute, en face du grand-livre toujours ouvert. Il n’avait vendu un jupon de sa vie et trouvait audacieuse Mlle Angèle, qui, dans un babillage engageant, offrait au client l’étalage entier. Il n’eût osé, lui.
La correspondance sur papier bleu quadrillé, les factures à calligraphier, les longues additions où l’on se trompe lui remplissaient les heures. Et jamais il ne levait les yeux de ses écritures pour examiner le va-et-vient des passants sur le trottoir, et tout se transformait, tout vieillissait autour de lui, il vieillissait lui-même, sans qu’il s’aperçût de rien, conservé dans cette atmosphère recueillie du magasin de blanc, gardé très jeune de cœur par l’incroyable simplicité du train-train coutumier.
C’est que l’aînée l’avait soigneusement élevé !…
Maigre et laide, se sachant telle, Mlle Angèle avait stoïquement barricadé son cœur et fermé ses oreilles à toute sollicitation du dehors. Dans le vide étrange qu’elle avait senti s’ouvrir en elle un instant, elle entassa, avec les soucis de l’éducation de Daniel, les inquiétudes des marchés aux toiles et cotonnettes, puis fut apaisée.
Daniel surtout l’accapara.
Elle l’initia dès l’enfance aux habitudes anciennes et monotones, le façonna à l’image des gens d’autrefois, bourra d’idées exactes cette tête où l’imagination se blottit recroquevillée dans un coin, puis, quand elle l’eut confit dans toutes les vertus et qualités, elle le mena à sa suite, dans l’ombre de ses jupes, sérieux et doux, très naïf. Et pas une fois Daniel ne sentit le poids de la chaîne, n’eut désir de voir comment faisaient les autres ailleurs.
Angèle lui avait prudemment évité les amitiés de son âge, et parfois, pour le distraire, elle le conduisait en visite chez de vénérables octogénaires, dans un salon tendu de jaune, où, devant six chaises rembourrées en crin, étaient posés, sur six petits paillassons bordés de rouge, six petits tabourets carrés.
Et Daniel respirait à l’aise l’air un peu moisi de la pièce, et ne poussait point du pied Mlle Angèle pour qu’on s’en allât plus vite.
De certains dimanches, un besoin d’espace, un regain de jeunesse les entraînait vers la campagne. Dans un cabas en tapisserie qu’elle pendait à son bras, Mlle Angèle empilait des couques au beurre et des cervelas, puis, toujours prévoyante, et malgré le soleil de juin qui lui brûlait les épaules, elle chargeait Daniel d’un énorme parapluie. Et tous deux s’en allaient pleins d’une joie contenue qui éclatait aux premiers arbres, à l’aspect d’un troupeau de moutons, d’une prairie bien fournie de marguerites où Daniel s’arrêtait pour prendre un bouquet. Ils humaient avec délices l’odeur musquée des étables, tombaient en contemplation devant un scarabée et, dans les chemins creux que des sources gardaient humides, ils s’écartaient pour ne pas écraser les gros limaçons rouges. On faisait halte dans une ferme où, les couques dévorées, on se régalait de tartines au fromage, et Mlle Angèle émiettait du pain pour les poules.
Au retour, redevenue sentimentale, la vieille demoiselle fredonnait un refrain de très antique romance qu’elle interrompait pour faire remarquer à Daniel comme le soleil était beau ce soir, tout rouge dans un ciel vert et violet. Daniel approuvait de la tête, se sentant tout remué, très heureux et triste à la fois, ce dont il s’étonnait.
Et le lendemain, la plume était lourde à ses doigts, des rêveries s’ébauchaient dans son cerveau, où l’imagination rebellée s’emballait ; des regrets, des aspirations sans but le tourmentaient et le magasin était vraiment trop petit et trop sombre : il l’avait déjà dit à Angèle.
Avec l’âge, ces accès devinrent moins fréquents, cessèrent tout à fait, et les escapades aux champs le réconfortèrent sans plus le troubler.
Du reste, pas la moindre peccadille à charge de son innocence. À peine deux ou trois pensées folâtres et confuses à la vue de Mlle Thérèse Beenkens, la fille de l’horloger, une brune à moustaches, et un compliment timide débité à la chemisière, une petite pâlotte qui toussait.
Cette mort imprévue de l’aînée était venue déranger la paix de leur ménage, où la première querelle n’avait jamais éclaté, et Daniel pleurait silencieusement au pied du lit, se demandant comment il était possible qu’une chose pareille fût arrivée !
Après l’enterrement, les affaires à régler, la cession du commerce et l’embarras de réaliser sa petite fortune, le prirent dans un tourbillon d’activité qui l’étourdit, lui et sa douleur ; puis, quand il put regarder enfin au-dehors dans la vie courante, il se trouva pareil à un étranger débarqué en un pays inconnu pour un voyage de découvertes. Une série d’étonnements brochèrent la trame de son chagrin, le recouvrant peu à peu. Et, bien qu’il s’attristât d’avoir vécu près de cinquante ans dans l’isolement de toutes choses, il ne garda nulle rancune au souvenir de la vieille Angèle. Il s’accusa même. Lui, l’homme, il aurait dû diriger la pauvre effarée par le monde, l’aguerrir au contact des autres…
Ce fut alors que le hasard de ses promenades l’envoya par la chaussée de Vleurgat, où l’affiche jaune, – appartement à louer, – récemment placardée par Mme Everaerts, l’avait tenté. Et ç’avait été un bonheur pour lui ; car M. Boniface était heureux maintenant, parfaitement heureux.
Dans les premières semaines de son séjour chez les Everaerts, sa timidité qui le paralysait le fit beaucoup souffrir, alors qu’un impérieux besoin d’épanchement l’entraînait à voisiner.
Mme Everaerts, moins discrète, fit quelques avances auxquelles il n’osa répondre ; Thomas le salua d’un bonjour banal, d’une remarque indifférente : Un beau temps, monsieur ! — Adrienne, très fière de ses treize ans, tirant la ceinture de ses jupes sur ses hanches pour allonger ses robes, l’intimidait avec son inclination de tête digne, et quand il entendait les talons de l’écolière frapper régulièrement les marches de l’escalier, il se retirait derrière sa porte, attendant que la fillette fût disparue.
Un jour, dans le vestibule, il s’enhardit jusqu’à passer ses doigts sur la chevelure embroussaillée de la toute petite, qui le regardait curieusement, un peu méfiante, avec les mains derrière le dos. Mme Everaerts arriva, le pria d’excuser Micheline, qui tapageait partout dans la maison, et comme la bonne dame était bavarde de nature, elle le retint pendant une heure sur le pas de la porte pour lui conter l’histoire de sa famille, lui dire qu’elle avait trente-six ans et qu’elle s’appelait Ghislaine Dumoulin, native de Fosses près Namur, et l’inviter à descendre le soir.
Et Thomas, de sa voix pâteuse, appuya la demande de sa femme, tandis que Micheline, soudainement apprivoisée, se cramponnait à la redingote de M. Boniface en criant à tue-tête :
« Viens voir ma poupée, monsieur, s’il vous plaît. »
Daniel Boniface, étourdi et charmé, se sentait tout regaillardi à l’explosion de ces amitiés mises en réserve pour lui. Certes, il viendrait… comment donc… avec plaisir… Et après s’être empêtré dans des formules de gratitude, il s’en alla, comme il faisait chaque matin, voir pousser les feuilles au soleil. Et jamais le Bois ne lui avait paru si beau, ni l’air si vivifiant, et jamais il n’avait été aussi jeune.
Dès la brune, Mme Everaerts vint le chercher. Par la fenêtre, déjà, il l’avait guettée, et sa robe de chambre était bien brossée et il avait des pantoufles neuves aux pieds. Avec force attentions et prévenances, elle le guida par l’escalier jusqu’à la serre, où la famille se réunissait d’habitude pendant la saison chaude. Une lourde poignée de main de Thomas l’accueillit, et Adrienne, moins guindée, vint, avec un beau sourire, rouler un fauteuil derrière lui. Embarrassé, il restait debout, s’inclinait à droite, à gauche, murmurait des phrases polies…
« C’est pour t’asseoir, le fauteuil, monsieur », dit tout à coup Micheline, qui suçait son pouce.
Et, dans un franc rire, la dernière contrainte disparut.
D’une haleine, Mme Everaerts, toujours en babil, recommença la très longue histoire de son adolescence. Elle parlait vite, ne s’interrompant jamais pour remettre sur pied une période mal venue, habile à fermer les parenthèses où elle s’engageait comme en un labyrinthe. Et tout y passa, depuis ses années de pension jusqu’à ses amours avec Thomas. Quand elle en fut arrivée là, Ghislaine Dumoulin baissa la voix, par précaution pour Adrienne, qui étudiait, penchée sur un pupitre. De temps en temps, Mme Everaerts glissait un regard plus tendre du côté du chef de bureau, qui dodelinait de la tête, béatement… Et M. Boniface écouta tout le récit, sans en perdre un mot, comme un enfant s’absorbe à l’audition d’une légende merveilleuse.
Thomas, à son tour, narra quelques anecdotes, quelques grosses farces d’étudiants ; mais, moins disert que son épouse, il resta en plan et demanda sa pipe. Puis Micheline s’endormit en ânonnant une fable.
Alors, comme on l’en priait, M. Boniface raconta sa vie, sa pauvre vie solitaire et renfermée, que les grandes joies et les grandes douleurs n’avaient traversée. Il parla longtemps, lisant dans sa mémoire comme en un livre dont il eût tourné les pages à mesure. Et les moindres faits, les détails oubliés lui réapparaissaient dans une clarté étrange. Il s’attacha à dépeindre Angèle, entoura d’une auréole le front ascétique de la morte, et, comme l’obscurité était tombée tout à fait, il n’eut pas honte d’une larme.
Cependant un ton indéfinissable de regret avait accompagné ses paroles, et dans le concert de louanges à l’honneur d’Angèle, une note fausse résonnait obstinément.
Ghislaine Dumoulin, demeurée pensive un instant, résuma son impression en une exclamation naïve :
« Pauvre cher Monsieur ! »
Et Thomas, en écho, ajouta :
« Oui, elle avait de drôles d’idées, votre sœur. »
Comme la soirée était belle, et pour secouer l’espèce de malaise qu’avait laissé sur tous la simple histoire de M. Boniface, Mme Everaerts proposa une promenade au jardin.
À la lueur bleue d’un croissant de lune, le jardin, tout en longueur, avec ses murs cachés de lierre, semblait immense. On marchait à la file indienne, Mme Everaerts en tête ; et, par moments, Thomas disait :
« Prenez garde aux violettes. N’écrasez pas mes primevères. »
Les petits poiriers plantés en haie autour d’une pièce de gazon où du linge blanchissait, étaient en fleurs, et des jardins voisins émergeaient les cimes plus hautes des cerisiers, pareilles à de gros bouquets de mariée.
Dans la serre, Adrienne avait allumé la lampe, et devant la vitre, on voyait le profil correct de l’écolière.
Treize années de vie en commun avaient étroitement rapproché les Everaerts et M. Boniface. Il se trouvait si bien immiscé dans les affaires du ménage qu’on le considérait maintenant quasi comme un parent, une sorte de vieil oncle qu’on choie.
Le temps où il végétait aux côtés d’Angèle lui pesait le poids d’un ancien cauchemar, et la figure de la morte, moins souvent évoquée, se perdait indistincte dans les brumes de sa mémoire.
Comme on fait d’un manteau trop lourd, il avait secoué sa gravité d’emprunt, lâché la bride à ce que sa tête comprimait de folies bénignes et osé rire tout haut, le franc rire de sa belle humeur. Seuls, sa naïveté de garçon grandi près d’une femme, et son amour des choses minimes lui étaient restés.
Mme Everaerts, rusée et cajoleuse, eut bientôt compris quel trésor serait dans sa maison un homme comme Daniel Boniface. Tripoteur d’instinct, celui-ci ne marchanda pas ses services et entra sans le savoir dans les combinaisons de la commère.
Sans cesse à l’affût de petites besognes dont la mesquinerie l’intéressait, il bêcha, fuma le jardin, soigna les floraisons précoces, et l’on eut des lilas au temps des gelées blanches, puis, plus tard, en automne, une collection de roses trémières que les voisins vinrent admirer.
Les matins d’été, gravement assis dans la serre, un saladier entre les genoux, il découpait les haricots en minces lamelles, et ses narines se dilataient à la bonne odeur fraîche. Chaque jeudi, un essuie-mains dans sa poche, il descendait vers le marché au poisson, où il se faisait invectiver des marchandes, qui le connurent bientôt. Il allait d’un étal à l’autre, en connaisseur, flairant les raies, retournant les plies, écartant du doigt les ouïes d’un rouge douteux, et ne revenait qu’avec une emplette de choix qu’il jetait complaisamment sur la table de cuisine, exclamant un : — Eh bien, qu’en dites-vous ? triomphant. Dame Ghislaine se répandait en compliments exagérés et Thomas, en extase, roulait des yeux ronds.
Pendant les soirs d’hiver, M. Boniface fut pour Mme Everaerts un compagnon assidu, un exquis partner au bavardage, car Thomas, de sa vie de garçon, avait conservé l’habitude du cabaret. Et tandis que Ghislaine Dumoulin cousait des tabliers pour les fillettes, Daniel collait des sacs en papier dont on protégeait les raisins contre le braconnage des pierrots.
Ou bien, armé de fins ciseaux à broder, il s’occupait de découpage. Les produits de son art inutile et banal s’empilaient autour de lui, encombraient le tapis pour aller ensuite garnir la maison partout où une découpure pouvait s’accrocher. Ce qu’il confectionna de cache-pots et d’abat-jour verts et roses, ce qu’il tailla de franges et de festons pour les planches d’armoires et d’étagères, ce qu’il roula de bobèches pour le piano fut innombrable ; et dans un coffre spécial, en haut, il gardait encore des pièces de rechange, toutes fraîches, prêtes à être employées.
Quand il ne ciselait aucune nouvelle dentelle et qu’il n’aidait point à la cuisine, il se mettait aux ordres de Micheline, qui fut despote.
Tous les jeux d’enfants il les apprit, sut tourner la corde et dansa même, les pans de sa robe de chambre lui battant les talons, s’animant aux cris de Micheline, qui accélérait le mouvement : — Plus vite, monsieur Boniface, plus vite ! jusqu’à ce qu’il s’étalât parterre, essoufflé, ridicule et content.
Puis il menait la petite loin par la forêt, en d’interminables courses. Ils s’esquivaient au matin, sans permission, Micheline en tablier de toile bise, la tête coiffée d’un énorme chapeau de roseaux. Tout le jour ils vaguaient, cueillant des tas de fleurs sauvages que l’enfant perdait en route, ou glanant des glands et des faînes, selon la saison. Daniel connaissait les bons endroits, les massifs de noisetiers où l’on croquait à même, et, tout en haut d’un talus que les bûcherons déboisaient, les plants de myrtilles dont Micheline se barbouillait.
Leur chagrin était quand la pluie les retenait au logis.
La gamine était maussade, exigeante et dérangeait les découpures. Grimpée derrière la chaise de M. Boniface, elle le poussait au bras en lui mettant des papillotes, et les ciseaux ouvraient une large plaie au beau milieu d’un cartonnage commencé. Alors le bonhomme, toujours patient, faisait voir à la fillette les gravures d’un gros livre dont le titre était égaré, lui commentait obscurément les scènes représentées ; elle s’entêtait à vouloir comprendre, et l’on ne pouvait les arracher de là. Mme Everaerts leur montait leur souper, et Micheline semait parmi les pages des miettes de pain et des gouttes de confiture.
Quand elle fut en âge d’école, M. Boniface s’alarma, représenta, en un discours pathétique, les dangers que l’enfant allait courir, parla de l’air vicié, montra la petite vérole, la scarlatine, toute la foule des maladies infantiles, à l’affût aux portes des classes.
Mais Thomas, dans son bon sens, trouva que ce cher Boniface exagérait, et l’on acheta à Micheline une ardoise et un sac de cuir jaune.
Peu à peu M. Boniface délaissa le fouillis de ses papiers multicolores pour s’occuper du travail de l’écolière en progrès. Il fit de courtes additions, qui le reportèrent au temps de sa jeunesse, et il s’étonnait du chemin parcouru. Il enlumina précieusement des cartes géographiques, traça de fines ondes à la plume pour indiquer les mers et sut les noms de tous les fleuves du globe. L’histoire l’attira moins : les grandes batailles l’effrayèrent, il ne comprenait point les conquérants…
Et ainsi, pendant longtemps, la même portion de bonheur lui arriva chaque jour de l’accomplissement régulier des petits faits attendus.
Vers ses quatorze ans, Micheline, nerveuse et affinée, fut saisie d’une fièvre subtile qui la terrassa, l’abattit sur son lit dans une prostration hébétée. Mais, comme le répétait sans cesse Mme Everaerts au vieux Daniel qui s’inquiétait : Herbe vivace n’est si aisément détruite, et la fillette put se lever enfin, maigrie et allongée, avec une démarche tâtonnante et des mouvements maladroits de convalescente qui la faisaient rire. Puis, comme les forces lui revenaient, une tante de sa mère la vint chercher, l’emmena dans son pays d’Ardennes, où Micheline vivrait en paysanne et respirerait son soûl l’air salubre.
Le long et pénible été pour M. Boniface !
Les plantes du jardin, les courses dans la campagne, le découpage même, tout lui parut insipide et indigne d’attention. Il errait par les escaliers, lassé de sa personne, roulant dans sa tête l’éternel projet d’aller rejoindre sa mignonne là-bas. Car, il le comprenait maintenant, le charme qui l’attachait si puissamment à la maison n’émanait ni de la perpétuelle pétulance de Mme Everaerts, ni de la grosse bonhomie niaise de Thomas. Adrienne encore moins l’attirait, avec su pédanterie de fille trop savante et ses grâces apprêtées. C’était la petite, la petite seule qui rendait si gai le logis, si aimable la vie banale de tous les jours et qui faisait fleurir au cœur du vieux Daniel toutes les joies tardives.
Sa fille ! Elle était presque sa fille ! Et dans ses monologues solitaires, lorsqu’il arpentait sa chambre par les temps de pluie, il se répétait cela sans cesse, comme pour se le bien persuader à lui-même. Après tout, il l’avait connue si petite — elle lui venait à peine au genou – il l’avait tant gâtée, tant dorlotée, tant aimée qu’elle était bien un peu sa fille, n’est-ce pas ?… Et il l’irait retrouver, tout de suite, non, demain, et il lui porterait… n’importe quoi, quelque chose qui plairait à la chérie…
Alors, fiévreusement, le bonhomme tirait de l’armoire son linge et ses vêtements, pêle-mêle ; il choisissait, rejetait, triait de nouveau, se démenant dans le fouillis, et bourrait à grands coups une valise…
Le lendemain, Mme Evtlraerts l’appelait :
« Mon cher monsieur Boniface, je vous quitte pour un jour. N’avez-vous rien à dire à Micheline ? Je compte sur vous pour fermer les volets ce soir et pour allumer le gaz : ce Thomas est si enfant et Adrienne n’a pas le temps. Ah !… quand la laitière sonnera, vous prendrez le lait, n’est-ce pas ? Il y a de la monnaie en bas, dans le tiroir de la table, sous un essuie-mains…
— Bien, madame, bien… »
Tout penaud, avec le regret de son escapade avortée qui le serrait à la gorge, il écoutait le roulement de la voiture emportant Mme Everaerts, puis il montait vider sa valise, ranger son linge et replacer ses vêtements dans son armoire.
Quand Micheline revint enfin, vers la mi-septembre, M. Boniface eut une émotion. Au milieu des paquets et des cartons qu’elle rapportait, la petite lui apparut si complètement transformée qu’il s’arrêta, les yeux écarquillés, les mains écartées du corps, dans une attitude grotesque d’admiration.
Ah ! elle avait grandi ! On lui avait fait une robe longue et elle avait une voilette et des gants et une ombrelle aussi, comme une dame… C’était à ne pas croire !
« Micheline, demoiselle Micheline ! »
Elle lui sauta bravement au cou, comme autrefois, sans crainte de chiffonner sa toilette neuve, et dans la mêlée joyeuse de ce retour dont le tapage galvanisait la maison, on ne vit pas que M. Boniface s’attendrissait ridiculement et qu’il allait pleurer.
Micheline, pourtant, interrompant brusquement son babillage, se retourna :
« Eh bien, monsieur Boniface, vous restez là dans votre coin, comme en pénitence. Suis-je tant enlaidie que je vous fais peur ?
— Ah ! mais… au contraire, demoiselle Micheline… Comment donc !… Je suis seulement abasourdi : vous avez bien quinze ans, voyons ? »
Micheline se redressa, puis, avec gravité :
« Et trois mois, Monsieur Boniface.
— Eh ! eh ! une fille à marier, observa Thomas, avec un gros rire. »
Micheline rougit, mordilla ses gants.
« Tu sais, dit-elle tout à coup en s’adressant à Adrienne, j’ai rencontré là-bas notre cousin Dietz, tu te souviens, le petit Remy… »
Et comme Adrienne faisait un geste vague d’indifférence, Micheline, piquée, ajouta :
« Ah ! il est très gentil, ce garçon ! »
Qui donc l’avait changée ainsi en six mois ?
M. Boniface, mélancoliquement, songeait à l’enfant disparue, à la Micheline de jadis, et il soupirait, près de regretter le temps où la chérie le tirait par les cheveux et lui grimpait aux genoux…
Maintenant, quand Micheline entrait dans la chambre, une intimidation soudaine clouait Daniel en place, et, comme il sentait une grande chaleur au visage, il en conclut qu’il rougissait. C’était absurde. Sitôt la jeune fille éloignée, il se chapitrait à part lui, se tançait d’importance et raillait ses sensibilités puériles ; puis, lorsqu’à force de paroles et de gestes, il parvenait à déguiser son émotion, le charme continuait d’opérer au dedans de lui-même, au plein de son cœur qui battait la charge.
Ils recommencèrent leurs promenades.
Micheline avait pris une allure protectrice qui le vieillissait ; elle réglait son pas sur celui de son compagnon, lui signalait les voitures, lui indiquait les flaques d’eau, affectueusement. Quelque douceur qu’il trouvât à s’appuyer au bras de la jeune fille, M. Boniface laissait parfois son amour propre se révolter. Eh ! eh ! il n’avait pas encore soixante ans ! Et, d’une enjambée, il s’échappait de l’autre côté de la route, escaladait un talus :
« Par ici, demoiselle Micheline, par ici. »
Mais Micheline riait, feignant de ne pouvoir le suivre, car elle n’aimait plus marcher dans le sable qui salissait l’ourlet de sa robe et la pointe de ses bottines. Les rues bien pavées où elle s’arrêtait aux vitrines lui plaisaient mieux. Ils entamaient alors de longues conversations sérieuses, et, tout en tournant gentiment ses phrases, Micheline satisfaite, se regardait passer dans les glaces des devantures.
Un matin, ils rencontrèrent une noce descendant de voiture : la mariée, un paquet blanc, les sœurs et les mamans engoncées dans leurs robes de soie ; et alors Daniel se dit que Micheline aussi se marierait un jour.
Cette idée lui était venue en coup de foudre. Un volet s’était ouvert dans son cerveau, découvrant toute une perspective non soupçonnée ; et il rentra chagrin, comme sous la menace d’une catastrophe.
Pendant plusieurs jours, la même pensée l’obséda, le hanta jusque dans ses rêves. Il se renferma dans sa chambre, refusa de sortir, prétextant la migraine ; et tout seul, abattu dans son fauteuil, il travailla son cauchemar, s’en nourrit, le savoura amèrement.
Elle se marierait, c’était certain ; elle s’en irait laissant de nouveau la maison désolée et froide ; et, dans son bonheur égoïste, elle ne se retournerait même pas pour voir ce que deviendrait le vieux Boniface. Ah ! l’ingrate ! Elle le quitterait donc, lui qui l’avait tant chérie, tant choyée ?…
Et une colère douloureuse l’emportait contre Micheline !…
Sans doute, longtemps encore, il aurait sa vie ensoleillée par la présence de la petite, mais ce moment viendrait, inévitablement, où un monsieur quelconque, haï à l’avance, commettrait ce crime d’arracher l’enfant à toutes les vieilles affections profondes du logis.
Et celui qui l’emmènerait, l’aimerait-il assez pour lui épargner les mille froissements – pareils à des piqûres d’épingle – de la vie à deux ? Comprendrait-il bien, parmi les caprices fantasques de cette folle tête, toutes les bontés du cœur ?…
Ah ! si Daniel Boniface eût pu secouer vingt années de ses épaules !
Épouvanté, comme à la pensée d’un sacrilège, M. Boniface se sauva dans le jardin, le visage en feu, la mine si étrangement égarée que Mme Everaerts, qui lavait des salades, courut lui chercher de l’éther et l’avertit de se tenir en garde contre l’apoplexie.
Depuis, quelque effort qu’il fît pour détourner son esprit de la voie hasardeuse où il se sentait entraîné, une manie le posséda. Il fréquenta les mairies, assistant anxieux au mariage de couples inconnus et s’attardant près de la grille pour lire les publications. Plus d’une fois il s’illusionna, s’imaginant déchiffrer tout en haut :
Entre Daniel-Jean Boniface, fils majeur de Claude-Joseph et d’Anne-Marie Sluys décédés, et Micheline-Gabrielle Everaerts, fille mineure de Thomas Pierre et de Ghislaine-Jacqueline Dumoulin.
Et pourquoi pas ?
Après tout, il n’était point encore si vieux : il n’aurait soixante ans qu’à la Toussaint prochaine, et les feuilles poussaient aux arbres. Oh ! s’il osait ! et comme il rendrait la mignonne heureuse !
Et pendant qu’un échevin en habit chamarré bredouillait d’un ton monotone les articles du code à une noce ahurie, M. Boniface, debout au fond de la salle, se grisait de son rêve ; et, dans sa vanité naïve, jamais il n’appréhenda que Micheline pût trouver baroque sa proposition, en rire et la rejeter : il l’aimait tant !
Tout l’été il laissa mijoter son projet dans sa cervelle, eut des alternatives brusques de gaieté et de tristesse. Rien dans ses rapports avec Micheline ne fut changé ; il se montra aussi paternel qu’autrefois, avec une réserve en plus, qu’il s’imposa.
Micheline, maintenant, s’était mise à échanger une correspondance avec la chère tante et les parents qui l’avaient hébergée ; et tandis que la petite, les sourcils plissés et les doigts tachés d’encre, fabriquait laborieusement de longues lettres où le cousin Remy n’était point oublié au post-scriptum, M. Boniface, assis près d’elle, enfourchait son dada, galopait en pleine fantaisie, à la poursuite de ses chimères.
Mme Boniface ! Vrai ! quelque chose de simple et de charmant qui le ravissait sonnait dans ces syllabes. Et comme il serait fier de la promener ! et comme elle aurait des toilettes ! De dot, il n’en voulait point : il était assez riche pour deux ; on joindrait la part de Micheline à celle d’Adrienne que ses vingt-six ans aigrissaient. Et il achèterait une petite maison à la campagne, du côté de Boitsfort, où il aurait un jardin bourré de fleurs et un potager avec des choux et des laitues. On mettrait un tapis dans l’escalier, et près de l’entrée, on suspendrait une lampe en cuivre ciselé qu’on allumerait le soir et qu’on coifferait d’un abat-jour rose, le plus beau qu’il ferait jamais.
« Monsieur Boniface, vous avez l’air d’un conspirateur ! grondait parfois Mme Everaerts, en le menaçant amicalement du doigt.
— Moi ? Allons donc chère madame ! »
Il se défendait mollement, s’imaginant, désirant être compris. Pourtant, il ne se déclara point encore, fixant une date et la reculant sans cesse, tenaillé au moment de parler par une peur qui lui paralysait la langue ; et chaque fois qu’il se décidait, un nouveau prétexte à se taire se rencontrait à propos.
Sauf deux ou trois amies d’Adrienne qui venaient le jeudi, les Everaerts ne recevaient personne. Aussi fut-ce un événement quand la grand’tante Josèphe arriva un beau dimanche, accompagnée de sa fille et de son petit-fils, un monsieur blond qui taquinait Adrienne.
Pendant les trois jours que dura la visite, M. Boniface, par discrétion, se déroba, n’apparaissant qu’aux heures des repas, et se remit au découpage. Il voyait peu Micheline, qui promenait ses parents par la ville, et de savoir qu’elle était loin de lui, une amertume gonflait son cœur. Un soir, elle monta très animée.
« Eh bien, que pensez-vous de mon cousin Remy ? N’est ce pas qu’il est gentil ?…
— Hem !… Il est trop jeune !… Un enfant ! Il va bientôt partir, je suppose ?…
— Oui, demain. Tant pis. Il est très gai. Il sera notaire…
— Ah !…
— Oui. Adrienne trouve que c’est très bien…
— Ah ! Adrienne s’intéresse ?…
— Vous savez qu’on ne fait rien sans son avis. »
Elle s’échappa, d’un bond, comme elle était entrée, laissant M. Boniface méditer à l’aise.
Ouf ! Ce nom d’Adrienne l’avait rassuré. Évidemment ce cousin Remy venait pour l’institutrice. Eh bien, tant mieux. Adrienne était une bonne fille, un peu orgueilleuse : le mariage la corrigerait. Et puisque le vent soufflait de ce côté, pourquoi ne profiterait-il pas de l’occasion pour faire une demande solennelle ? … Tiens, Daniel Boniface, rentier, valait bien un M. Remy Dietz, petit clerc de notaire dans un village perdu !…
Il était descendu ce matin-là, souriant, vainqueur, babillé de noir comme un notaire, avec des souliers vernis et un énorme col dont les pointes lui caressaient les joues.
En bas, dans la cuisine, l’alouette s’égosillait et l’on entendait le grincement du moulin à café.
Il se glissa au jardin, afin d’y préparer, dans le recueillement, ce qu’il dirait tantôt. Mais Micheline qui montait, portant un plat de faïence bleue où la pile des tartines s’était effondrée, l’avait aperçu dans cette toilette solennelle.
« Eh bien, monsieur Boniface, qu’est-ce que cela signifie ? Allez-vous à la noce ?
— Eh ! eh ! pas encore, pas encore, chère demoiselle. Dites-moi, madame votre maman va-t-elle bientôt venir et monsieur votre papa est-il là ?
— Oui… Pourquoi ? »
Goguenard, le petit vieux se frotta les mains.
« Ah ! vous verrez. C’est une chose importante… Vous ne devinez pas ?…
— Non… Vous m’effrayez, monsieur Boniface !… »
Micheline éclata :
« Ah ! mais vous êtes trop drôle avec ce col !…
Elle s’enfuit, et toute la famille accourut bientôt, ramenée en coup de vent.
De loin, M. Boniface commença :
« Eh ! eh ! cela vous intrigue… Vous ne voyez pas ma robe de chambre… Examinez ce coin de cravate, chère madame ; admirez ce point clair confectionné par cette pauvre Angèle… Mais il ne s’agit pas de cela. Hem. Cher monsieur et chère madame, c’est avec une émotion… Non, attendez… Vous ne devinez pas ? Je venais, je suis venu solliciter de votre bienveillance une faveur…
— Ah, je sais, interrompit Micheline ; c’est un paravent, un paravent pour mettre à la tête de votre lit. Non ? ce n’est pas cela ?…
— Ou bien l’autorisation de suspendre au balcon une enseigne de cartonnier, ricana Adrienne. »
Thomas gronda.
« Taisez-vous. Vous êtes des étourdies. Si c’est pour le papier de la chambre, il ne faut pas vous gêner, monsieur Boniface. Ma femme fera venir le tapissier quand il vous plaira ; seulement, je ne donne pas plus de soixante-dix centimes par rouleau, c’est raisonnable… »
M. Boniface, dépité, secoua la tête :
« Non, vous n’y êtes pas. Les paroles me manquent. Je ne dis plus rien. Tantôt… tantôt, ne me pressez pas… »
Thomas reprit, poussé au coude par Micheline :
« Vous me voyez également fort embarrassé, cher monsieur : une de ces demoiselles sollicite à son tour, de votre bienveillance, une faveur qui ne peut que nous honorer… Tenez, mon cher Boniface, je m’en vais vous dire cela tout franc : on se marie ici, oui, ma fille se marie, à peine sortie de l’enfance…
— Hem ! hem ! observa M. Boniface, il me semble que mademoiselle… Enfin, tant mieux, certainement… Et c’est M. Remy…
— Comment, vous savez !
— Parbleu !… Et mes félicitations bien sincères, mademoiselle Adrienne… »
De toutes ses forces il pressait les mains de l’institutrice interloquée…
Micheline protesta timidement :
« Monsieur Boniface, vous vous trompez… Ce n’est pas Adrienne…
— Hein !…
— C’est moi, moi, Micheline… »
Le petit vieux s’arrêta, les yeux saillants dans son visage rouge bizarrement contracté. Quelle vilaine plaisanterie ! et comme on lui a fait peur ! La petite se marie !… Il rêve, bien sûr. Mais non ; toutes les mines sont sérieuses. On s’étonne de son étonnement à lui, et Thomas ajoute d’une voix grave et contrite, comme pour une excuse :
« C’est la petite… enfin. Qui l’eût dit, monsieur Boniface ! Oui, qui l’eut dit ! »
M. Boniface s’est affaissé clans le fauteuil, très pâle maintenant, hochant doucement la tête. Une rosace du tapis fixe son regard, qui s’amuse niaisement à suivre les enroulements compliqués du dessin parmi les couleurs vives, tandis que sous son crâne les pensées s’entrechoquent obscurément. Il a la perception de quelque chose qui s’écroule en lui, mais le coup, trop violent, l’a étourdi, lui rend la douleur confuse…
Micheline de sa voix douce l’interroge :
« On dirait que cela vous fait de la peine, monsieur Boniface ?… »
Un rire nerveux secoue le petit vieux.
« À moi ? Au contraire… je suis ravi… »
Brusquement il se lève, gagne la porte et gravit l’escalier d’un pas plus alerte qu’il y a vingt ans.
Et tandis que Thomas Everaerts, l’index posé sur le front, murmure : « Décidément, ce cher Boniface se ramollit !… » dans sa chambre, en haut, le pauvre vieux, dont l’émotion se fait jour, a déplié son grand mouchoir rouge. Il pleure.
Marie Mercier
« Comment on oublie », in Revue de Belgique, 16e année, t. 49, 15 mars 1885, p. 263-279.
Quand elle fut morte, il eut une colère contre elle qui s’en allait ainsi, brusquement, sans lui dire adieu ; et comme les médecins, ses confrères, que dans son affolement il avait appelés, se retiraient, graves, – le plus vieux avec un haussement imperceptible des épaules, – il la prit, la secoua, lui cria que c’était mal de ne pas répondre, de ne pas bouger, et qu’il ne lui pardonnerait jamais.
Mais elle retombait inerte sur l’oreiller, parmi le désordre de ses cheveux. Et les lèvres serrées dans la dernière convulsion, le front contracté accusaient la lutte, la résistance de quelqu’un qu’on entraîne à contre-gré.
À terre et sur les meubles, des linges traînaient, exhalant l’odeur sucrée de l’éther répandu. Dans un coin, la sœur de la morte, Mathilde, sanglotait nerveusement, ne pouvant pleurer, avec des interjections sourdes.
Annie, la belle-sœur, restée plus calme, rangeait une chaise par-ci, ramassait un chiffon par-là, mettait en ordre, instinctivement, et laissait les larmes couler sur ses joues.
Elle s’approcha de son frère, et, l’appelant d’un petit nom d’enfance, elle voulut l’écarter du lit :
« Eddy, Eddy… » supplia-t-elle.
Mais Hayez la bouscula. Qu’est-ce qu’on voulait ? Il ne quitterait pas sa femme, sans doute, son Emma… Les autres pouvaient s’en aller… Oui, il voulait rester seul, sans personne, ni Mathilde même, ni Zaza non plus…
Et il les poussa dehors avec de grands gestes hagards.
Ah ! elle était morte ! La tête appuyée au lit, longtemps il se lamenta, répétant à Emma les choses qu’il lui avait dites au temps où ils s’aimèrent, s’emportant et s’attendrissant tour à tour, avec des phrases éparses que les gémissements brisaient.
Que lui avait-il fait pour qu’elle l’abandonnât si vite ? Et ne l’avait-il pas assez chérie ? Et pourquoi une autre, moins adorée, moins nécessaire, n’était-elle pas morte plutôt ? Oui, une autre, fût-ce Annie ou Zaza… Mais pas elle ! Car c’était un crime qu’elle ne fût plus là !… C’était un vol qu’elle lui faisait !…
Et ainsi, toutes les folies que son cerveau en délire lui inspirait, il les cria devant la morte solennelle et comme dédaigneuse. Puis il pressait les mains refroidies d’Emma ; ce pouce replié, cette attitude de cadavre le navrait. Doucement il relevait le pouce, le retenait un instant, car il lui semblait qu’ainsi elle était un peu moins morte… et, à chaque fois, l’heure avançant, le pouce résistait davantage : enfin, il ne put plus le relever.
Peu à peu, les yeux bleus ternis s’effaçaient, les traits s’effilaient, détendus en une expression mécontente ; et dans l’obscurité qui tombait, il ne distingua plus qu’une forme rigide sous les draps.
L’odeur de l’éther le grisait : il ouvrit la fenêtre, et le brouillard, épaissi vers le soir, entra en ondes glacées. Dans la cour voisine, un chien aboyait, et sur les toits bruissait la chanson triste des fils téléphoniques.
Leurs vibrations affectaient péniblement Emma depuis un temps ; quand elle montait au grenier, avec la servante, pour étendre le linge mouillé, elle se mettait à chanter, afin de ne pas entendre le grincement métallique des cordes entrechoquées.
Par intervalles réguliers, la corne du tramway, rauque, lugubre, sonnait, coupant la veillée d’un appel sinistre. Et Hayez songea que le dimanche encore il s’était échappé vers le Bois avec Emma, laissant la maison à la garde d’Annie. Au retour, Emma se fatiguant à cause de ses bottines neuves, ils avaient pris le tramway. Elle s’effrayait à la montée ; appuyée au grillage vert de la plate-forme, elle fermait ses yeux, qu’un vertige troublait, et elle riait de sentir le vent lui souffler au visage la poussière ténue et la vapeur de la machine. Au haut de la pente, où ils s’arrêtaient, elle disait : Déjà ! comme une enfant… Elle n’irait plus, maintenant.
Alors il pensa au corbillard qui emporterait la chérie par le même chemin, et un sanglot l’étrangla.
Cependant, Zaza priait à la porte :
« Édouard, s’il te plaît… »
Car l’ensevelisseuse, une voisine, attendait en bas et s’impatientait : on tardait trop, ce ne serait pas facile.
Hayez ouvrit en reconnaissant la voix, et Zaza s’accrocha à lui, le tira par l’escalier.
Oh ! il voulait bien la suivre ! Zaza était, entre ses sœurs, la plus charmante et la mieux aimée… Seulement, qu’est-ce que cette vilaine femme allait faire à Emma ?
Annie monta préparer tout pour la dernière toilette ; une activité silencieuse, qu’elle gardait dans l’affliction même, la désignait pour les besognes douloureuses. Elle trouva la femme bougonnant, branlant longuement son bonnet de deuil.
« Ouvrir la fenêtre, Juseke lieve ! Était-ce permis ! Monsieur devait bien savoir… Madame serait trop vite laide… »
Et comme Annie étalait sur un fauteuil la robe de mariée, encore toute fraîche, d’Emma, la vieille fit observer que c’était dommage, une si belle étoffe ! La soie une fois teinte, mademoiselle aurait pu s’en faire un joli costume !
Le lendemain, malgré les instances des beaux-parents qui s’offraient à faire les démarches nécessaires, Hayez voulut régler lui-même les menus détails de l’enterrement. Une âcre volupté lui venait de ce qu’il souffrait. Il ne permettrait pas qu’on lui rognât une part de sa douleur ; il la connaîtrait tout entière, sous ses formes multiples, avec ce que les conventions du dehors y ajouteraient de vulgarité poignante.
D’abord, c’était la déclaration à la maison communale. L’employé, un petit vieux aimable, qui souriait aux gens en deuil, par habitude de sourire aux nouveaux mariés, déposa sa tartine sur le bord du pupitre, et répéta lentement en faisant crier sa plume sur le papier rude du registre :
« Nous disons donc : Laure-Emma-Adeline…
— S’il vous plaît, monsieur, le nom de la décédée ?… »
Puis, ce fut la commande du cercueil : le faux visage attristé du marchand funèbre qui vous parle zinc et chêne, « un article de confiance » ; la rangée lugubre des spécimens devant lesquels on vous fait défiler ; et la voix larmoyante de la dame de la maison, présentant à monsieur des couronnes « tout ce qu’il y a de mieux, avec les violettes en soie, bon teint… » tandis que le mari prend la liberté de recommander un sien parent pour le monument et l’inscription.
Hayez sortit de là exaspéré, avec, dans les doigts, une crispation pour étrangler ces rapaces qui vivent de cadavres, ces vendeurs de regrets en perles dont les ongles aigus de commerçants âpres s’acharnaient après son amour défunt.
Il n’en pouvait plus ; c’était assez ; il deviendrait fou plutôt.
Et Mathilde se chargea de rédiger les lettres de faire-part, de longues lettres – car la famille était nombreuse – où la nomenclature se fait par ordre de parenté, sans omission de la grand’tante ou de l’arrière-cousin.
Hayez n’aurait pas voulu de prêtres. Sa science de médecin, qui, nulle part dans le corps, n’avait pu découvrir le siège de l’âme, le rendait sceptique ; et Emma, depuis leur mariage, s’était déshabituée de l’église.
Mais la famille se récria.
Que dirait le monde ? Ce serait un scandale. Il n’y aurait qu’un blâme universel…
Le beau, père, qui s’exaltait, prononça les mots d’« odieuse économie » ; mais Mathilde le regarda : il se tut. Annie pleurait sans bruit, et Zaza, pour convaincre son frère, dit que ce serait si beau : les grandes draperies noires, les enfants de chœur avec leurs dentelles blanches, les cierges et l’orgue, et tout ça… et qu’Emma serait contente, bien sûr.
Alors il céda, lassé, écœuré, pour n’avoir pas à discuter davantage, et Annie se rendit chez le curé.
Parfois, il semblait à Hayez qu’on avait crié son nom en haut. Repoussant Zaza brutalement, il gravissait l’étage, poussé par un espoir absurde que sa raison réprouvait : elle vivait encore, qui sait ? Mais Emma, maintenant parée comme pour ses noces, avait pris un air solennel, une lividité effrayante dans sa longue robe à reflets glacés ; et les taches bleuâtres qui plaquaient les joues s’étendaient…
La retrouver ainsi, enfoncée de plus en plus dans l’anéantissement, marquée de tous les signes irrémédiables du cadavre, c’était pour Hayez comme s’il l’avait de nouveau perdue.
De la fenêtre, il guetta le cercueil.
Il vit une charrette basse, avec le nom du menuisier peint en blanc sur les côtés ; dessus, un drap de serge noire cachant quelque chose.
Puis des pas lourds montèrent.
On déposa le cercueil au pied du lit.
Machinalement, Hayez le contempla. C’était étroit ! On la mettrait là-dedans ! …
Le menuisier, un maigre à barbe rousse, l’interrogea complaisamment :
« C’est soigné, n’est-ce pas, monsieur ? »
Hayez fit ajouter un coussin pour la tête, et, lui-même, il voulut déposer Emma dans la bière. Cette masse sans résistance que le poids entraînait, ce quelque chose de mou, d’inanimé qui oscillait entre ses bras, lui envoya un frisson d’angoisse ; il trébucha et faillit laisser tomber le corps.
Sur le capitonnage en satin bleu, l’ensevelisseuse arrangea la défunte, replaça une mèche de cheveux, tendit les plis de la jupe méthodiquement…
Le menuisier s’assura que tout était en ordre : le coude droit replié gênerait la fermeture… il força l’articulation avec un petit craquement sec, puis il dit à son compagnon qui se tenait près de la porte, un réchaud à la main :
« Joseph, donnez l’esprit de vin. »
Hayez s’était enfui.
…
Annie lui toucha l’épaule légèrement :
« Dis, si tu t’habillais, veux-tu ?… Dix heures vont sonner. »
C’était pour onze heures, le service. Annie n’avait point marchandé ; les choses seraient bien faites : une messe en musique, trois prêtres, leurs plus riches ornements au dos, et des cierges à profusion.
Les « amis et connaissances » commencèrent d’arriver en une foule mêlée, où de rares visages familiers se perdent parmi le tas de ceux qu’on connaît moins, — anciens camarades d’études, fournisseurs de la maison, voisins que l’on hésite à étiqueter d’un nom, — les uns accourus par sympathie, la plupart conduits par une curiosité indifférente de badauds.
Chacun déposait sa carte sur un plateau. Les intimes serraient la main d’Hayez, très accablé, murmuraient quelques paroles apitoyées. Et les deux pièces du rez-de-chaussée s’emplissaient au milieu du silence respectueux. Dans le corridor, où les assistants, trop nombreux, refluaient, on se gênait moins ; des conversations s’engageaient en chuchotements.
« Une gentille habitation ; spacieuse… Tiens ! il y a un jardin…
— Cet Hayez, un idiot. Médiocre clientèle. Ne sait pas se faire une spécialité…
— Ah bah !… Elle était jolie ?
— Peuh ! Une boulotte. Trop blonde. La sœur est mieux. »
Un gros monsieur fit remarquer qu’Hayez manquait de tenue : « On est stoïque, que diable ! »
Comme les prêtres étaient là, les croque-morts engouffrèrent le cercueil dans le corbillard, et aux quatre coins, derrière les touffes de plumes noires, on accrocha les couronnes.
Hayez suivit, soutenu par ses beaux-frères, et la volée cahotante des cloches battait durement dans sa tête.
À l’église, dont le porche s’encombrait, le bedeau mena la famille dans le chœur, près du catafalque, mesquinement drapé de jaune et de noir, au milieu d’un cercle de vingt cierges. Un tumulte de chaises, un traînement de pieds crièrent sur les dalles ; et des femmes, qu’un instinct de pitié solidaire avait attardées là, pleurèrent très sincèrement sur la trépassée, comme sur une sœur inconnue.
Dans le fond, l’orgue s’ébranla en une clameur assourdie ; et, près de l’autel où l’officiant montait, un enfant de chœur faisait grincer espièglement les chaînettes de son encensoir.
Hayez se rappela qu’elle aimait le parfum de l’encens. Souvent, elle en jetait quelques grains, à la dérobée, sur le poêle rougi, et s’amusait des doléances d’Annie, que l’odeur incommodait.
Il y avait des fleurs qu’Emma ne pouvait souffrir : les pensées, avec leurs pétales striés de violet, dont la disposition simule une tête de chat. Elle n’aimait non plus les plumes de paon, à cause des gros yeux ronds qui vous regardent. Le noir surtout lui déplaisait : « Je ne voudrais porter le deuil qu’en gris… » disait-elle. Elle était remuante, tapageuse, avait des rires pour un rien.
À déjeuner, le matin, il lui fallait son thé très fort ; et quand Annie faisait rôtir le pain, c’était une joie !…
À la file, des souvenirs de leur vie à deux levaient en lui, incohérents, disparates ; et le grondement de l’orgue, alternant avec les psalmodies, lui parvenait de très loin, comme un murmure de vagues.
Cependant la messe se prolongeait.
C’était donc pour Emma, ces chants de terreur, les gestes bizarres et les voix sinistres de ces prêtres ? Requiescat, disaient-ils. Elle reposerait à jamais, et toutes les cérémonies étranges, les prières perdues qu’ils prodiguaient ainsi, n’y pourraient rien. Une impatience gagnait Hayez. Qu’avaient-ils à gémir sur elle ? L’avaient-ils aimée ou seulement connue ? Il était jaloux de ces hommes qui s’arrogeaient le droit de pleurer avec lui…
Un enfant de chœur lui mit un cierge dans la main, et il dut faire le tour du catafalque ; puis un autre vint après lui, puis un autre encore, et tous ceux qui avaient escorté le cadavre. Et les cierges passés à la ronde, donnés et repris par l’enfant de chœur, formaient une procession fantastique de petites lueurs tremblotantes.
Derrière, l’église se vida. La cire crépitait, fondait en larmes brûlantes. Bientôt ce fut fini…
L’air vif du dehors étourdit Hayez davantage. Il sentit le roulement de la voiture qui l’emportait, puis, de nouveau, le vent le piqua aux yeux. Il pleuvait. Un refrain qu’elle chantait le harcelait de son allure de valse ; il l’entendait tourner sous son crâne engourdi, distinctement, avec toutes les notes sautillantes…
Des croix, des pierres partout, des carrés de fleurs engrillagés. Du monde – moins de monde – autour de lui.
Le frottement du cercueil qu’on glissait dans le caveau, le sortit de sa prostration. Il cria : « Emma, Emma ! »
L’ordonnateur des inhumations fit : « Chut, chut, » discrètement.
Les meubles étaient demeurés en place, comme lorsqu’elle vivait. À gauche, près de la cheminée, le buffet où s’étalait le service à thé – un cadeau de l’oncle de Malines – dont on maniait les pièces avec vénération, et qu’Emma seule osait épousseter ; à droite, le piano chargé de partitions reliées en rouge ; puis les chaises rangées à deux doigts du mur, avec la pleine lumière de la fenêtre haute luisant sur le poli du noyer.
Au jardin, des roses de Noël allaient fleurir.
On eût dit qu’elle était sortie, qu’elle rentrerait tout à l’heure.
Cette indifférence des objets familiers choqua Hayez ; il eut envie de briser quelque chose, de défaire ce bel ordre glacial, pour qu’on pût voir au moins que la maîtresse n’était plus là.
Dans leur chambre, en haut, il bouleversa tout, vida les armoires, prit deux journées pour faire un triage… Finalement, il garda quelques menus bijoux à l’usage d’Emma, et un vieux cahier d’écolière rempli d’une grosse écriture maladroite, puis il pria Mathilde d’emporter le reste.
Il passait des heures, le front collé à la vitre, à regarder tourbillonner la neige sur la place. Et dans cette neige, peu à peu, un trou se creusait, où ses yeux, hypnotisés par toute cette blancheur tournoyante, distinguaient la forme amincie d’Emma, le bras droit replié, l’épaule mal à l’aise, comme on l’avait couchée au cercueil.
Les nuits, il ne put dormir. Des hallucinations folles le hantaient : il supposait qu’elle n’était point tout à fait insensible encore, et que le froid la faisait souffrir, et qu’elle s’ennuyait longuement à regretter la maison.
Un cauchemar autre le posséda :
Les soirs qu’il tentait de s’absorber en la lecture d’un traité quelconque de médecine, une phrase, un mot l’arrêtait, et, par analogie, le forçait irrésistiblement de suivre en esprit toutes les phases de la décomposition des cadavres. Elle serait ainsi ? Non, c’était trop horrible !… Il repoussait le livre, avec une exclamation gutturale qui faisait tressauter Zaza.
Alors, sans lever les yeux de dessus son crochet de buis, où la laine noire s’enroulait d’un mouvement continu, Annie entamait de longues consolations cruelles, et Zaza, impatiemment, la tirait par la manche pour la faire taire.
Les clientes d’Hayez le visitèrent à la file, prétextant leurs nerfs et lui amenant leurs amies. Car l’histoire s’était répandue aux environs, et le récit de la mort de madame, savamment dramatisé, fit longtemps les frais des cancans dans les magasins du voisinage.
Une vogue nouvelle en résulta pour Hayez, que les dames vinrent consulter au moindre bobo, émues de compassion, poussées aussi par un désir inconscient de voir comment ça souffrait, un homme ! Mais Hayez, froid, correct, en déconcerta quelques-unes ; d’autres s’entêtèrent, s’éprirent pour lui d’une belle affection platonique… — Ce pauvre docteur, vraiment, il était bien intéressant !
Hayez s’isola. Il fut avare de son chagrin, n’en éparpilla point les miettes en plaintes banales, et, méprisant de haut tout ce bonheur des autres, il prit en égale indifférence ce qui vivait autour de lui.
Dans cette disgrâce, Mathilde fut épargnée.
Elle vint souvent, plus souvent qu’autrefois, comme avec un souci de suppléer sa sœur absente. Hayez connaissait l’heure, vers la brune, et le coup de sonnette un peu sec. Il montait, laissant Annie et Zaza attablées à la cuisine.
Lentement, à cause du long voile de crêpe, Mathilde se débarrassait de son chapeau dans l’obscurité tombante du salon.
« Édouard, vous faut-il de la lumière ? » demandait-elle. Et lui répondait toujours :
« Non, chère, restons ainsi, si vous le voulez bien. »
Ils s’asseyaient côte à côte sur le canapé, et demeuraient sans rien dire. Car le silence, ainsi gardé, les accommodait mieux, et ils s’y sentaient vivre de la même émotion et songer les mêmes pensées. La chute des charbons dans le cendrier du poêle, scandant le tapage clair des assiettes qu’Annie empilait en bas, donnait à la pièce close un air d’intimité où leur peine se mettait à l’aise, prenait une douceur alanguie.
Les mains de Mathilde, posées sur ses genoux, faisaient deux taches blanches sur sa jupe, et Hayez ne voyait d’elle rien d’autre.
Parfois il disait :
« Nous irons là-bas demain.
— Oui ; les fleurs de l’autre jour seront fanées. »
Il s’illusionnait. C’était la voix d’Emma, le timbre à peine plus grave, et la façon pareille d’effacer les r.
Et ce tête-à-tête, dont tous deux percevaient une jouissance amère et délicate, se rompait brusquement à l’entrée de Zaza portant la lampe allumée.
Mathilde accompagna Hayez dans ses visites au cimetière. Elle fixa un jour : le jeudi. D’ordinaire, elle assistait au dîner. On mangeait peu, silencieusement. De temps en temps, Annie, qu’un attendrissement regagnait à la vue de tout ce noir de leurs robes, disait entre deux bouchées :
« Cette pauvre Emma ! Tenez, Mathilde, vous êtes là justement à sa place, et c’est de son couvert que vous vous servez… »
Ils partaient, Mathilde cachant sous son voile un tas de fleurs prises à la serre, et de loin ils apercevaient le long mur blanc. Tandis qu’elle époussetait avec son mouchoir les pierres basses du monument et qu’elle rejetait dans le gazon les anciens bouquets séchés, Hayez songeait.
… Quand ils étaient venus, à la Toussaint passée, en l’honneur des parents défunts, elle avait épelé son nom : Laure-Emma-Adeline… 1860 — gravé d’avance sur la plaque de marbre. Et elle plaisantait, la joyeuse fille, disant qu’on n’y ajouterait point si tôt la date finale.
Même, Annie fut très choquée…
Le monument, entassé, déplaisait maintenant à Hayez. C’était trop lourd avec ces grosses chaînes scellées ; puis, on ne savait où mettre les fleurs. Il ferait changer cela.
Un joli temps de fin d’hiver ensoleillait la campagne, où les moineaux piaillaient par bandes dans les chemins. Le vent soufflait tiède, et Mathilde avait chaud sous son crêpe.
« Le printemps vient, » soupirait-elle.
Il inclinait la tête en réponse. Mais qu’est-ce que ça leur faisait, le printemps !
Au cours de la saison, Hayez se prit à ressasser dans sa mémoire toutes les choses passées.
C’étaient les billets écrits an crayon, près du tonneau de bière, tandis que la carafe débordait parmi les pommes de terre, et que la grosse voix du père grondait en haut : « Qu’est-ce qu’Emma tripote dans la cave ? »
Car le père résistait. Elle était trop jeune, Hayez pauvre, sans renommée encore. Enfin, on verrait plus tard.
Puis, c’étaient les deux ou trois rendez-vous où elle accourut affolée, tremblant qu’on ne l’eût suivie. Et aussi sa révolte, un soir, devant le refus définitif du père, alors qu’elle avait osé dire pour la première fois : « Je veux, oh ! je veux ! »
Et elle s’était évanouie après ce grand effort, la pauvrette…
Cependant, dans la maison tout avait repris l’allure accoutumée. Zaza ne s’empêchait plus de sauter dans l’escalier, et, tout en maniant son crochet, Annie chantonnait de petits airs flamands. On risqua une excursion à Groenendael, et, vers l’automne, on se permit d’éclaircir de gris les toilettes.
Des amis revinrent, emmenèrent Hayez qui d’abord s’était défendu. Annie proposa timidement de donner une soirée, oh ! tout intime. Elle s’était déjà assuré la présence de la vieille Mme Mahaux, qui chaperonnerait. Hayez se récria, voulut consulter Mathilde.
« Pourquoi non ? Vous ne pouvez pas cloîtrer vos sœurs. Nous aurons Mahaux, l’avocat : il est fort drôle. »
Et ce jour-là, il arriva à Hayez cette chose inconcevable d’avoir ri ! Il avait ri, lui, triste à jamais ! Et il se tourmentait, se reprochant cet affreux rire comme un outrage fait à la morte. Aussi, c’était la faute de ce gros Mahaux, avec sa sotte façon de couper les huîtres en quatre !… Mathilde avait ri comme lui… Tout cela l’inquiéta. Il s’interrogea, ausculta sa douleur, et fut heureux de la sentir palpiter, bien vivace, au plein de sa chair. Des détails, pourtant, se perdaient parmi ses souvenirs. Depuis un temps, quand il fermait les yeux, les traits d’Emma lui apparaissaient moins distincts, fondus comme sur une photographie très ancienne ; et les ornements de cuivre du cercueil, dont les dessins se détachaient si clairs autrefois, sont brouillés maintenant dans sa tête.
« Qu’en pensez-vous, Mathilde ?
— C’est bien, tout à fait bien. »
Et Mathilde fit quelques pas en arrière pour mieux juger de l’immense glace que l’ouvrier achevait de poser.
Dans la perspective reculée, elle s’apercevait toute mignonne, avec sa robe d’été à mille fleurs ; et le ton brun des meubles, faisant repoussoir, la découpait en vignette au milieu du cadre énorme.
Cet acajou et ce velours rouge qu’Emma avait apportés en mariage étaient bien bourgeois. On vint de la salle de ventes, un jour, chercher le tout ; et il y eut, dans la pièce assombrie par l’épaisseur des rideaux, de grands buffets en chêne plaqué de cuivre et des escabeaux étrangement sculptés. Mathilde recolla patiemment de très vieilles assiettes japonaises trouvées au grenier sous un tas de foin, et le fameux service à thé de l’oncle alla parader à la cuisine. — Porcelaine de pacotille, avait dit Hayez.
Annie venait d’avoir son premier cheveu gris et Zaza sa première robe longue ; car trois ans étaient passés depuis qu’on avait pris le deuil.
Peu à peu, les visites au cimetière étaient devenues moins fréquentes. Un jeudi, Hayez, appelé en consultation, ne put accompagner Mathilde. On remit au dimanche. Le dimanche, il plut ; les chemins étaient détrempés, ce serait, folie ! Il plut tout le mois. Puis, les fleurs étaient rares, les rosiers avaient gelé, et des bouquets toujours plus petits furent portés en hâte par Mathilde, entre un bonjour à Mme Mahaux et une commande à la couturière. Bientôt la clientèle augmentante empêcha Hayez totalement. Cette pauvre Emma ! vraiment, c’était horrible ! On ne le laisserait donc jamais souffrir en paix ! Mais il ne pouvait, absolument. Un printemps humide ; tant de malades ! Plus tard, il irait, bien sûr…
Et le pèlerinage ne s’accomplit plus qu’une fois l’an, au jour banal marqué par l’usage.
Dans la maison transformée, la domination de Mathilde s’était naturellement imposée. Après la mort d’Emma, le ménage périclitait sous la direction un peu molle d’Annie ; les servantes gaspillèrent ; ni le boucher, ni le boulanger n’avaient été payés, et l’on commençait à jaser ferme chez la verdurière. Au milieu de ce désordre, venu si vite, Annie s’épouvanta, pria Mathilde de la tirer d’ennui. Et ce fut tôt fait de remettre le tout en bon état, de régler les comptes et d’ordonner la dépense. L’autorité ainsi conquise, Mathilde la garda entière, et les servantes nouvelles, le jour de leur entrée, lui disaient : Madame. Du reste, Annie se réjouissait de cette tutelle qui la déchargeait de tous soins. Les rares absences de Mathilde la bouleversaient ; elle trottait du salon à la cuisine, son peloton de fil à crocheter sautillant sur ses talons, et elle se lamentait auprès de la bonne : « Ah ! Sanne, je ne sais ce que j’ai. Est-ce qu’un malheur va m’arriver ? On dirait que quelque chose me manque. Tenez, Sanne, allez chercher Mlle Mathilde ; moi, je pèlerai les asperges. »
Sanne y courait dare-dare, inutilement. À midi, Hayez, qui rentrait, s’inquiétait à son tour, dînait à peine, et l’on se mettait en campagne, qui d’un côté, qui de l’autre, jusqu’à ce qu’on découvrît Mathilde occupée à confire les cornichons chez la vieille Mme Mahaux.
Car Mathilde était experte en ces besognes, et les détails grossiers du ménage ne la dégoûtaient pas. Puis elle avait une manière gentille d’arranger toutes choses, et savait donner un air avenant au salon froid et gourmé, rien qu’en déplaçant une chaise, en disposant les plis d’un rideau. Même, une fois qu’on attendait les Mahaux à déjeuner, elle imagina d’emplir de grandes chrysanthèmes un pot de grès à fleurs bleues qu’elle emprunta à la cuisine, et posa son beurrier ainsi garni au milieu de la nappe bise, en guise de surtout. Annie cria à l’abomination ; mais Hayez trouva cela d’un joli effet, et Mahaux, l’avocat, s’extasia, avec de longs gestes, comme pour une plaidoirie.
On avait de bonnes soirées tranquilles, surtout en hiver. Mathilde restait. Souvent Mme Mahaux arrivait avec son fils et sa chatte, fourrée dans un cabas, parmi les chaussettes à remailler. On s’installait au hasard autour de la table trop petite, et l’on était très serré et l’on avait très chaud : « À cause de la nouvelle suspension à gaz », expliquait Annie. Dehors, les bruits s’étouffaient et le jardin était sous la neige. Si bien qu’à voir le contraste des vitres que la gelée intense décorait, ils se sentaient tout réconfortés par une sensation de bien-être complet, où pas un regret n’avait place.
Mahaux, l’avocat, qui grillait ses bottes aux chenets du foyer, soupirait par intervalles la même phrase, d’un accent pénétré :
« On est bien, chez toi, Hayez ! »
Annie et la vieille dame jasaient infatigablement, en controverse sur une question importante de tricot ; elles n’interrompaient leur papotage que pour vider la tasse où Zaza venait de verser le thé bouillant. — Du thé vert, très fort, comme Emma l’aimait autrefois… il y avait bien longtemps : — Mathilde parlait peu, piquait son aiguille activement dans une tapisserie délaissée par Zaza ; parfois ses laines s’égaraient sous la chatte de Mme Mahaux ; et du coin plein d’ombre où il avait reculé son fauteuil, Rayez s’abîmait dans la contemplation de sa belle-sœur.
Et il découvrait qu’elle était charmante, presque brune, avec des yeux couleur de noisette, plus élancée, plus piquante cent fois qu’Emma.
Car – il se l’avouait à présent – la chère disparue était un peu blonde, un peu petite, un peu boulotte… Quand il avait connu l’aînée, la cadette, Mathilde, ne lui représentait qu’une maigre fillette en croissance, gênée de ses bras trop longs, qu’elle ne savait où mettre. Comment, dans ce temps-là, n’avait-il point remarqué les grands cils de ces yeux noisette ?
Depuis que leurs excursions vers le cimetière avaient cessé, Hayez voyait rarement Mathilde seule ; et l’acquisition du malencontreux lustre à gaz – une fantaisie d’Annie – avait mis fin à leurs tête-à-tête dans l’obscurité tombante.
Un dimanche de mars, avant de partir pour la messe, Annie, tourmentée d’un secret qui lui pesait de la veille, dit à son frère :
« Tu ne sais pas ?… Mme Mahaux convoite notre Mathilde !… »
Hayez, qui lisait, bâilla un « Ah ! » distrait.
« Écoute donc… convoite Mathilde pour son fils Paul. Oui. Dans huit jours, elle fera une demande solennelle au père… qui consentira. Mathilde, elle, ne sait encore rien. Elle sera très heureuse, nous y comptons ; car je suis du complot. »
Hayez s’était levé, animé d’une colère sourde contre cette incorrigible radoteuse d’Annie. Le plioir qu’il tenait se cassa d’un coup sec.
« Mathilde à Mahaux ? Mathilde au gros Mahaux ? Jamais !
— Pourquoi ? Mahaux est riche… avocat distingué… brillante clientèle… convenable sous tous les rapports…
— Jamais, te dis-je. Il ajouta entre ses dents : Je ne veux pas, moi. »
Annie s’étonna : Est-ce qu’on le consulterait seulement.
Mathilde, à Mahaux ! Ils étaient fous. Et quelle perfidie d’avoir combiné ce rapt en cachette ! Ce Mahaux, avec sa franchise bruyante, n’était qu’un affreux traître ; cette vieille mère, si digne, qu’une entremetteuse en cheveux blancs ; et c’étaient des masques, ces bonnes figures loyales. Oh ! il leur dirait tantôt leur infamie, et que c’est odieux de méditer pareilles entreprises…
Ce premier accès de rancune calmé, Hayez se raisonna amèrement. Après tout, il n’était rien dans la vie de Mathilde ; aucun lien ne la lui avait soumise, et, si elle croyait son chemin ailleurs tracé, il ne la retiendrait pas… Mais tout cela lui causait une peine profonde, un bouleversement douloureux de son existence…
Le soir, quand il revit les Mahaux, placidement attablés chez lui, sa haine s’exaspéra. Il bouscula le fils, fit grise mine à la mère et marcha sur la queue de la minette, qui miaula plaintivement.
Tandis que Mme Mahaux et Annie palpaient tendrement la chatte gémissante, et malgré le regard dont Paul Mahaux l’avait suivi, Hayez entraîna Mathilde dans le corridor.
« Il faut que je vous parle. Ne riez pas : c’est très sérieux. Et, sévère, avec un ton brusque d’interrogatoire, il lui dit rapidement, car la servante montait l’escalier : — Mahaux vous aime. Le saviez-vous ? »
Non… Oui… Elle ignorait… C’est-à-dire, elle s’en doutait bien un peu. C’était ainsi ? Tant pis. Elle avait du chagrin, à cause de Mahaux, un brave garçon… mais elle ne voulait pas, non, jamais. Et lui, Eddy, il avait donc pensé qu’elle pourrait aimer Mahaux ; il avait cru cela d’elle ! C’était mal très mal.
La voix de Mathilde faiblissait, et elle ouvrait ses yeux très grands pour ne point laisser tomber de larmes. Puis, très vite, elle parla d’autre chose. Il y avait une réparation à faire à la tombe, là-bas… une pierre fendue par la gelée, une chaîne détachée, elle ne savait plus…
Et quand ils rentrèrent au salon, Mathilde avait les joues trop rouges, Hayez serra trop fort la main de Paul Mahaux ahuri, fit des excuses trop longues à Mme Mahaux et laissa la minette encore méfiante grimper dans son gilet, sous l’œil courroucé d’Annie.
…
Comme autrefois, ils prirent le chemin du cimetière. Le verglas, sur la chaussée en pente, força Mathilde d’accepter le bras de son beau-frère. Ils eussent désiré d’être tristes, mais ils se sentaient un grand bonheur sans causes, dont ils gardaient un scrupule. Le soleil montait à travers un fin brouillard, et Mathilde avait chaud sous ses fourrures. Sur un talus, ils découvrirent une perce-neige, en éprouvèrent une joie d’enfant, sitôt réprimée, par décorum, à la grille surmontée d’une croix.
Hayez dit : « Voici le printemps. »
Mathilde sourit, inclina la tête en réponse et s’appuya plus intimement contre son compagnon, car le pied s’enlisait dans la terre plus grasse… Ils enjambèrent des tombes pour arriver plus vite.
D’un coup d’œil, Hayez apprécia le dégât. Oh ! peu de chose : on préviendrait le marbrier en revenant. Ils s’arrêtèrent un instant, devant le monument si longtemps délaissé, sans paroles, embarrassés, dans une attitude contrite de coupables ; et il leur semblait qu’un reproche sortait de ces pierres souillées de boue…
Hayez soupira : « Pauvre Emma ! pauvre Emma ! »
Mathilde rapprocha son mouchoir de son visage. Mais c’était en vain que, très sincèrement, ils s’efforçaient de rappeler l’émotion ancienne. Leurs cœurs battaient calmes, leurs yeux restaient secs. Devant cette tombe, où ils avaient crié leur désolation outrée, ils demeuraient indifférents comme en face d’une sépulture étrangère. Hayez, naïvement, s’étonna d’abord ; puis, acceptant la douce violence des choses accomplies, il comprit que maintenant il aimait l’autre — Mathilde.
Marie Mercier
« Une vie d’enfant », in Revue de Belgique, 18e année, t. 54, 15 octobre 1886, p. 148-178 ; et 15 novembre 1886, p. 305-334.
Première partie et Deuxième partie
À la mémoire de Louis M…
Ils sont seuls maintenant. Par une habitude d’hiver, le vieux Delhaye s’est assis près du poêle, que la rouille détruit par places, et, très mélancoliquement, fume à courtes bouffées sa pipe qui s’éteint. La femme, Eugénie, vague de-ci, de-là, range distraitement de petites jattes à bordure rose dans la haute armoire, dont un papier découpé en festons protège les planches.
Un pépiement continu d’oiseaux révèle, près du plafond, la présence de nids dans des cages. Le prospectus illustré d’une maison de confections de Mons, une mauvaise lithographie représentant Dessous-le-Moustier en prison, plaquent leur banalité sur la tapisserie fanée des murs ; et l’horloge allonge sa chaîne, que des ferrailles retiennent en guise de poids, devant un calendrier – Guide des Postes, – où un trait de crayon a barré la date du 8 février.
La chambre est spacieuse, et le carrelage bleu, semé de sable, crie sous le pied. Par la fenêtre, où le jardin apparaît avec ses premières verdures à ras de terre, le soleil pénètre, entrouvre les fentes des pauvres meubles brunis, trahit l’ancienneté des objets, l’usure des vêtements appendus. L’autre croisée est garnie d’un store de toile grise à rayures rouges, et des rideaux de guipure mince accrochent leurs mailles aux branches pointues de quelques géraniums malingres. Dehors, on voit la cour commune ; au milieu, le puits en maçonnerie et les silhouettes gesticulantes des femmes qui viennent y jeter leurs seaux.
Les vieux sont seuls. Ils ont bien encore leur fils Alfred, celui qui travaille rudement de la pioche le long des rails, et Régine, la fille de leur fille disparue, — sans compter les autres mariés au loin, — mais depuis que s’en est allé leur fieu mieux aimé, ils se sentent lourds, désorientés, indifférents de vivre, et la solitude est en eux.
Certes, leur existence de misère et de labeur fut déjà marquée de douleurs pareilles, et derrière eux ils ont laissé plusieurs tombes. Alors, vaillamment, ils opposaient un grand courage au sort mauvais, et, se harassant à peiner plus dur pour ceux qui vivaient, ils finissaient par oublier leurs morts.
Mais aujourd’hui, ils n’ont plus la force ni la volonté de la lutte ; le chagrin morne, tenace, les étreint, monte à leur cœur. Dans leur mémoire, où ils s’absorbent désormais, la figure de l’enfant resplendit seule, et, quand on l’interroge, le vieux Delhaye, taciturne, n’a qu’un mot d’adoration navrée :
« Oh ! lui !… »
La vie journalière s’accomplit machinalement, le père poussant sa brouette à la gare, le fils maniant sa pioche, comme avant. On mange au hasard, sur un coin de la table, du pain, rien que du pain, et le café est froid dans les tasses.
La pensée de Régine erre naïvement de sa robe noire toute neuve à son compagnon défunt ; et elle a bien du plaisir à cause de la belle robe, et aussi bien du chagrin à cause de Louis… Et Alfred, la nuit, pleure de sentir son lit trop large, où la place de l’enfant est vide.
Près du lit, cinq petits doigts ont taché la muraille. Eugénie se rappelle : c’était au temps du typhus ; à la gare, partout, des baquets remplis d’un liquide brun dégageaient leur odeur de houille… Louis, tenté par une curiosité, avait voulu voir, puis toucher. Ç’avait été des cris ! et, le soir, de ses menottes brûlées, enduites d’onguent, il se cramponnait au mur en appelant :
Mam ! Mam !
C’est en vain qu’on avait recrépi depuis : les traces sont demeurées.
On a remis à la famille les objets qui appartinrent au petit : la montre dont ses doigts ont usé l’argenture, les trois verres en cristal qu’il gagna un jour à la ducasse et auxquels il attachait tant de prix, puis encore des canifs brisés aux lames, des livres, un tome du Roman comique qui lui venait on ne sait d’où, et quelques vêtements dont on a fait des reliques.
Les Delhaye n’ont gardé qu’une pauvre pipe de terre, suspendue, là, entre deux clous, au-dessus de la cheminée.
Du reste, ils n’ont pas besoin de tout cela : le souvenir de l’enfant est au fond d’eux-mêmes.
Ils ne disent pas qu’ils l’ont aimé, ils disent : Nous l’aimons. Ils ne peuvent pas parler de lui comme d’une chose évanouie.
Des fois, ils croient qu’ils ont rêvé : le gamin va rentrer tout à l’heure ; voici le tapage de ses souliers ferrés sur les dalles du corridor… Et Eugénie, par instinct, se lève brusquement, ouvre la porte que le vent secoue. Rien. L’enfant est mort.
Voilà déjà trois mois et douze jours que le fostier Pays a fait dans la terre un trou profond, si profond ! Même, il a réclamé cinq francs pour sa peine, car tout se paye. L’enfant est dans le trou ; et le poids de cette terre qui le couvre pèse plus aux épaules des vieux qu’aux os du petit trépassé.
Pays leur a dit que déjà ils auraient peine à le reconnaître… C’est fini donc, ses yeux bleus, si brillants qu’ils paraissaient noirs ! C’est fini, sa petite bouche qui riait si volontiers, et la fossette qu’il avait au menton… C’est fini !
…
Un orgue grinça sa ritournelle, plaintivement fausse, dans le chemin près de la maison, et ils se souvinrent que c’était dimanche. Alors, tous deux se levèrent d’un mouvement alourdi de gens las, et, sans se demander l’un à l’autre où ils iraient, ils fermèrent la porte derrière eux.
Au seuil, Régine se pavanait, orgueilleuse de son chapeau de crêpe qui circulait à la ronde entre les mains des fillettes jalouses. Eugénie fit signe à la petite de rester.
Ils prirent un sentier étroit bordé d’une haie dont les brindilles accrochaient. Tout le long, une sympathie les accompagnait : « Bonjour Édouard, bonjour Genni. » Et ils marchaient dans le plein soleil : elle, très droite encore, malgré tout, énergique, avec de grands traits réguliers ; lui, moins résistant, usé par les salaires gagnés d’ahan.
Ils allèrent ainsi jusque chez le fossoyeur, et s’assirent un instant dans la salle, pendant que Pays, un long maigre, les yeux clairs, aigus, le nez mince et fureteur, achevait de happer un œuf du bout de son couteau.
« Un beau temps, bien bon pour les plantes ! »
Les Delhaye faisaient « oui » de la tête, sans trop savoir ; et Édouard examinait machinalement aux murs les dessins de croix et de monuments exposés sous la vitre de grands cadres.
La fille Rosa Pays parlait : elle avait cuit hier vingt et un pains ; elle en chercha un pour le montrer.
« Mauvaise besogne ! On est toujours content quand c’est fini ! »
Mais Genni n’écoutait pas, attentive au sifflement d’une locomotive en manœuvre vers les barrières. Ce grand cri, maintenant, la bouleverse comme un appel de douleur, attise son chagrin. De la rue, là-bas, on peut voir les rails rayant de leurs lignes luisantes la voie noire de crahias. Chaque fois qu’elle y passe, Genni décide qu’elle ne regardera pas… Et bientôt un attrait la dresse devant la haie, la main en garde-vue contre le front. Elle connaît l’endroit. C’est là, près du sémaphore, derrière la maison Gosselin…
Depuis, elle conserve une rancune à ces lourdes machines cruelles ; la sérénité implacable de leur allure la terrifie ; elle les considère comme de lâches criminelles impunies, et il lui paraît que toutes ont du sang aux roues !…
Pays prit sa grosse clef, se planta devant les Delhaye :
« Adonc, nous allons visiter le fieu ? »
Il les précéda au-dehors, pérorant. C’était ainsi : ils y viendraient tous, l’un aujourd’hui, demain l’autre, et le mayeur et le curé, et M. le receveur et M. le secrétaire. Lui, Pays, aurait son tour aussi. Mais, alors, qui ferait le trou ?…
Et, sinistrement, il se mit à rire.
Dès la porte, Genni distingua la croix bien nettement entre toutes les autres. Elle prit son homme par la main et l’entraîna à travers l’herbe.
Deux mètres carrés. Parmi les lis, bientôt fleuris, qu’une délicatesse leur a fait planter dans cette terre, un piquet est fiché, portant sur zinc le no 90. La croix en fer, chargée de couronnes mi-fanées, domine avec, au milieu, l’inscription. Un grillage, où du lierre s’essaye à grimper, enserre le tout.
Car ça leur faisait mal, aux vieux, de voir les gros sabots de Pays creuser leur empreinte sur la tombe. Ils n’ont voulu non plus qu’après cinq ans, on s’en vienne retourner la terre où dort le petit, et l’idée leur a répugné qu’on pût coucher dessus leur fieu le cadavre d’un étranger. Pour que cela ne fût, on a épargné, rognant sur le beurre, sur le lait, sur le tabac même… Et lentement s’emplit la tirelire où sonnent les gros sous qui payeront le prix du terrain.
Le père Delhaye ôta sa casquette, et, dans l’argile humide, Genni s’agenouilla, sanglotant :
« Et qu’il était si joli ! et que j’en étais si fière ! »
C’était donc là qu’on le leur avait mis. Ils savent la profondeur exacte de la fosse, et que l’enfant est étendu la face vers le nord. Ses cheveux ont dû pousser depuis… Genni se souvient, quand elle était gamine, d’avoir vu bien souvent, près des tombes remuées, ces longs cheveux des morts, pareils à des fils, et que les enfants prenaient pour des herbes.
Le revoir ! Ils mourraient volontiers pour l’avoir revu. Et s’il ne fallait que gratter la terre de leurs ongles ! Mais la maçonnerie est solide, les pierres sont bien scellées et la grille est lourde.
Tandis qu’ils s’attardent, Pays rôde autour d’eux, bavarde impitoyablement :
Il est gentil, hein, son cimetière ! clair et entretenu à donner envie. Il n’y en a pas, dans les environs, de mieux soigné que celui de Manage. C’est connu, et ça fait honneur au fostier, pas vrai ?
Puis, poussant Édouard au coude, il ajouta :
« Vous savez, c’est quatre francs pour avoir peint la croix… trois couches de couleur… et le vernis… »
Mais leur pensée intense est toute au petit. De songer qu’il est à la fois si près et si loin, ils restent confondus. Et, devant leurs yeux troublés, dansent, agrandies en des formes bizarres, les lettres noires de l’inscription, qu’ils ne savent pas lire :
Louis M……,
H******, le 31 janvier 1870,
Manage, le 8 février 1885.
Car Louis n’était pas leur fils.
C’est donc un 28 mars – et la date leur est restée chère – que Mathilde, l’accoucheuse, l’apporta aux Delhaye, mioche tout criant dans ses maillots, avec une partie de layette assez mince.
Bien que la cinquantaine approchât, et que ses enfants à elle fussent élevés de longtemps, Genni Delhaye fit bel et sincère accueil au nouveau venu, car une grande tendresse pour les tout petits lui demeurait, et c’était, en échange de soins qui coûteraient peu, vingt francs ajoutés chaque mois au salaire restreint d’Édouard.
Le petit avait ses père et mère qu’on nommait ensemble, tout haut, comme on fait des gens mariés, et personne ne songeait à trouver mauvais que Richard et Lydie s’accordassent ainsi qu’homme et femme. Puisqu’ils s’aimaient. Du reste, on comptait qu’ils se seraient épousés. D’aucuns, pourtant, désapprouvaient : Lydie, avec ses manières coquettes et son allure envolée de paysanne dégourdie à la ville, ne s’accommoderait qu’un temps de vivre parmi le tapage des marteaux et des plaques de tôle remuées… Et qu’est-ce qui l’avait tentée en ce forgeron tout noir et sourd de taper le fer ?…
Elle eût pu faire meilleure alliance, pensait-on, étant issue de vieille et honorée famille. La censière de Giheux, si riche, l’appelait sa nièce ; puis les grands-parents avaient, dans le canton, laissé leur légende d’immense bonté ; on se souvenait aussi du père, qui sema sans compter les iards par tous les chemins, et de la mère, après, morte à la peine… La race de son père, en elle, parlait haut, l’imprégnait d’égoïsme inaltérable ; et ce fut un baiser de convenance, bien froid, qu’elle déposa sur le front de son petit, le jour qu’elle partit pour Gand, où une place lui était promise. En s’en allant, elle dit à Genni Delhaye :
« Vous savez, vous le nommerez Louis. »
Alors, au hasard, comme s’étaient élevés les enfants Delhaye, Louis grandit dans le balancement du berceau que Philippine et Sophie poussaient du pied par intervalles. Tout le jour, ils restaient ainsi, les fillettes et le bébé, elles balayant, faisant la soupe, lui s’emplissant du lait qu’elles lui donnaient sans mesure. Édouard, en ce temps, travaillait aux rails, à Mons, et Genni aidait dans les fermes. Au soir, quand ils rentraient, leur regard allait droit à l’angle de la pièce où le berceau demeurait dans l’ombre, et, l’un après l’autre, ils se penchaient sous le rideau de perse à fleurs, tapotaient délicatement de leurs gros doigts rudes les joues rondes du petit, lui arrachant un sourire à force d’agaceries :
« Abi Louis ! »
Une fois, Édouard fit une découverte : le gamin l’avait mordu. Il lui venait une dent, bien sûr… et Delhaye pria Genni d’y voir. Comme c’était vrai, il eut une vanité de l’avoir su le premier. Et lui qui, d’habitude, ne disait que ce qu’il lui fallait dire, strictement, bien après qu’ils furent couchés, parlait encore de l’enfant, tout ému de tendresse.
Il soupira :
« Ce n’est pas le nôtre, malheur ! un jour, il s’en ira ! »
Louis était pour eux comme un dernier fils qu’ils auraient eu dans leur vieillesse, mieux choyé, plus précieux que les autres. Vers les six mois, une maladie de son âge l’accabla, à craindre qu’il n’en mourût. Genni délaissa l’ouvrage du dehors, ne le quitta d’une heure, épiant le retour des accès de toux qui torturaient ce corps trop frêle pour telle souffrance, et faisaient perler du sang au bord de ces chers yeux bleus. Jamais, pour les siens, elle ne s’était tourmentée d’alarmes si poignantes… Elle l’aimait ainsi, sans bornes ; elle n’y pouvait rien. Même, une jalousie la tracassait à propos de Richard. Elle concevait une répugnance à voir le petit, tout mignon et tout rose, entre les bras maladroits de cet homme dont elle trouvait les yeux et la barbe trop noirs. C’était comme s’il allait le lui reprendre, subitement l’emporter de toute la vitesse de ses longues jambes…
À chaque fois qu’il passait par L***, Richard entrait chez les Delhaye, s’asseyait silencieux près du berceau, et longtemps regardait son fils. Quand il sut Louis malade, il fourra gauchement entre les doigts de Sophie un sac de papier gris. La fillette tâta, ouvrit : c’était noir et brillant comme du charbon. Richard lui expliqua qu’il y avait du sucre ainsi : on lui avait dit que c’était bon pour l’enfant.
Une crise soudaine d’amour maternel saisit Lydie à son tour. Elle voulut avoir le petit près d’elle, sans raison, simplement parce qu’elle le voulait. Le matin de l’Assomption, sous un soleil déjà brûlant, Genni se mit en route, portant le mioche trop lourd, encore ensommeillée. À la gare, elle s’informa, très affairée ; l’idée de changer de train la bouleversait d’inquiétude, et, au moindre ralentissement, elle se dressait à la portière, peureuse d’être oubliée. Autour d’elle, des hommes se moquaient.
Lydie leur fit fête à l’arrivée. L’enfant l’émerveilla. Il était joli avec sa peau blanche et ses cheveux bouclés ; et partout traînant Genni à sa suite, elle exhiba la belle mine de son fils, le fit admirer comme un objet qui la parait. Le soir, elle les renvoya, déjà lasse…
Sur cet élan d’orgueil, ce fut fini. Bientôt la pension de Louis ne fut plus payée. Lydie s’excusait sèchement : elle n’avait pas l’argent, il fallait attendre. Quand elle traversa L***, elle regarda l’enfant à peine, pressée du souci de s’éloigner. Elle envoya encore un paquet de petites robes pas neuves, qu’elle avait eues ; dans le tas, un billet au crayon était glissé : elle s’en allait quelque part, très loin, en France, et ne savait à quand son retour…
C’est ainsi qu’elle disparut.
Cette fuite, où le dédain de lui l’atteignait surtout, exaspéra Richard. Il eut une haine pour cette femme qui le laissait, et, stupide, étendit sa rancune à l’enfant. Cet amour, qui lui avait fait passer des heures à suivre le jeu de la lumière sur les membres nus du petit, s’effondrait sous l’entêtement bête d’une vanité… Et alors, comme la mère avait fait, le père se détourna, très lâche, ayant effacé de sa vie ce fils qui ne le connut pas.
Cependant, le ménage Delhaye était gêné de ressources, l’ouvrage allait mal, les enfants grandis mangeaient fort, usaient plus. Le secrétaire de L*** s’occupa de la famille :
De braves gens, n’est-ce pas ?… on s’intéresse, c’est naturel. Et ce bâtard-là, que vous gardez, il vous embarrasse !… Lourde charge ! Vous pourriez le mettre ailleurs. Oh ! ne vous effrayez pas… il serait très bien, mieux que chez vous… l’hospice… Enfants-Trouvés…
Genni tressauta, tapa ses mains l’une dans l’autre, éperdue de colère : Qu’est-ce qu’il disait, celui-là ?…
Les enfants, pris de peur, pleurèrent :
« Il part, Louis ! Est-ce qu’on va le faire partir ? »
Mais Édouard, de sa voix tranquille, dit, sans quitter sa pipe :
« Comprenez bien ceci, tous : Si le gamin s’en va, je m’en vais. »
Et les Delhaye, unis en la même pensée, se sentirent une joie héroïque ; maintenant, c’était bien à eux, Louis !
…
Bien qu’on l’eût rejeté ainsi au hasard de ce qui adviendrait, la vie ne fut à l’abandonné ni moins douce, ni moins accueillante. Mi-partie à l’école, où les Delhaye, croyant de mieux faire, l’envoyèrent trop tôt, mi-partie dans le vagabondage des chemins poussiéreux, se passa l’uniformité heureuse de sa petite enfance.
Quand il commença à bégayer, Genni s’évertua à lui faire dire Mam. Il l’appela Mam, et Édouard, Pa, logiquement, ainsi qu’on lui apprenait ; et cela les enchanta, ces vieux naïfs, comme un consentement inespéré qui rendait Louis « le leur » davantage.
Une dissemblance, que l’âge accentua, continua pourtant d’exister entre le fils de Lydie et les enfants Delhaye. Louis les déconcertait de ses réponses subtiles, et Genni écoutait, charmée de n’y rien comprendre elle-même. C’était trop difficile pour des gens simples, ces grands mots qu’elle ne savait pas… Et où le gamin prenait-il ces drôles d’idées qu’il avait ? Elle le trouvait aussi moins gauche de manières, plus délicatement joli que ses garçons à elle, et, vaguement, elle acceptait qu’il pût être d’une nature autre, supérieure.
Alors, elle expliquait avec une complaisance enorgueillie :
« Est-ce qu’on s’étonne ! Il n’est pas le même que nous. Avez-vous connu son grand-père ? C’était ça un homme ! Et quelle allure ! Dommage qu’il brichodait !… »
Dans ce coin retiré de village où l’on va franchement au soleil, sans fausse honte de celer sa vie, Louis, l’esprit aux aguets, sut vite qu’il avait deux mères : Genni, et une autre, au loin, la vraie, qui s’était sauvée. De celle-là, il se fit une terreur, la redouta d’instinct, et y songeait comme à ces ogres des contes enfantins, dont on menace au soir les gamins qui ne veulent pas aller au lit.
Lorsque, sur la route, une étrangère passait – pourvu qu’elle fût jeune et mieux accoutrée que toutes ces femmes en bonnet et en tablier de cotonnade – Louis courait enfoncer sa tête parmi les jupes de Genni, l’étreignait de toute la force de ses bras, et criait :
« Mais cachez-moi donc : voici ma mère qui me vient prendre ! »
Et à ce nom de mère – parce qu’il l’avait entendu faire aux autres – il accolait une épithète odieuse, vide de sens encore pour lui, atroce dans sa bouche d’enfant.
De son père, il ne s’inquiéta point. Du reste, on continuait de l’appeler « le petit Richard ».
Aux époques de ducasse, Genni emmenait Louis à la ferme de Giheux, où le bon sourire sur la grosse figure rouge de la grand’tante Aurélie leur faisait une entrée engageante. C’était un bâtard, sans doute, mais, outre que ce ne sont pas les pires dans les familles, qui est-ce qui aurait eu le cœur de repousser ce mignon-là ?… La censière avait un contentement sincère d’entendre le bruit de cette jeunesse rompant le silence de la ferme trop vaste. À qui mieux mieux, elle et sa fille Julia cajolaient le petit, le fatiguaient de leurs caresses excessives, et se disputaient pour savoir laquelle il aimait le plus… Ne voulant ni mentir ni désobliger ses parentes, Louis prit coutume de dire, les yeux grands ouverts sur Genni, écartée par respect pour les maîtres :
« Je vous vois toutes bien volontiers ! »
Et Genni comprenait si bien que c’était elle la préférée.
« Laissez-le-nous, » insistait Julia.
Alors Genni hâtait leur départ, entraînait l’enfant jalousement par les chemins déjà obscurs. Et quand ils étaient loin dans la campagne rase, elle disait, serrant plus tendrement les doigts de Louis entre les siens :
« Ils ne vous auront pas, m’fieu ! »
Lui, sérieux, inconsciemment ému, répondait à voix basse :
« Pour ça, non, Mam. »
Le vent soufflait du nord-ouest cette nuit, et Genni compta les onze coups, sonnés bien clairs à l’horloge du château Tiberghien. Elle posa sur ses genoux le bas qu’elle resarcissait, et dit, tournée vers Louis :
« N’aurez-vous pas bientôt fini, m’fieu ? Alfred et votre Pa sont couchés de longtemps, et votre vieille Mam a ses yeux tout brouillés de sommeil.
— Je vous prie, Mam, ne commandez pas à votre garçon d’abandonner ainsi son livre. Voyez, après ces quelques pages, ce sera fini, bien sûr. »
Il dit cela très doucement, sans quitter son volume broché de jaune, détraqué déjà, souillé de boue, car il le laissa tomber hier devant la gare, où il l’achetait.
Genni soupira :
« Adonc, faites vite, m’fieu. J’attendrai. »
La lampe de verre bleu, placée entre eux sur la table, éclairait mal, l’huile s’épuisant. Genni l’avança vers Louis, et se laissa aller, lasse du travail de la journée, contre le dossier de la chaise.
Cette veille que l’enfant lui inflige ainsi ne lui est point pénible d’ailleurs ; et dans le silence de cette nuit à deux, que le frôlement des feuillets lentement tournés brise à temps égaux, elle regarde Louis.
À le contempler ainsi, Genni se sent reprise d’un de ces accès d’idolâtrie qu’elle lui a vouée, et se retient d’aller le serrer dans ses bras.
Et elle se délecte à détailler les traits de ce jeune visage, qui lui apparaît beau de toute la beauté de l’intelligence.
Elle songe à la douceur soyeuse de ces cheveux bruns, dont les bouts frisent au-dessus du front large, uni, point très haut, mais qui a si bien l’air de penser.
C’est vrai qu’il n’a plus sa bonne figure ronde d’autrefois, et l’ovale du visage s’est allongé, plus correct ; mais il a conservé sa bouche d’enfant, toute petite, bien rouge, dont le joli dessin s’harmonise avec le nez délicat, busqué légèrement ; et, quand il rit, la mignonne fossette qui adoucit l’angle un peu trop prononcé du menton se creuse davantage.
Ce qui charme Genni surtout, c’est le teint blanc, si pur, avivé de rose aux pommettes ; ce teint de fille dont il est honteux, lui, et que le soleil a épargné. Et tandis qu’elle s’émerveille du frais coloris de la peau, l’élégance des poignets, avec leurs articulations déliées perdues dans les plis des chairs, lui échappe.
Les yeux, les grands yeux bleus profonds fixés maintenant aux pages du livre, Genni ne les voit pas ; mais la lumière brille dans les fins sourcils blonds, et l’ombre des cils tombe sur les joues.
Et son admiration entière et maternelle embrasse tout l’être de ce fils de son amour, qui lui est plus cher que les fils de son sang, va des épaules bien effacées à la taille, qu’une courroie étroitement sanglée amincit, des mains courtes et grasses, restées lisses dans les travaux peu rudes, aux pieds menus, trop cambrés, mal chaussés de gros souliers à clous.
Ah ! c’était bon qu’ils l’eussent gardé ! Et comme les petits sacrifices coûtés dans l’enfance, il les rachetait à présent ! Que serait la maison sans lui, la maison dont il fait la joie et la clarté ? Et que deviendraient ces deux taciturnes, Édouard et Alfred, s’ils ne sentaient plus, à travers la monotonie ordinaire des journées, la bonne influence de cette gaieté qui bruit autour d’eux, les galvanise et les arrache aux concentrations où leur nature intime les relègue ?
Quand il eut treize ans, ayant réfléchi longuement à ces choses, Louis dit à Genni qu’il voulait travailler, travailler comme père et frère, pour de l’argent, et que le temps était venu pour lui d’acquitter sa dette.
Genni refusa d’abord :
« Allez à l’école, petit ; écrivez-vous sans fautes, et savez-vous compter beaucoup de chiffres exactement ?… Allez à l’école. »
Mais lui s’obstina. Il était trop grand — voyez-donc ! – et fort — il découvrait ses bras. D’ailleurs, il voulait.
Elle hocha la tête…
« Que ferez-vous, petit, et quel métier vous apprendre ? Irez-vous vers votre cousin Paul, qui vous montrera ce qu’il sait ? Servirez-vous à la ferme, chez votre grand’tante Aurélie ? Ou voulez-vous écrire à votre oncle de Bruxelles ? »
Mais cela ne le tentait guère d’aller se dessécher à la chaleur d’un four de boulanger dans ce trou noir de Quaregnon, lui qui avait vécu jusqu’alors dans l’air libre, avec les routes larges ouvertes devant lui… Et de penser qu’il pourrait se mettre aux gages de ceux dont il était l’égal, son cœur se serrait d’humiliation. Non, ce n’était pas tout cela. Et il se représenta la gare, là-bas, la gare de Manage, où les trains de marchandises ne laissent jamais la voie inoccupée. Il songea aux express filant dans la distance, avec le bruit cadencé des roues brûlant le rail ; et, dans ce mouvement qui fuit, la casquette cerclée de cuivre du garde-convoi lui apparaît auréolée de la gloire du danger toujours couru. On est emporté, c’est bon ! les arbres roulent aplatis, les gares se succèdent comme de gros tas de briques parmi les talus fleuris de genêt, et, dans les prairies, les vaches sont toutes petites, et les hommes ont la taille des enfants. On ne tombe pas — jamais ! — on va le long du marchepied, et le vent siffle dans les cheveux, et l’on respire l’odeur de la locomotive qui vous enroule dans sa fumée, et l’on est bien !
Oh ! c’est cela qu’il lui faudrait être : garde-convoi ! Et il se tourmentait d’être trop jeune encore.
Alors, le camionneur le prit avec lui. Louis porta les petits colis envoyés par express, perçut la taxe des objets non affranchis, et fut très fier : N’était-il pas au chemin de fer, maintenant ?… Dans un vieux cahier où quelques pages demeuraient blanches, il inscrivit religieusement la date du 30 mai 1883, et, à la suite, les sommes des pourboires qu’il recevait chaque jour pendant ses tournées. Ses paquets sur l’épaule, il s’en allait de son allure décidée et régulière, au loin, vers Fayt, Bois-d’Haine… et ne sautilla plus d’un pied à l’autre, comme autrefois, car il était quelqu’un et se sentait une importance. L’arrivée des trains le retrouvait exact sur le quai, et à ses recettes jamais une mastoque ne manqua. Cela le grisait de vivre ainsi dans l’animation de la gare, parmi les rails traversés et retraversés sans cesse, au milieu de la manœuvre des machines, qu’il connaissait bien et dont la marche en avant ne l’émouvait pas. Il escaladait d’un bond les degrés du bureau des marchandises, se mêlait aux expéditionnaires empressés autour du pupitre où trônait le sous-chef, et dans le désordre des caisses et des paniers entassés, il attendait, très heureux, ses ambitions presque réalisées.
Après chaque course, ses rentrées bouleversaient le logis. Genni reconnaissait le pas pressé sous la fenêtre et la petite chanson gaie sifflotée du bout des lèvres. Louis jetait la porte bruyamment, saisissait sa Mam par la taille et la faisait tournoyer sur elle-même, tandis qu’à demi suffoquée, elle se débattait maladroitement et protestait : ce n’était plus de son âge, ces jeux-là ; elle allait tomber, bien sûr ! Qu’est-ce qu’il pensait donc !
Alors, il s’arrêtait, fouillait ses poches gravement, et élevait entre le pouce et l’index le rond brillant d’un sou de nickel.
« Voyez, Mam, qu’est ceci ! Encore une mastoque que votre fieu vous rapporte, hein !
— Bon, bon, donnez. Et cela, qu’est-ce, dites ? Encore un canif brisé, mon couteau ébréché et la cuiller fondue, hein ! Tout cela, l’ouvrage de Louis ! Brichodeur, va ! »
Elle parlait vite, feignant de gronder, s’efforçant en vain de rendre sévère sa voix qui s’attendrissait. Elle serrait le sou dans le tiroir, auprès de tant d’autres qu’il lui avait donnés ainsi, et se disait, doucement émue : « Mon fils, à moi, l’aurait gardé peut-être ! »
Comme c’était vers midi, Louis restait, promenait son désœuvrement par la maison, voyait aux lapins, remuait le tabac, le mauvais tabac du père, avec des mines dégoûtées, dévidait le fil des bobines, ou pillait au jardin les roses de la haie, les grosses roses moussues, où il se plongeait voluptueusement le visage.
« Mam, s’il vous plaît, j’ai soif. »
Et Genni courait à la cave, tirait au tonneau une pinte de cette bière qu’on prenait expressément pour Louis, les Delhaye s’accommodant tout aussi bien de café froid on d’eau même… Elle avait une joie de le voir boire ainsi, avidement, et demandait si c’était bon, point trop glacé… Lui faisait signe, buvant toujours, s’étranglait de rire. Et, la pinte vidée, Genni, l’œil tenté par la fossette, prenait l’enfant au menton, l’attirait vers elle et le baisait longuement dans ses cheveux humides :
« Notre Louis, va ! »
La tendresse de Genni épia tout de lui : les attitudes et les gestes plus dégagés, les idées étranges exprimées en des mots ignorés d’eux tous, et elle allait répétant avec des hochements de tête, sa même phrase :
« Non, non, il n’est pas le même que les autres ! »
Elle eût désiré qu’il étudiât longtemps, longtemps, comme les fils des riches, pour tout savoir. On se serait bien passé de cet argent qu’il gagnait, et c’était pitié que cette intelligence fût ainsi mal mise en œuvre, éparpillée. Elle s’émerveillait de le voir possédé de cette passion des livres, des livres fermés pour elle et qui lui inspiraient un respect de choses mystérieuses, trop hautes pour le peu qu’elle était.
Louis lut beaucoup, de tout, au hasard : volumes empruntés, ramassés de-ci, de-là, achetés parfois après une longue convoitise ; récits de voyages, traités scientifiques, romans dépareillés, débris de feuilletons curieusement parcourus et qui le laissaient mal satisfait, avec la perception d’un entassement d’autres livres encore, innombrables, où il pourrait prendre à même et qui étancherait enfin sa soif de la pensée d’autrui traduite en belles phrases caressantes et claires.
Les veilles données ainsi à ses chers livres, au matin lui alourdissaient le sommeil, et les appels à mi-voix de Genni lui parvenaient à la suite de ses rêves.
Elle se tourmentait :
« Voyez comme ça dort ! C’est la faute aux bouquins ! Il est joli, n’est-ce pas, avec ses joues toutes roses ! Et le train est déjà à Familleureux, j’en suis sûre… »
Le père disait :
« Laissez-le. J’irai. »
Puis un jour, par un de ces caprices inexpliqués, éclatant parfois en dépit de son cœur, Louis refusa d’accompagner le camionneur.
Non, non, c’était inutile ce qu’on lui dirait. Il ferait tout, mais plus cela. Il aimerait mieux aller à fosse… Était-ce un salaire pour s’esquinter à courir tout le jour dans la chaleur des chemins ?… Plus cela, jamais !
Genni eut beau s’emporter, supplier, interroger : le maître était méchant peut-être ?… trop grossier pour Louis, qu’une parole dite sans haine blessait parfois si cruellement ?
« Non, non… »
Très doux, toujours, Louis s’obstinait avec un balancement négatif de la tête, les yeux baissés sous les longs cils, les lèvres avancées en une moue d’enfant boudeur que Genni trouvait adorable, malgré tout… Et elle cria plus fort :
« Mauvais garçon ! Tout son grand-père. Orgueilleux, paresseux, têtu ! oh ! têtu !… »
Rien n’y fit ; et, comme il voyait la blouse bleue du camionneur traversant la cour, Louis se sauva par le jardin, gagna les champs, et, jusqu’au soir, pleura de s’être sauvé.
Mais la diversité l’attirait, et il n’aimait longtemps faire mêmes choses. Vers lors, le tumulte nouveau, les machines inconnues d’un laminoir de La Louvière l’enthousiasmèrent, et le mystère de ces grands bâtiments où des files d’ouvriers noircis, tatoués de cicatrices, s’engouffraient, tenta son envie. Il irait aussi, lui. Et, sans égard pour les transes folles de Genni, qui contait d’horribles histoires sur les laminoirs et les tréfileries, disait les chairs vives pendantes aux cylindres, les membres écartelés, broyés entre les engrenages… Louis s’engagea.
En lutte contre la lassitude qui, dans cette atmosphère épaissie par les vapeurs de bouille et les fines poussières de métaux, le gagnait plus vite, Louis peina sans trêve, se défendit d’écouter le ronflement tentateur des volants derrière lui, s’interdit de suivre au plafond l’enroulement interminable des courroies qui s’en vont tout au bout de l’atelier mettre en branle les roues après les roues… et de ses doigts malhabiles, écorchés bientôt, fit des paquets, beaucoup de paquets. Point assez, sans doute, puisque, chaque soir, l’ouvrage, taxé par le contremaître, valait à l’enfant le franc du camionneur. Rien de plus. Au retour, les récriminations de Genni l’irritaient douloureusement :
C’était bien la peine, – et elle répétait les mêmes paroles de Louis, – c’était bien la peine d’aller s’esquinter tout le jour dans la chaleur d’une fonderie pour tel salaire. Pauvre fieu ! Allez au camionneur. Non ? Vous êtes trop fier ? Et vos mains, vos chères petites mains toutes vilaines et brûlées, maintenant ! Dites, Louis, si ce n’est pas à pleurer !
Brusquement, lui l’écartait :
Ce n’était rien. Il deviendrait plus adroit… plus tard… et rapporterait davantage. Elle verrait cela. Quant aux écorchures de ses mains, il ne s’en souciait. D’ailleurs, il se plaisait au laminoir…
Cependant, lorsqu’au matin l’heure du départ vers La Louvière le ramenait à la gare, devant le bureau des marchandises à lui interdit à présent, quelque chose comme un regret lui montait à la gorge, l’étranglait. Ils étaient là, les chefs, avec leurs casquettes de drap cerise tant admirées, le garde-salle dont la voix annonçant les trains s’entend par-delà les barrières, les aiguilleurs, les machinistes, ceux du télégraphe et ceux de la poste. Tous ces gens « du chemin de fer » enfin, qui reconnaissaient l’enfant, le porteur d’express d’autrefois.
« Bonjour, Louis. Ça va ?
— Merci. Bonjour, vous autres ! »
Le cœur lui battait ; il passait rapidement, malcontent de son émotion. Alors, longtemps, par le carré de la vitre abaissée du wagon qui l’emportait vers la fonderie, il regardait fuir au loin les routes autrefois si allègrement parcourues, et aspirait avidement les bonnes odeurs de la campagne d’automne, apportées dans le vent.
Après un mois, la laminerie chôma.
Genni dit à Louis :
« Ne vous chagrinez pas, m’fieu. Prenez le bon temps qui vous arrive. Vous n’avez pas encore quinze ans. Que font les autres à votre âge ? Jouer “au bouchon”, oui. Dites, n’iriez-vous pas bien volontiers voir votre grand’tante Aurélie, le cousin et les cousines, les vaches, les chevaux, les moutons, hein ?… »
Oui… oui… Il voulait bien aller à Giheux. Aussi, il avait trop de peine, ici, de voir son service fait par un autre…
Et il se plut à la ferme, surpris lui-même de ce contentement qu’il avait. Mais depuis si longtemps il n’y était venu, que tout lui parut presque nouveau : les grandes salles humides qu’on n’habitait pas, jamais aérées, dont les murs mal tapissés exhalaient des odeurs pénétrantes de moisissure ; la cour immense avec la mare aux canards, et, tout autour, les étables et les écuries toujours encombrées ; puis, de l’autre côté du bâtiment, le jardin que les violettes de Julia envahissaient, et le puits où la servante Norine tirait de l’eau sans cesse, les bras nus, rougis par la bise aigre.
Louis courut par les champs, très déserts dans ce commencement d’hiver, vagua sans idées précises, tout entier à la satisfaction d’aller droit devant soi et de songer seulement au vent qui fait « hui » dans les feuilles tombées, au chemin qu’on suit et qui s’enfonce. Puis il descendit au village. On s’étonna. Vraiment ! c’était lui, le petit Richard, grandi, bientôt un homme !
Ce nom de Richard, presque oublié, lui fit mal, le ramenait aux choses mauvaises de sa vie. À Manage, on ne l’appelait pas ainsi… C’était mieux. Donc, il ne serait jamais que le petit Richard, le bâtard recueilli ?
Mais dans son cerveau trop jeune, les tristesses passaient encore fugitives, et sa pensée fut autrement distraite. Il s’informa, timidement, n’osant presque : Est-ce qu’elle ne venait plus ici sa tante de Bruxelles, la femme de son oncle, une brune, très mince, avec des yeux gris, oh ! vous savez bien, Marie ?…
Marie ? Oh non ! Qu’est-ce qu’on lui dirait d’elle ? On ne l’aime guère, cette bourgeoise pâlotte, délicate, le nez toujours dans les livres. Allez, m’fieu, c’est une naxieuse pour qui notre beurre est trop salé !
Ça lui est égal. Il l’aime, lui ; et c’est parmi ses bons souvenirs qu’est le jour où un hasard les avait faits libres tous les deux, et réunis. Il l’avait rencontrée près d’un sentier qui tournait, la reconnaissant bien. Depuis la veille, du reste, il la guettait. Elle l’aperçut quand elle fut tout près, peu surprise, comprit qu’il était là pour elle, et, la première, elle parla :
« C’est toi… Louis ? »
Il devint très rouge, toute sa hardiesse en allée d’un coup, et dit, hésitant :
« Oui, c’est moi… Et vous êtes ma tante. »
Comme l’indécision la gênait peu en ce qu’elle faisait, elle reprit de suite :
« Nous nous entendrons bien, veux-tu, Louis ? »
Il demeurait devant elle, les yeux fixes, ahuris ; il n’avait jamais pensé qu’elle pût l’accueillir ainsi. Alors, elle ne lui disait pas de s’en retourner, donc ?…
Cela la fâcha. La prenait-il pour une autre ? Ah ! elle n’avait point la tête embarrassée de ces préjugés, elle ! Il était bâtard ? Eh bien, elle l’aimait mieux bâtard. Cela se trouvait ainsi.
De sa vie il n’avait ouï paroles semblables ; il écoutait, charmé, sérieux, avec un demi-sourire, osant croire à peine. Elle ajouta brusquement, très émue au fond :
« Viens-tu ? Tu me conduiras, toi qui sais les chemins d’ici. »
Il resta d’abord en arrière, elle, se retournant à chaque pas, l’interrogeant : « Par là ? » Puis, peu à peu, il se rapprocha, marcha à côté d’elle, malgré le sentier plus étroit. Il l’emmenait entre les blés, là où les gens passaient peu, et elle l’approuvait, désirant qu’ils ne fussent pas dérangés par la curiosité des autres. Elle avait peur des araignées qui sont dans le froment, mais, cette fois, elle n’y pensa point, tout occupée de ce petit, tombé tout à coup dans sa vie. Très myope, elle le regardait, clignant les paupières pour le mieux voir. C’est qu’il était charmant, ce gamin, avec sa drôle de mine encore effarouchée, ses yeux brillants et le type hébraïque, étrange, de son visage ! Ils parlaient peu, par courtes phrases, ne sachant que dire d’abord de tout ce qu’ils avaient à se dire, et continuaient de s’examiner l’un l’autre, attentivement.
« Alors, je ne te fais pas peur, Louis ?
— Oh non ! C’est bien, cela ! Vous m’appelez de mon nom : Louis. Mon nom est doux ; ne trouvez-vous pas ? J’aime quand vous le dites. Répétez-le encore. »
Mais elle ne voulut plus. Cette remarque qu’il faisait la confondait, brouillait l’idée qu’elle s’était formée de lui par avance.
D’où tenait-il ces délicatesses ?
Il ne savait. Il était ainsi, voilà ! Il reprit soudain :
« Croiriez-vous ? J’aime tant de lire !
— Je m’en doutais. Tu voudrais des livres ?
— Oui… Vous en feriez bien, vous…
— Oui… non… Qui te l’a dit ?
— Oh ! je sais.
— Bah ! laissons cela. Et tu es heureux ? Cela me peinerait que tu ne le fusses pas.
— Soyez en paix : Mam et Pa m’adorent. Ils ont soin de moi. Voyez : c’est tout bon. »
Naïvement, il défit les boutons de sa veste, et lui mit en main l’étoffe. Elle s’arrêta pour mieux inspecter : tous ses vêtements étaient propres, en bon état, quoique plus très neufs.
« Mais là, cet accroc ?
— Ce n’est rien… Je me suis battu.
— Battu ! Pourquoi ? »
Il ne répondit pas, baissa la tête, et arracha d’un mouvement sec un épi qu’il se mit à mordiller. Comme elle insistait, il leva sur elle ses grands yeux tout tristes, et, lentement, demanda :
« Ne savez-vous rien de ma mère ?
— Non… N’y songe plus, va ! Veux-tu, je serai ta mère, moi ? »
L’enfant éclata d’un rire franc, inattendu, qui la déconcerta.
Eh bien ? Il ne voulait pas ?…
« Vous, ma mère ? Mais vous êtes déjà trop jeune pour être ma tante. Il n’y a pas dix ans d’âge entre nous. Jamais je ne vous appellerai “ma tante” ; je ne saurais. Vous seriez plutôt ma sœur…, et encore, cela ne s’arrange pas… Tenez, je vous aime bien. »
C’était vrai qu’elle était trop jeune ; elle en eut une déception presque. Il serait son fils quand même, ou son frère, n’importe. Maintenant qu’elle l’avait découvert, pauvre esprit inquiet, égaré parmi la grossièreté d’alentour, elle n’aurait pas la lâcheté de le rejeter loin d’elle après cette heure exquise qu’il lui avait donnée. Elle savait les hardiesses que cela coûterait à son courage, et qu’il faudrait longtemps pour accomplir ce rêve, mais elle marcherait sur les choses reçues, et le temps compte si peu à l’âge qu’ils avaient !
Elle saisit les mains de Louis entre les siennes, les pressa d’une étreinte nerveuse, et, les lèvres serrées, méchante, comme pour un défi porté à tout ce qu’on en pourrait dire, elle s’écria :
« Et moi aussi je t’aimerai bien, Louis ! »
Ils durent se quitter pourtant, au détour du même chemin où ils se rencontrèrent.
Louis risqua, très caressant :
« Si vous le permettiez, je vous embrasserais volontiers.
— Ah ! tant que tu veux ! »
Il se haussa sur la pointe des pieds, car elle était plus grande que lui, l’accrocha aux épaules, et lui mit son baiser au hasard sur la figure, maladroitement. Avant de s’éloigner, il dit encore :
« Je vous prie, ne m’oubliez pas trop vite.
— T’oublier, toi ! Le pourrais-je ? »
Et ils se séparèrent, lui tout à fait heureux, le cœur plein de cette affection nouvelle subitement venue ; elle moins confiante, assombrie soudain, avec la crainte indécise de ne le revoir jamais.
Depuis ce jour, il y pensa souvent, tout seul, en secret, et il ne parla d’elle à personne.
Ah ! elle ne venait plus…
Bientôt, tout le lassa : le train de la ferme, la campagne trop nue, les gens trop simples, et l’école maussade où on l’avait renvoyé, ne sachant que faire de lui.
Il déclara :
« Je m’en vais. C’est décidé depuis tout à l’heure. Je suis ici, mais mon cœur est tout là-bas, près d’eux. Je ferai cet effort de rentrer chez le camionneur. Ne tentez rien pour me retenir : je serai parti tantôt.
Dans l’été qui suivit, la mort de la vieille censière le rappela à Giheux. De tous les côtés, les parents, avertis, arrivaient, apportant leur affairement bruyant d’êtres casaniers qu’un déplacement bouleverse. Dans la foule mal connue de ces cousins de tous degrés, Louis chercha, anxieux, demanda son oncle. Lui non plus n’était venu. Cette absence découragea l’enfant, le désorienta dans ses sympathies. Il erra parmi les groupes, bousculé des uns, dévisagé curieusement par d’autres. Parfois, une voix, derrière lui, disait, quasi hostile :
“Quel est ce petit ?”
Après l’enterrement, Louis refusa d’assister au dîner d’usage. Il se sentait mal à l’aise, plus à sa place, comme quelqu’un longtemps toléré qui serait à charge tout d’un coup. Le va-et-vient de la robe noire de Julia circulant parmi les invités fixait son regard. Elle avait toujours été bonne pour lui, et douce, comme il aimait qu’on fût, et il ne pouvait se résoudre à la quitter ainsi sans lui rien dire.
Peut-être elle passerait par le jardin, tantôt… Et il alla l’attendre près du puits, patiemment. Ce fut l’aînée qui vint, les yeux secs, l’air bougon, supputant déjà, à part elle, les tracas et les luttes de la succession. Elle aperçut l’enfant, l’apostropha, bourrue :
“Eh bien ? que faites-vous encore là ?
— Moi ?… Rien… J’aurais voulu revoir Julia…”
Elle haussa les épaules, maugréant, s’éloignant déjà :
“Allez ! Ce n’est rien de perdu ; vous la verrez une autre fois. Allez. Mais allez donc !”
Louis ne bougea pas d’abord, pesant une à une les dures paroles, atterré sous ce mauvais adieu qu’on lui jetait. Mais il avait toujours eu bon courage en présence des menus chagrins, refoula ce dernier au fond de lui, et arrêta qu’il ne pleurerait point. Il gagna la grand’porte, surmontée d’un écusson, souleva le loquet sans bruit et se trouva sur la route.
Et il marcha, plein d’un contentement amer, fier de cette faiblesse qu’il n’avait pas eue. Une courbe du chemin lui replaça sous les yeux la ferme, la ferme blanche, toute rose maintenant dans le soleil qui descendait.
Sa volonté d’être stoïque céda, et il sanglota, pris de douleur et de colère :
“Je n’irai plus ! Oh ! je n’irai plus !”
Avec l’âge, sa susceptibilité s’exaspéra ; une inquiétude lui vint de sa position irrégulière de déclassé, orphelin de père et mère tous deux encore vivants. Il se cacha d’être ce qu’il était, eut une mauvaise honte, mentit : – C’est Alfred mon frère – et signa Delhaye tant qu’il n’était point forcé de faire autrement.
Genni disait :
“Pourquoi ? Valez-vous moins qu’un autre né dans le mariage ? Et votre nom vous embarrasse-t-il ?”
À cela il répondait :
“Ce sont mes affaires, à moi ; il ne me plaît pas de les crier sur la route.”
Les paroles apitoyées murmurées par les bonnes âmes l’irritèrent, et il guetta sur les lèvres de ses camarades le mot redouté : “bâtard !” qu’on lui lança à plaisir dès qu’on eut reconnu combien il en souffrait.
“Allez ! allez chercher votre mère !”
Et cela s’achevait en rixes dans la poussière, en batailles furieuses, où il luttait désespérément, et dont il revenait les vêtements en loques, les yeux fixes et le cœur amer.
Genni savait cela : il demeurait appuyé contre la muraille, la tête penchée, longtemps, perdu dans la tristesse infinie qui pesait alors sur lui. Elle s’approchait :
“Voyons, qu’avez-vous encore ? Ce n’est rien. Vous n’aimez donc plus votre vieille Mam ?
— Si, va ! Oh ! si !”
Il lui jetait les bras autour du cou, ramené vers elle, apaisé à demi dans cette effusion.
Cependant, l’idée de l’autre le sollicitait.
Où serait-elle ? Et l’esprit de Louis s’égarait loin, vers cette France où elle était partie autrefois, où elle vivait dissimulée, heureuse sans doute, et, qui sait ? mariée, ayant d’autres enfants, ses frères et sœurs à lui, l’oublié ! Il se l’était fait décrire minutieusement par Genni, avait refondu ces traits épars, et s’était composé de cette mère inconnue une image très nette, qu’il s’excitait à supposer réelle. Il eût désiré l’entrevoir un instant, sans qu’elle en sût rien, pour savoir si c’était bien ainsi qu’elle était. Il demandait moins encore : il se fût contenté de connaitre en quel coin du monde elle se dérobait… Oh ! il n’irait pas – il le promettait – mais il saurait du moins. Enfin !
Peut-être aussi qu’elle était morte…
Mais Genni ne le croyait pas. On l’aurait appris, certainement. Et elle ajoutait, mélancolique, en songeant au retour possible de cette femme :
“Hélas ! m’fieu, un jour elle viendra vous reprendre, vous vous en irez de moi pour la suivre, et je vous rendrai à elle grand et fort, vous que l’on m’apporta si faible et si petit.”
Il ne pouvait l’entendre ainsi parler. Jamais il ne la quitterait, jamais ! Il était fou tantôt. C’était elle sa mère ; il n’en voulait, il n’en avait pas d’autre…
Et, pour un temps, le vilain cauchemar était dompté, laissait l’imagination libre échafauder d’autres rêves.
Un besoin d’élargir le cercle où tournait sa vie l’agitait maintenant ; toutes ces affections convergeant vers lui ne lui suffisaient plus, et il souhaitait d’être aimé par d’autres encore.
Parfois, au milieu des rails, il s’arrêtait, et disait, en désignant à ses compagnons la voie montante :
“C’est par là, Bruxelles.”
Eux se moquaient. En était-il bien sûr ?… Mais leurs railleries glissaient sur lui. Il reprenait avec un fin sourire mystérieux :
“Et j’irai ; vous verrez cela : j’irai !”
On le taquinait : Qu’y ferait-il ? Un plus méchant ajouta :
“Quérir votre mère, Louis ?”
Le juron d’un garde excentrique soudain couvrait la mauvaise parole :
“Attention, là-bas ! Vous allez-vous faire spotchi.”
Devant le train grondant dont le roulement ébranlait la succession des aiguilles, Louis s’écartait nonchalamment, sûr de ses pas, avec une belle tranquillité formée d’insouciance et de bravade… Ça le connaissait, les machines ! Il savait leurs numéros, les noms des hommes qui les montaient et distinguait d’un coup d’œil les unes d’entre les autres : celles-ci toutes sombres, d’un noir mat, peintes en rouge entre les butoirs ; celles-là tout étincelantes, miroitant au soleil, bardées de cuivre sans cesse astiqué. De longues contemplations l’immobilisaient devant elles, des rêveries où les détails auparavant tant scrutés des roues et des essieux demeuraient inaperçus… Et la locomotive vivait de sa vie propre de mécanique, était l’expression inconsciente de la force qui meut, déplace et transporte au loin les pauvres affamés d’inconnu.
Il irait ! Depuis des mois le projet était mûr, bien ancré dans sa tête, et de ce qu’il avait résolu il ne démordait aisément. Il la reverrait, elle, cette tante Marie, dont le bon accueil sincère l’émeut encore quand il y songe. Il irait comme on se sauve, sans rien dire à personne, et tant pis pour le service d’express ! il ne pouvait plus attendre, il n’aurait de repos qu’après.
Donc, un dimanche d’août, ne sachant plus comment il était arrivé là, brûlant de fièvre, haletant du chemin parcouru, il se trouva devant elle :
“Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ?
— Louis ! Louis !”
Étroitement elle le serra contre elle, le couvrit de baisers, répétant son nom par intervalles, car elle n’eût pu en dire davantage. Puis elle commença à l’accabler de questions pressées, n’attendant point les réponses, admettant à peine qu’il fût possible de le tenir ainsi, tout près, autrement qu’en rêve… Et de longtemps une joie pareille ne lui était échue. Il demeurait très ému en face d’elle, les joues enflammées, les cils battant aux paupières mi-closes, les lèvres entr’ouvertes pour un sourire qui ne s’achevait pas. Et elle trouvait adorable ce garçon tout jeune, dont la petite personne avait si bien ce charme des choses neuves et fraîches.
Ah ! tu es venu ! Et comment as-tu fait ?
— Je ne sais. Oui… c’est cela : je suis monté sur la machine avec le chauffeur… c’était un train de marchandises… À Braine, ceux de la “correspondance” me connaissaient ; un d’eux m’a pris… Alors, j’ai couru, voilà ! »
Il parlait par saccades, la voix plus grave, mal calmé encore, et ses doigts tremblaient, cherchaient à redresser sur la table un pli ancien dans la nappe de toile cirée.
« Mon oncle est ici ?
— Non. Tant pis ! Tu es joli tout plein : il devrait te voir ainsi. »
Il se recueillit un moment, puis, dans un élan où toute sa tendresse s’épanchait, il s’écria :
« J’ai tant pensé à vous ! Presque chaque jour ; pourriez-vous le croire ? »
Elle ne répondit pas, fit approcher son fils à elle et l’éleva jusqu’à Louis, de sorte que les cheveux blonds et les cheveux châtains se mêlèrent… et les yeux clairs et les yeux foncés se regardaient fixement, et les joues roses se touchaient presque… Le tout petit se mit à rire.
« C’est cela ; embrasse-le, ainsi, encore. Et maintenant, Louis, penses-tu qu’il y ait place ici pour vous deux ?… »
Elle ne pouvait se rassasier de le voir. C’était bien lui ! c’était sa bonne et chère figure si souvent évoquée, sa même façon de porter les épaules en arrière, sa grâce exquise, toujours, un peu embarrassée dans les vêtements trop justes qui dessinaient les formes de son corps d’adolescent.
« Tu auras seize ans bientôt, dis ? »
Il rougit plus fort :
« En janvier. »
Il ne voulut point la détromper, et se laissa vieillir d’un an, car il avait honte de son extrême jeunesse.
Elle observa après un silence :
« Sais-tu, tu n’es pas grand ?
— Moi ! Vous riez.
— Du tout. »
Alors elle eut une fantaisie. L’envie lui prit de le mesurer, exactement comme elle faisait pour son enfant parfois ; et elle le plaça contre le mur avec ordre de ne plus bouger. Lui se tenait bien droit, la tête levée, les genoux effacés, pour ne pas perdre un centimètre.
« La ! je le savais. »
Et elle acheva de marquer la hauteur d’une croix à l’encre violette.
Il interrogea, inquiet comme pour une chose très importante :
« Combien ?
— Un mètre cinquante… seulement.
— Ah !… Et c’est petit, ça ?
— Selon moi. À ton âge, ton oncle allait être soldat, et il était… tiens ! aussi haut que cela ! »
Louis se redressa, les mains aux hanches, fièrement :
« Oh ! je grandirai encore
— Pas beaucoup, si j’en juge par la largeur de ces épaules. »
Et elle continua, narquoise, voyant que sa taquinerie mordait :
« Le beau malheur de n’être pas monté sur des échasses ! Vous ne serez, Louis, qu’un gentil petit homme ; très gentil, si vous voulez, mais petit, oui ! Pourquoi me regardez-vous avec ces yeux-là ! »
Ce mot « petit », dont elle accentuait l’ironie, froissait intimement l’orgueil naïf de Louis. Il se considéra piteusement, avec un dédain humilié pour lui-même, et fit sa jolie moue habituelle :
« Et je suis mince, moi ; ravisez donc.
— Mince ? Pas tant. Serré dans ta ceinture, certainement. Est-ce permis !
— Je marche mieux, voilà. On marche mieux quand on a la taille serrée. »
Elle affecta de ne pas le croire :
« Ah ! il est coquet… ! »
Et comme il restait tout déconcerté, s’imaginant qu’il lui déplaisait ainsi, elle le rassura :
« Va, c’était plaisanterie. Tu es charmant tel que tu es ; et je ne te souhaite pas autrement. »
Ces enfantillages les enchantaient, les distrayaient des choses graves dont ils avaient à s’entretenir. Lui se trouvait bien là, rôdait partout, content d’aller ainsi par cette demeure étrangère où il se sentait à l’aise néanmoins, examinant distraitement les objets, sa curiosité de gamin endormie sous des préoccupations autres. Il disait : — Qu’est ceci ? parfois, par le besoin de demander quelque chose ; mais ce n’était pas ce qu’il eût voulu dire. De temps en temps, il levait vers Marie ses yeux très caressants, et il avait alors un bon sourire d’être reconnaissant comblé au-delà des espérances. L’autre petit s’était attaché à lui, avait pris sa main, et se promenait bien sérieusement à côté de ce grand frère qu’on lui octroyait. Elle les contemplait, ravie, cherchant sur leurs traits une ressemblance absente, et ne sachant plus si elle aimerait l’un plus que l’autre.
« Vois-tu, Louis, entre vous deux, il n’y aura plus de différence pour moi. »
Et elle répétait la même phrase sans cesse, car il lui semblait qu’elle n’aurait pu lui dire rien qui fût mieux sa pensée.
Il était changé, décidément, plus timide, avec des hésitations qu’il n’avait point autrefois, et le visage était énergique et doux, un peu pâle par instants, marqué d’un pli entre les sourcils restés blonds.
Il balbutia, recommença deux fois la question :
« Alors… alors, vous n’avez pas connu ma mère ? »
Elle dit assez brusquement que non, contrariée, croyant avoir évité ce mauvais chemin, où elle ne voulait plus qu’il s’engageât. Mais il continua, les yeux fixes, arrêtés sur quelque image intérieure :
« Mon père, je n’y songe pas ; je n’ai point de colère contre lui ; c’était son droit de m’abandonner, et jamais je n’irai vers lui, bien qu’on me l’ait montré et que je sache sa demeure : je suis très fier ! Mais ma mère, ce n’est pas la même chose ; on ne peut pas se défendre de penser à sa mère, n’est-ce pas ? Et voyez comme elle m’a laissé pourtant, sans chercher à connaître rien de moi, jamais !… Les autres qui sont nés ainsi, leurs mères les gardent encore… Je suis plus bâtard que ceux-là ! »
Cette émotion de l’enfant la gagnait, outrée chez elle de haine méprisante. C’était trop sale, aussi ! et ce petit était torturé de ces choses. Elle tenta le seul encouragement possible :
Qu’est-ce que cela te fait ?
— Oh ! quand j’étais petit, cela ne m’était rien ; les enfants m’appelaient : bâtard ! tout le long du jour : j’avais fini par croire que c’était mon nom, et je riais… Mais maintenant, je souffre quand des gens me regardent longtemps sans rien dire. Vous ne savez pas ce qui pèse sur ceux qui sont comme moi. C’est quelque chose qui vient des autres, même de ceux qui vous veulent du bien, et qu’on a dans toute sa vie… Je ne puis pas vous dire cela comme je le sens. »
Elle l’interrompit, reprenant sa rude façon de le réconforter :
« Raisonne, voyons. Quand tu auras bien rêvé à toutes ces histoires-là, que tu te seras débattu rageusement contre ces misères, y auras-tu rien changé, et seras-tu moins bâtard pour avoir crié que tu ne voulais pas l’être ?
— Non. Tout cela vous est facile à dire : on raisonne bien pour les autres ; pour soi, on ne peut pas toujours… D’ailleurs, il y a des jours où ces idées sont loin de moi ; je suis très gai alors.
— Et aujourd’hui ?
— Aujourd’hui, je suis bien heureux, mais je ne saurais pas rire. »
Et il lui expliqua gravement que la joie profonde n’aime point le rire, et qu’on peut être triste et content à la fois.
Elle écoutait, jouant la surprise, charmée de son petit air posé de garçon précoce.
Il eut un geste vague, embrassa du regard tout ce qui l’entourait, et soupira :
« Si je pouvais rester ! Mais, vous ne savez pas ?… on me croit à Fayt, là-bas. Je n’ai rien dit à Mam, et je ne lui dirai rien.
— Pourquoi ? Ce serait si simple, si naturel. Et qu’était-il besoin de tout ce mystère ?
— C’est mon idée ainsi. Peut-être Mam serait jalouse : je vous aime tant ! Et puis, c’est bon d’avoir des choses qu’on sait tout seul. »
Comme elle le désirait, il lui conta des faits de quand il était petit, son temps au laminoir Boël, sa vie égale de tous les jours, ses pauvres ambitions de travailleur, que l’arsenal de Mons limitait. Il s’exprimait en de courtes phrases nettes, où les mots wallons mêlaient leur saveur piquante, apportaient des tournures naïves de vieux français ; et l’accent du Hainaut, alourdi de voyelles traînantes, s’effaçait chez lui dans la rapidité de la parole. Très nerveux, sous une apparence de force, il ne pouvait demeurer en repos, tantôt cerclant son poignet de ses doigts, tantôt s’attaquant de nouveau au pli de la nappe, enfin disparu, qu’il lissa de l’ongle. Et selon ce qu’il disait, habiles aux expressions diverses, ses traits s’animaient, éclairés par les grands yeux sombres, plus jamais baissés.
Près de partir, il la pria :
« Regardez-moi bien.
— Ai-je fait autrement depuis que tu es ici ?
— Maintenant, fermez les yeux. Me voyez-vous encore ? »
Et comme, sous les paupières closes, dans le fond de la mémoire, l’image se détachait clairement, avec tous les détails des traits, bien accusés, elle osa répondre :
« Toujours !
— Je suis content. »
Il expliqua :
« C’est pour si nous ne devions plus nous revoir : je ne veux pas être oublié de vous, jamais ! »
Au rebours d’autrefois, c’était elle à présent qui avait confiance. Elle demanda :
« Et qui nous empêcherait de nous retrouver ensemble ?
— Sais-je ! Si je mourais… Oh ! cela ne me ferait rien, croyez-le. J’y ai songé souvent déjà. Je suis tout seul. Qui pleurerait ?
— Ce sont là des paroles ingrates que tu n’as pas pensées. Qui pleurerait ? Mais eux, là-bas, qui t’adorent. Et moi donc ?
— Vous ? Bien vrai ? Alors, je mourrais volontiers. »
Elle se fâcha tout de bon, l’appela « méchant enfant », ainsi qu’on dit aux petits, le gronda si maternellement qu’il ne put faire que rire, ses idées sinistres ainsi écartées.
« Je t’accompagnerai jusqu’à la fontaine, lui dit-elle ; après, ta route va tout droit. »
Ah ! elle irait avec lui dans la rue ? Ça ne la gênerait pas de se montrer à côté de lui ? Même elle se sentit très fière, observa si des gens ne le remarquaient point, et fut reconnaissante à ceux qui se retournèrent.
Il demanda encore :
« J’ai passé tantôt devant une grosse tour. Qu’est-ce ?
— C’est un musée ; je t’y mènerai quand tu voudras. »
Le chemin leur fut trop court ; sous les arbres, elle s’arrêta.
« Je ne puis aller plus loin ; ici, nous nous quitterons.
— Je m’en vais donc ?… »
Il eut une indécision, un attendrissement qu’il cacha sous un sourire, mais qu’elle devina bien.
« Alors… adieu, Marie !
— Adieu, Louis ! »
Malgré le monde qu’il y avait là, il l’embrassa tout simplement, comme autrefois dans le sentier entre les blés, oubliant combien il avait grandi depuis ce temps ; et elle non plus ne se souciait des autres.
Ce fut tout. Rapidement il s’éloigna, repris par les inquiétudes du retour.
Elle le rappela :
« Je te prie, ne cours pas ainsi : tu te feras du mal.
— N’ayez crainte ; Je cours comme les autres marchent : c’est mon métier que de courir. »
Entre les lignes des arbres, elle le suivit du regard, le perdit dans la foule de ceux qui circulaient, le retrouva ensuite, et, par intervalles, elle distinguait un arrêt dans son allure, comme s’il se fût retourné pour la voir encore ; puis il ne fut plus qu’une petite chose noire qui disparaissait, et il n’y eut plus rien tout à coup.
UNE VIE D’ENFANT
Oh ! la longue et chère lettre, bien parvenue sous son enveloppe mince de forme ancienne, malgré l’adresse tronquée, inexacte ! C’était une feuille de papier quadrillé, grand format, un cadeau d’un camarade, précieusement réservée. En haut, l’endroit avec la date, puis au milieu, un peu plus bas, pour ne pas gaspiller l’espace : « Ma chère Marie. »
Il s’excusait :
« Je ne puis cependant pas vous appeler ma tante, comme je nommais la censière Aurélie quand elle vivait, car je sens bien que ce n’est pas comme je l’aimais que je vous aime. J’avais près d’elle une autre manière… »
Il continuait, s’ingéniant à décrire ce qu’il éprouvait avec des exagérations naïves, des mots mal compris, des redites voulues pour appuyer, comme quand on parle. Et il avouait d’en rêver, de s’oublier à contempler la route vers Bruxelles, « très loin, très loin et très longtemps », disant les trains venus de là, « vus volontiers à cause de cela » et sa déception aussi : « Un jour ; on m’a expliqué que ces trains n’ont jamais passé par Bruxelles et qu’ils viennent de Gand ; alors, j’ai été tout triste, et je ne les regarde plus. »
Et la plume avait couru comme le cœur la poussait ; à travers l’embarras des phrases inachevées, la tendresse ingénue débordait, heurtée parfois à quelque amertume remontée qui ramenait les noms de père et mère inévitables. C’étaient alors des désolations, des railleries de cette tare que les conventions mettaient sur lui : « On n’aime pas d’avoir des enfants comme moi dans sa famille. » Et le petit répétait avec toute l’obstination de son orgueil endolori : « Je suis très fier, je vous ai déjà dit que je suis très fier. » Comme elle était bonne de l’avoir « ramassé » ainsi, et de ne point dédaigner maintenant cette affection qu’il lui offrait tout entière ! Et il se réjouissait d’être gentil, « pas trop laid ». Avant, ça lui eût été bien égal d’être vilain, mais à présent, il était content d’être joli pour elle !
La lettre avait été écrite à la gare, sans cesse laissée et reprise entre les heures de service, achevée syllabe par syllabe, l’arrivée d’un train coupant le mot à moitié : « Je suis forcé de la tenir toujours entre mon gilet et ma chemise, et je suis honteux parce qu’elle est déjà toute sale et grasse. » Et il se plaignait de la curiosité des autres : « On vient, pour me tourmenter, voir par-dessus mon épaule », de sa main mal assurée, de son cœur qui battait trop fort.
Avec les quelques sous du dimanche, il s’ennuyait de ne pouvoir acheter « que de petits livres jaunes à soixante centimes, trop minces, si vite lus ». Il la priait de lui en réserver d’autres. Puis c’étaient de nouveau des supplications de bien l’aimer : « Cela me ferait de la peine si je savais que vous ne pensez plus à moi. » Et il disait son retour à Manage, qu’après l’avoir quittée il s’était retourné sept fois ; et comme il avait pleuré dans le train, lui qui n’avait jamais de larmes autrefois ! Quelques projets d’avenir terminaient, – Mons, l’arsenal, – suivis de la promesse d’écrire encore.
Et il se trouva que la lettre était charmante, avec la façon gentille des petites phrases simples que les grosses fautes d’orthographe rendaient plus touchantes, malgré la pauvre écriture tremblée et maladroite et la souillure des plis dont il s’était fait une inquiétude démesurée.
La promesse fut bien tenue. Ce fut plus tard un billet tracé en hâte sur un fragment de papier pris dans les bureaux et qui portait en marge le signe de rappel à l’imprimerie.
Il ne pouvait plus venir maintenant. Le service le prenait, ne le lâcherait de longtemps pour les chères escapades. Irait-il encore jamais ? Il l’aimait toujours bien, et de cela il se disait très fier en lui-même ; il pensait à son oncle aussi, du reste. Ce qu’il désirait, c’était qu’elle lui écrivît, quand même elle n’aurait eu rien à lui dire, mais pas tout de suite, non, il voulait sa lettre seulement dans un mois, jour pour jour, lui désignant l’endroit où il irait la prendre. Et il lui expliquait qu’il le demandait ainsi, retardant volontairement son bonheur, afin d’avoir en plus la joie d’y songer pendant tout ce temps et de l’attendre.
De cette affection où son cœur s’abandonnait, la part qu’il devait à Genni ne fut point diminuée. Une tendresse moins vague, un dévouement mieux entendu le fit se préoccuper des petits soucis sans nombre qui font la vie mauvaise au pauvre monde.
Ainsi qu’eût pu le faire une fillette sérieuse déjà, il s’intéressa aux affaires de ménage, calcula avec Genni dans les moments de gêne et couvrit d’additions, toujours recommencées, les bouts de papier qui traînaient. Mais cela n’allait guère ; on n’y viendrait point ! Et, dépité, il jetait le crayon qui avait amené le malencontreux total ; puis, comme une consolation, il ajoutait :
« Enfin, je gagne encore assez pour payer la farine !… »
Oui, mais ses bottines de treize francs, trop chères, si vite usées au dur pavé des routes, le chagrinaient. Sans compter qu’à la place des coudes et des genoux, ses vêtements s’amincissaient, trop courts, découvrant les poignets et les chevilles, étroits à ne plus fermer !…
Et c’est qu’on n’était pas au bout ! Il eût suffi qu’Alfred s’entichât d’une commère et rêvât mariage ! Il avait l’âge, sans doute, et c’était son droit ; mais que deviendraient alors les vieux dans la maison où ne rentrerait plus le seul salaire qui comptât ? Les gains réunis d’Édouard et de Louis formaient soixante francs par mois. C’était la misère, la misère étouffante, qui harcèle et ne fait pas même la grâce de tuer d’un coup. Louis s’exalta, raidit ses forces de petit homme courageux et bon :
« Ce n’est rien, Mam ; laissez Fred se marier. Moi, je vous reste et je vous nourrirai. Ne secouez pas la tête ainsi. J’irai travailler à l’arsenal : on me prendra, soyez sûre, et je travaillerai avant et après les heures, et je reviendrai le soir dans notre village d’Erbaut, où vous retournerez habiter, et votre garçon demeurera avec vous toujours. Cela marchera, je vous promets que cela marchera. Ne le croyez-vous pas, Mam ?… »
Non, elle ne le croyait pas ; mais elle affirma que si, néanmoins ; car ça lui faisait du bien au cœur toutes ces belles choses qu’il lui contait là, et elle songea que jamais un de ses fils ne lui en avait dit de pareilles.
D’autres fois, quand le devoir d’agir, immédiat, ne soutenait plus son énergie, Louis se laissait aller à des crises de tristesse noire, énigmatique, où Genni s’inquiétait de ne démêler rien.
Comme aux temps de ses rixes avec les autres de son âge qui le traitaient de bâtard, il s’immobilisait, appuyé au mur, la tête penchée longtemps, les yeux fixes. Mais maintenant, il ne pensait plus à sa mère, et Genni se demandait ce qui pouvait peser si lourd au front de ce petit de quinze ans.
« Qu’avez-vous, Louis ? Souffrez-vous ? »
Toujours la même réponse, douce et lassée, lui parvenait :
« Non, non… »
Un jour, au sortir d’un de ces silences qu’il s’entêtait à garder si longs, il dit :
« Mam, écoutez : si je mourais, est-ce que vous pleureriez ? »
Genni tressauta : qu’était-ce encore ?
« Vous n’allez point mourir, m’fieu ; taisez-vous de ces choses donc.
— Dites-le, Mam, je vous prie. Vous pleureriez fort ?
— Oh ! fort ! mon petit. Mais bien devant vous je serai en terre.
— Qu’en savez-vous, Mam ? Mon tour passera avant le vôtre : je l’ai dans l’idée ainsi. Et vous mettriez une robe noire pour moi, Mam ?
— Mon Dieu, Louis, pour vous une robe noire !…
— Longtemps, Mam ?
— Oh ! toujours ! »
Elle éclata :
« Louis, Louis, que vous me faites peine ! »
Mais ce n’était point tout de bon qu’il parlait ainsi sans doute. Le cimetière est pour les vieux fatigués de bûcher et dont il faut que les os se reposent. Est-ce que le cimetière voudrait de cette jeunesse ? Et elle se rassurait, considérant les joues plus roses, les membres robustes de ce garçon souple et nerveux, issu de bonne race et si bien fait pour vivre.
Lui, cependant, continuait de répéter de sa voix tranquille, avec un lent hochement de tête obstiné :
« Avant vous, Mam, avant vous je mourrai. Je l’ai dans l’idée ainsi. »
***
Les conscrits du jour menaient grand tapage. De la chaussée, où leurs bandes défilaient, des cris, des refrains braillés à pleine gorge arrivèrent.
Sans désir d’y courir ou de se mêler à ceux-là, Louis écoutait, sagement assis près du poêle, dont le froid piquant du dehors rendait meilleure la chaleur douce. Il soupira.
« Et pensez, Mam, que dans cinq ans votre garçon partira comme eux. »
Genni lâcha la casserole qu’elle frottait, les deux mains pendantes le long de son tablier.
« Dans cinq ans ! Déjà ! La chance vous accorde un bon numéro, m’fieu ! »
Louis secoua les épaules ; on ne pouvait guère se fier à la chance, et son exclamation familière devant les guignons acceptés de cœur léger lui échappa :
« Et d’abord ! Pourvu, Mam, qu’on ne m’envoie pas être soldat trop loin de vous. »
Genni répéta après lui :
« Oui, pourvu qu’on ne fasse pas cela. »
Lui, soldat ! Elle ne se figurait pas bien qu’il pût l’être jamais. Il coucherait donc dans les casernes humides, sur un lit dur peut-être, ce délicat à qui elle avait cédé les meilleurs matelas qu’ils possédassent ! Et il serait nourri de pain bis trempé dans de l’eau de chicorée, lui si friand de fines tartines blanches, bien beurrées, arrosées de bon café véritable ! Puis elle songea à la brutalité des ordres, aux corvées répugnantes, aux interminables factions dans la neige ou sous le soleil, à toutes ces misères de la vie militaire qu’on lui avait dépeintes, et elle se dit qu’en vérité, ce petit ne pourrait supporter cela. Alors, elle se rattachait à l’espoir d’un bon numéro, souhaitant qu’au pis aller, Louis n’eût point la taille.
Lui non plus n’était tenté par cet avenir, et les revers jaunes et les passepoils rouges ne parlaient point à son imagination.
Il fut ce jour-là d’une gaieté outrée, lutina Alfred an dîner, força le père Delhaye de sourire et eut pour sa Mam des caresses extravagantes.
Dans la cour, des fillettes, en congé du jeudi, jouaient près du puits ; Louis s’offrit à faire tourner la corde et s’amusa de voir danser les gamines. Un voisin passa, lui cria, gouailleur :
« Eh Louis ! ça vous plaît de faire sauter les filles ? »
Mais lui, qui n’y entendait point malice, répondit tout ingénument :
« Tiens ! c’est encore au milieu des enfants que je me sens le plus à l’aise. »
Longtemps son bras tourna, infatigable, tendant parfois la corde espièglement ; et des rires éclataient dans le groupe pour une écolière culbutée, gigotant parmi le fouillis de ses jupons.
Genni les apercevait de la fenêtre, branlait la tête avec un demi-sourire satisfait :
« Mon Dieu, Louis, que vous êtes donc fou, aujourd’hui !
— Vous trouvez cela, Mam ?… »
Au soir, Édouard et lui repartirent en tournée, leurs pipes allumées, dans la bruine qui tombait. Genni cria encore à Louis :
« Surtout, ne rentrez pas trop tard, m’fieu.
— Soyez tranquille, Mam. »
***
Ainsi qu’elle faisait d’habitude, Genni s’occupa de remettre en place la vaisselle du goûter, refit du café pour le cas où les hommes en désireraient au retour, et reprit ses raccommodages, assise près de la fenêtre, un coin du rideau retroussé. Par intervalles, elle levait les yeux vers les maisons d’en face, qui s’éclairaient une à une :
« Tiens, Aline allume sa lampe ; voici Méonne qui sort et Nina qui va puiser de l’eau… »
Cela l’attira à la porte, où elle demeura, retenue à causer, frissonnante sous l’air humide.
Édouard, qui rentrait, la heurta dans l’ombre. Elle demanda :
« Où est Louis ?
Il fit un geste indécis : là-bas sans doute, je ne sais.
Elle le suivit dans la maison, lui présenta le café, qu’il refusa, et alla coller son front contre la vitre, guettant le chemin.
« Huit heures. Comme Louis tarde ! »
Était-ce permis de la faire attendre ainsi ! Ah ! elle ne le laisserait certainement pas courir de nuit comme les galopins ; elle irait le chercher au Pavé chaque soir, s’il le fallait. Un gamin de quinze ans qu’elle avait si soigneusement élevé ! Déjà, lors de la fête du chef de gare, on ne l’avait revu qu’au matin ; elle avait pardonné, car tous ceux du chemin de fer en étaient… Mais il ne fallait pas que cela se renouvelât à tout bout de champ, ah non ! Elle bougonnait, s’attaqua à Édouard :
« Où l’avez-vous quitté ? Mais dites-le donc ?
— Sur la route de Fayt. »
Elle essaya de se remettre à sa couture, mais le fil cassait, tiré par saccades, et ses doigts, qui tremblaient, se piquaient à l’aiguille, sans cesse. Une agitation sourde l’énervait, faite de mécontentement et d’inquiétude. Elle rejeta l’ouvrage définitivement.
Un pas au-dehors la renvoya à la fenêtre.
« Voici Fred maintenant. »
Elle le renversa presque.
« Eh bien ? Et Louis ! Neuf heures ! Oh ! le mauvais garçon ! »
Mais sa colère tombait. L’appréhension lui venait à présent de quelque chose qui retenait l’enfant contre son gré, de quelque chose de mystérieux qu’elle ne devinait pas.
« Oh ! qu’est-ce, mon Dieu ! »
L’exclamation de Genni retentit lugubre dans le silence, et les deux hommes se sentaient vaguement gagnés par l’anxiété de cette mère.
Alfred fit quelques tours dans la chambre, réfléchissant, et sa taille énorme couvrait d’ombre toute la muraille. Il questionna, hésitant encore :
« Il n’a rien dit en s’en allant ?
— Non, que voulez-vous qu’il eût dit, ce petit ?… Bien sûr, il ne peut pas revenir. Oh ! il ne peut pas ! »
Alors, Alfred proposa :
« Nous irions bien à la recherche du gamin, Mam… Qu’en pensez-vous ?… Pa d’un côté et moi de l’autre… »
Ils partirent, le cœur lourd, dans la nuit de ces rues de village, où les réverbères au pétrole échelonnaient leurs lueurs tristes secouées par le vent. Et ils parcoururent les sentiers écartés, fouillèrent les taillis, inspectèrent les haies, appelant par intervalles, et interrogeant les gens attardés, qui s’éloignaient avec un haussement d’épaules indifférent. Vers onze heures, supposant que Louis les avait devancés par quelque autre route, les Delhaye revinrent.
Sur le seuil, Genni, immobile, attendait toujours.
« Personne ! Oh ! personne ! »
Elle n’ajouta pas une parole, stupéfiée devant ce je ne sais quoi de terrible qu’elle sentait s’approcher.
« Peut-être qu’il est avec les miliciens, Mam… »
C’était cela, oui ! Comment n’avait-elle pas songé aux miliciens ! Et elle s’accrocha à cette dernière illusion, éperdument, répétant bien haut pour s’en faire accroire à elle-même :
« Il est avec les miliciens. »
Les Delhaye montèrent à l’étage. Si Louis heurtait, on l’entendrait de là. Genni s’assit sur le lit, décidée quand même à ne se point coucher. Une porte claqua au-dehors ; dans la pièce, en bas, l’horloge battait dur… Puis, elle crut distinguer du bruit dans la cour. Une voix héla :
« Eh Genni !… Fred est ici ?
— Oui. Que lui voulez-vous ?
— Euh… Rien. Dites qu’il descende. »
Elle se précipita, hagarde. Qu’est-ce qu’on lui cachait ? Il y avait quelque chose alors ? Ah ! elle saurait.
Et, devant ce qui leur apparut, les Delhaye demeurèrent cloués au sol, frappés d’inertie sous l’horreur trop forte.
Dans l’obscurité du chemin, les points rouges des lanternes dansaient, précédant un groupe d’hommes formant cortège. Et cela avançait dans un silence si morne, avec une lenteur précautionneuse tellement sinistre que ceux qui le virent en eurent un long frisson d’angoisse… En tête, la casquette rouge du chef de gare, accompagné d’un autre que Genni ne reconnut point d’abord, puis les hommes d’équipe, solennels, portant la civière, la fatale civière de la station.
Genni eut un cri rauque, arracha le drap d’une secousse :
« Louis ! Louis ! Oh ! il est tué ! »
Mais la petite voix chère sut encore murmurer bien bas, bien faiblement :
« Non, Mam… non. Oh ! laissez-moi ! »
Aussitôt les voisins furent debout. Par les portes rouvertes toutes, des gens s’échappaient, mal éveillés encore, rhabillés en hâte, pieds nus dans les sabots dont le claquement faisait un trot pressé sur le pavé. Dans ce coin de la cour, lugubre, à la lueur des lanternes, un grouillement d’ombres s’entassait, prenait d’assaut la maison Delhaye, au milieu du brouhaha inquiet d’une foule qui s’informe.
Dehors, on criait, demandant :
« Qu’est-ce ?
— Encore un de spotchi au train.
— Qui ça ?
— Le petit gros qui va avec le camionneur. »
Quelqu’un ajouta :
« Ce gamin perdu que les Delhaye gardent ? »
La plupart s’étonnèrent : Ce n’était donc pas à Genni, ce garçon ?…
Et, autour de la femme qui avait parlé, un cercle se resserra, avide de savoir.
Cependant, affolée, tragique dans sa haute taille, les bras brandis dans le vague comme vers quelqu’un de responsable, Genni hurlait :
Ah ! c’était ainsi ! On lui massacrait son fieu maintenant !
Elle tournait autour de la civière, repoussant farouchement ceux qui tentaient de la retenir, et elle voulait se jeter sur ce pauvre corps blessé, qu’elle aurait guéri à force de caresses…
Mais, à chaque fois, Louis l’écartait doucement, d’un geste effrayé et las, avec un mouvement de recul des épaules qui le torturait d’une douleur nouvelle. Ce geste exaspérait Genni. Qu’est-ce qu’il avait donc pour qu’on ne pût l’approcher ? Il vivait, il lui parlait, sur ses vêtements elle cherchait en vain des traces de sang… Et c’était affreux, ce mal qu’elle ne voyait point.
Sous la conduite du médecin, les hommes déposèrent l’enfant sur un matelas, près de la cheminée.
Alors, Genni comprit.
Oh ! la lamentable chose que ce petit pied informe et pendant, où les roues avaient passé, tranchant nettement par places, écrasant ailleurs, laissant alors la peau intacte, bleuie par la résorption du sang ! Et sous les chairs meurtries, enflées déjà, on devinait les muscles tordus, les os broyés irréparablement.
C’était cela donc !
Louis supplia :
« Mam, je vous prie, taisez-vous : vous me faites mal. »
Est-ce qu’elle pouvait se taire devant ces horreurs ? Aurait-elle seulement assez de pleurs, assez de cris pour épandre cet âcre désespoir qui montait en elle ?…
Le docteur réclama de l’eau et du linge, qu’elle lui apporta avec une hâte brusque, prodiguant les draps déchirés sans épargne, en bandes trop larges. Puis, à voir cette chair nue de son garçon maniée par de grandes mains rudes, elle s’attendrissait, se rappelant le temps où il était un enfant tout petit… Et elle répétait, agenouillée près de lui, n’osant plus le toucher à présent :
« Oh ! notre Louis ! notre cher petit Louis ! »
Lui laissait faire, insensible en apparence, désintéressé de cette scène, les yeux égarés dans le vide, comme si son esprit se fût réfugié loin, très loin, en des pensées qui l’enlevaient au-dessus de toute souffrance.
Quand le médecin fixa la dernière épingle au bandage, Louis eut un soubresaut, aperçut toute cette toile dissimulant la plaie horrible de sa jambe… Ah non ! cela n’irait point de la sorte ! On la lui couperait tout de suite. Ne savait-il pas qu’on ne ferait rien d’autre ? Tout de suite donc !
Il se débattait, assailli de douleurs plus aiguës, les doigts crispés accrochant les objets proches, et il exigeait qu’on lui épargnât ce martyre inutile. Mais le docteur ne pouvait, sans assistance ; son confrère de Seneffe était prévenu ; il arriverait tantôt ; alors on verrait.
Au-dehors, des gens se pressaient, espionnant à travers les rideaux. Ceux qui étaient entrés devisaient tout bas, au fond de la pièce, discutaient les chances de guérison : d’autres étaient escappés, — et on citait les noms, contant les détails de chaque accident. — Quant à celui-ci, il était solide, sans doute, mais si jeune ! quinze ami, mauvais âge ! Dommage ! un brave petit ! Et qu’est-ce qu’il ferait, estropié, se traînant à l’aide de béquilles ?…
Le docteur ordonna le déguerpissement de tout ce monde, dont le bavardage vaudrait une belle fièvre au blessé.
Aux côtés de Louis, les deux Delhaye demeuraient dans la même attitude accablée, debout cependant ; et sur la figure anguleuse du père, comme sur la bonne face rouge du fils, la même expression de pitié navrée était peinte. Ce qu’ils sentaient de désolation poignante dans le cœur, ils n’auraient pu le dire, malhabiles en paroles, et leur chagrin plus lourd restait tout en eux. Seulement, entre leurs paupières, de grosses larmes roulaient qui ne tombaient pas.
Genni s’était affaissée sur une chaise, la tête cachée dans les plis de son tablier, ébranlée de longs sanglots par intervalles ; et la voix du garde-route, qui expliquait, s’entendait seule, monotone et brève :
Des plaintes vers la voie. Il fait si noir par là. Rien que les feux des sémaphores, trop hauts. Braqué la lanterne en tous sens sur les rails. Aperçu enfin une forme agenouillée. Et cela ne voulait pas répondre aux appels, et on était allé secouer cela. « Tonnerre ! C’est vous, Louis ! — Eh bien, oui, c’est moi… Ramenez-moi vite à ma Mam. » Puis l’homme dit la bottine déchiquetée au couteau, près de barrières, enlevée par menus morceaux pour dégager le pied qui gonflait à mesure. On calculait que l’enfant était couché là depuis des heures… Sauté d’un train en marche, ou pris par la machine en traversant la ligne ! On ignorait. Le gamin s’entêtait à ne rien dire. Il était méchant même, s’emportait quand le chef de gare insistait pour savoir ; il aurait mordu, hein ! Sacré Louis ! Il était propre maintenant !
Genni revint à l’enfant, baisa le front qui brûlait, pressa tendrement les mains ardentes et sèches, interrogea à son tour avec des phrases câlines et suppliantes :
« À votre Mam, vous voudrez bien le dire, n’est-ce pas, m’fieu, et ce que vous alliez faire là-bas, et d’où vous veniez ?… Vous le lui direz à elle seule, à l’oreille, ainsi… Oh ! n’ayez crainte d’aucun reproche, d’aucune gronderie… Pourquoi étiez-vous là, Louis ? »
Il se dressa péniblement à la force des poignets, plongea dans les yeux de Genni son regard mauvais, étincelant, articula ces mots bien distincts, scandés cruellement :
« Non, je ne le dirai pas. »
Puis, épuisé par cet effort, il retomba sur le matelas, les yeux clos, les lèvres serrées en une volonté de mutisme qu’on ne vaincrait point.
Genni recula, stupéfaite : Ce n’était donc pas tout ? Il lui cachait quelque chose encore ?…
Mais les Delhaye intervinrent : Le laisserait-elle en repos, à la fin ? Elle le tuerait certainement ainsi. Cela ne réparerait rien, n’est-ce pas, ce qu’on saurait ?
La veille douloureuse s’achevait, si lente, interrompue par l’apparition de l’un ou de l’autre qui revenait s’enquérir de Louis, et par les retours du médecin.
Alfred demandait, laconique toujours dans son émotion :
« Il souffre ?
— Atrocement. Il a un fier courage ! »
Un courage d’orgueilleux tenace qui lui gardait les traits impassibles et les yeux clairs, malgré la montée intense du mal envahissant. Pourtant, une colère l’excitait contre le docteur ; et il répétait impérieusement, désignant l’appareil enveloppant son pied mutilé :
« Ôtez cela, ôtez ! »
Vers neuf heures, on annonça le chirurgien de Seneffe, une manière de colosse bon enfant, auprès duquel Alfred paraissait tout rapetissé et aminci.
« Ravisez, m’fieu, exclama Genni ; c’est tout votre cousin de Giheux !
Louis leva la tête vers celui qui entrait, et essaya de sourire. C’était vrai, cela ! Et il eut un contentement à cause de cette ressemblance.
Le nouveau venu défit le bandage, inspecta la plaie minutieusement, puis, d’un coup d’œil habitué, apprécia la force approximative du blessé :
« Vous voilà beau, mon garçon !
— Vous m’arrangerez cela, dites ?
— Oui, parbleu. »
Légèrement, il décrivit avec un doigt une ligne circulaire au-dessous du genou de Louis.
« Oh ! je m’en doutais. Seulement, faites vite.
— On est dur, à ce qu’il me semble. Allons, ça ira. »
Édouard et Genni durent partir. On n’avait que faire là de larmes et de criailleries qui agacent et font trembler la main. Un voisin les emmena. Ce fut un arrachement qui troublait Louis et impatientait les médecins. Alfred refusa de rester ; Louis, déçu, le rappela :
« Vous me quittez, parrain ? »
Oh ! il n’allait pas loin ; il attendrait tout près, dans la cour…
Quatre ouvriers du chemin de fer demeurèrent, devant servir d’aides.
Dans la pleine lumière de la fenêtre, sur une longue table, empruntée pour la circonstance, les hommes étendirent l’enfant, après lui avoir retiré les vêtements qui auraient gêné. Le docteur de Seneffe s’était baissé, tournant le dos, et Louis percevait le fin cliquetis des instruments déposés un par un sur une seconde table, et dont on voulait lui dérober l’étalage.
Il s’appuya à l’épaule de Jules Pays, le fils du fossoyeur, un garçon qu’il affectionnait et, se penchant, réussit à voir :
C’étaient de grands couteaux à manche court, puis d’autres, pareils à des canifs, des scies délicatement dentelées, des pinces de formes diverses, des ciseaux, des aiguilles recourbées, des éponges, des bandes de toile écrue en rouleaux…
Louis se serra instinctivement contre Jules, non qu’une faiblesse l’abattît à l’aspect de ces lames qui tranchaient le regard à l’avance, mais les flacons débouchés, exhalant des odeurs pénétrantes de phénol et d’alcool sucré, l’inquiétaient.
C’était pour lui, cela aussi ?…
Un des médecins s’approcha, fit placer l’enfant la tête horizontalement, afin d’éviter une syncope, et lui appliqua sur la bouche une compresse imbibée d’un liquide qui chauffait.
Louis se releva d’une secousse, mal maintenu, repoussa la main qui l’étouffait, surpris par l’étrange saveur de pomme douce du chloroforme.
« Voyons ! nous sommes un homme, hein ! »
Il se recoucha, docile, aspira largement, le visage rougi, les membres agités de tressaillements involontaires, calmés bientôt ; puis, peu à peu, le pouls battit moins vite, le teint reprit sa blancheur mate, les yeux s’obscurcirent, et il ne sut plus rien.
Alors, une heure durant, le tablier à la ceinture, les manches retroussées jusqu’aux coudes, sa taille gigantesque courbée sur ce corps d’enfant qui apparaissait si frêle au contraste, le chirurgien tailla dans les chairs insensibilisées, formant des lambeaux symétriques, divisant les muscles, coupant les artères liées à mesure, et il travaillait dans le sang avec une assurance tranquille de praticien exerçant au milieu de cette population qui vit des rails et qui en meurt.
Au grincement de la scie attaquant l’os, un des hommes blêmit, les pupilles dilatées par l’horreur, et s’enfuit éperdu et silencieux.
Jules Pays soutenait la jambe, longuement endurci au contact des morts qu’il allait ensevelir ; et ce petit, inerte et demi-nu, avait des pâleurs, des attitudes raidies de cadavre.
À fréquentes reprises, comme la circulation du sang s’effectuait de plus en plus lente, exposant le blessé à tous les dangers de l’anesthésie, les docteurs durent cesser d’administrer le chloroforme. On présentait à Louis un peu de vin qu’il buvait inconsciemment, les yeux vagues attirés par la grosse figure du chirurgien qui, dans l’engourdissement du réveil, lui semblait être bien réellement le cousin de Giheux. Puis son regard se fixait, examinant alentour les linges tachés, les couteaux non encore essuyés où perlaient des gouttelettes rouges… Il demandait froidement, comme pour un autre :
« Cela avance-t-il ? »
Et il affirmait qu’il ne souffrait pas, exigeant que l’on continuât, aussitôt replongé dans son sommeil factice.
Maintenant, le docteur rabattait les chairs qui devaient recouvrir l’os, cousait à points régulièrement espacés, d’un mouvement des doigts court et précis, déroulait, enroulait les bandes dextrement, et la ligature, enlevée à la cuisse de l’opéré, imprimait en écarlate une large trace profonde.
Quand tout fut terminé, le moignon pansé selon les règles, les instruments replacés dans la trousse, cette eau sale où l’on pataugeait ramassée en hâte, le chirurgien se recula, se frottant les mains d’un air bonasse et satisfait qui était sinistre. Puis, avec une tape amicale sur la joue de l’amputé encore mal réveillé, il dit :
« Voilà qui est fait, mon garçon : dans une dizaine de jours, cela ne paraîtra plus. »
Louis ne comprit point, n’entendit qu’un murmure de mots. Alternativement, son œil allait de sa jambe droite à ce qui avait été la gauche, à ce paquet informe et raccourci où le pied manquait…
Il serait donc ainsi, désormais ! Une envie de pleurer le suffoquait, creusait, comme pour le rire, la fossette du menton. Il se détourna, cherchant par instinct de l’aide autour de lui, et pria Jules de le porter à l’étage.
Le jeune homme souleva Louis doucement, redoutant de froisser l’énorme blessure. Tout de même, il pesait lourd, ce petit ! et ce n’était point aisé de gravir l’escalier étroit et roide où les solives vous heurtaient le front. Louis avait glissé son bras autour du cou, blotti sa tête contre la poitrine de son ami, et il s’abandonnait, tout réconforté, au bercement de cette bonne étreinte :
« Je suis bien, très bien… Tâchez de ne pas me faire mal, n’est-ce pas, Jules… »
Dans le lit pour lui dressé près de la fenêtre, parmi la blancheur des draps, frais tirés de l’armoire, Louis rêve, étendu, depuis des heures. Il est couché là, sans force aucune, si débile qu’il ne peut pas même se hausser sur le coude, comme il voudrait le faire. Le désir d’examiner encore ce tronçon de membre entortillé de linges ne le tourmente plus, et il lui suffit de voir la place affaissée sous les couvertures. Son courage, qui bravait si bien la douleur âpre, incisive, s’amollit devant cette mutilation de son corps. Il songe que c’est fini de courir par les routes, que, lorsque les camarades s’en iront ingambes et joyeux, il se traînera gauchement à leur suite, les épaules déformées par la pression des béquilles, avec un petit claquement de bois qui l’annoncera… Des béquilles, à lui si orgueilleux de son allure souple et rapide, si intimement vaniteux de sa grâce !… Et cette idée surtout lui est amère, plisse ses lèvres en un sourire dédaigneux. Ce n’est rien, avoir ses nerfs déchiquetés, sa chair broyée endurant des souffrances indicibles ; on regimbe, on fait belle mine encore, bien que ça vous tenaille, on est héroïque presque, et les gens vous admirent ! Mais être ainsi piteusement estropié, humilié et ridicule, en butte aux compassions irritantes et aux railleries odieuses ! Il en avait connu, de ceux-là, que les gamins escortaient, singeant avec des contorsions cruellement comiques la triste marche hésitante et déhanchée. Ainsi ferait-on pour lui ! Et c’est fini aussi, les échappées vers Bruxelles ! Qu’est-ce qu’elle dirait, Marie, considérant le misérable écloppé qu’il est devenu ?… Les infirmes, cela gêne. On a de la pitié d’abord, puis de la honte qu’on n’avoue point, et, malgré soi, on se désaffectionne de ce qui ne peut plus plaire.
Alors, dans la mémoire surexcitée du pauvret, la soirée d’hier repasse. D’où il venait et pourquoi il est là, brisé, il ne veut le dire à personne, ni à sa Mam. C’est bon d’avoir des choses qu’on sait tout seul ! Il était si heureux, si heureux !… Mais il ne dira rien, jamais !…
Le petit visage, plaqué de pourpre, se contracte farouche et résolu, la voix haute et claire répète : Jamais, jamais ! Et ce mot sonne, étrangement formel, dans la solitude de la chambre.
Ah ! il ne sera pas soldat !… Les soldats ont bien de la chance… Ils ont deux jambes, eux… pas de béquilles… Son oncle a été soldat… son oncle de Bruxelles… pas Alfred…
Et dans la transition brouillée de ces rêvasseries, Louis glisse au sommeil, au mauvais sommeil, hanté de cauchemars, de la fièvre…
On avait laissé rentrer les Delhaye. En traversant la pièce, bien parlante dans son désordre, ils eurent tous trois le même coup d’œil furtif, cherchant sur le carreau ce qui pouvait y demeurer de sang. Genni compta quelques gouttes à demi caillées, poussa plus vite les hommes devant elle. À la file, ils montèrent l’escalier, leurs pieds posés avec précaution sur les degrés dont le bois sec craquait. Genni eut un regain de courage, voulut être forte quand même. Elle alla droit au lit, replaça le traversin sous la tête de son garçon, tendit mieux les draps… Non ! c’était trop dur, ce coup-ci ! Et le front appuyé contre la barre de fer du chevet, elle se reprit à sangloter très bas :
« Louis ! Oh ! Louis ! »
Les hommes n’avaient pas bougé.
Des vêtements de l’enfant étaient épars comme il les avait quittés. Elle les ramassa, palpant tendrement l’étoffe amincie, approchant dans un élan ses lèvres des habits qu’elle imaginait encore tièdes par places, avec un instinct de vénération pressentie, comme s’ils eussent été déjà les seuls objets chers qui restassent de lui…
Tous pouvaient mourir. Et elle dévisageait froidement son fils et le vieux. Tous, entendez-vous ! Pas lui ! D’ailleurs, il ne mourrait pas. Cette pâleur, qui l’avait tant effrayée tantôt, était dissipée. Il avait. bien chaud maintenant, et ses joues reprenaient leur jolie couleur rose de toujours. Et, grisée d’espoir, elle ne sentit point que cette chaleur brûlait, elle ne vit pas que ce rose était écarlate.
Aux yeux de Louis, subitement rouverts, la silhouette du père Delhaye apparut la première, penchée au pied du lit, dans une pose morne d’attente. Et de revoir ce vieux visage si pensivement attristé, un attendrissement gagna le petit. À son esprit revinrent ces paroles que Genni lui avait si souvent redites aux bonnes heures de causerie passées : c’était quand on voulait l’envoyer aux Enfants trouvés, et que le père s’était écrié : « Sachez bien ceci, tous : si le gamin s’en va, je m’en vais !… » Et il se souvint aussi que c’était Édouard encore qui le défendait après les flagrantes espiègleries, lorsque Genni, emportée en d’extravagantes remontrances, grondait trop haut… Devant le rappel de ces choses, sa résolution d’être stoïque quand même s’ébranlait, ne tenait pas. Il se laissa pleurer doucement, perdu dans un infini chagrin sans cause bien précise, peut-être parce que ce vieillard était là qui l’avait tant aimé.
Le médecin de Manage, alors, congédia Édouard : On n’avait qu’à continuer de la sorte pour préparer de belle besogne au fostier !…
« Il a chaud, notre Louis, insistait Genni.
— Oui. Trop.
— Trop ? Il est bien, n’est-ce pas ?
— Euh… Que voulez-vous que je vous dise ? Oui aujourd’hui, et non demain ?… Pas d’avance ! »
Mais elle ne comprit pas exactement.
La lampe machinalement rallumée dans cette fin de jour tôt venue, la table servie où personne ne mangea, tout ce train de ménage coutumier, à peine changé, accrut par sa mesquinerie la désolation énervée de Genni. Elle compara : Hier, elle avait fait tout semblablement, et la table était mise ici, et la lampe était posée là… Hier ! On vivait tranquille, sans demander plus, heureux même, car il n’y avait pas aux alentours une maison plus gaie, où l’on rît de meilleur cœur… Ça leur arrivait de Louis, uniquement, et quand il entrait, on eût dit qu’avec lui toute joie franchît leur seuil… Et depuis, quel effondrement !… Elle était comme si on l’eût jetée dans le noir d’un puits sans fond et qu’on remblayât par-dessus elle. Des moments, elle ne pensait plus.
N’osant remonter – le petit pleurait les voyant – les Delhaye passèrent la nuit sur leurs chaises, au bas de l’escalier, l’oreille au guet, engourdis par degrés, la douleur morale lentement apaisée cédant devant l’éreintement de leur corps.
En haut, Alfred et un de ceux du chemin de fer, puis un autre avec Siméonne, la fille du maçon, veillèrent deux à deux, tour à tour. On ne parlait point, assis dans la pénombre de la lampe baissée. Parfois, le froissement d’une jupe, une semelle déplacée sur le plancher, un soupir du côté de l’escalier s’entendaient ; et les heures tombaient lourdes du clocher de l’église, aussitôt resonnées plus claires à Tiberghien.
Étendu sur le dos, dans une immobilité qui troubla Siméonne, Louis gisait, les prunelles démesurément agrandies, emplies des hallucinations obsédantes de la fièvre :
C’étaient les ramages rouges de la courtepointe, un tas d’oiseaux fantastiques, perchés parmi des feuillages bizarres, dont il cherchait à débrouiller les contours ; mais bientôt le dessin s’emmêlait davantage, les feuilles s’agitaient, les oiseaux battaient des ailes, emportés en un vol étourdissant qu’il ne pouvait suivre.
Les panneaux luisants de l’armoire, éclairés obliquement, le fascinèrent peu à peu, lui suscitèrent l’idée de ces cartes géographiques si laborieusement tracées au temps de l’école. Dans les fibres du bois, il distingua des continents nettement délimités ; de fines ondulations marquaient les mers au rivage, de gros nœuds simulaient les volcans et les montagnes, et les fentes éclatées au plein de l’orme figuraient les fleuves qu’il s’irritait de perdre à leur source.
Puis ce fut le papier de tenture rayé de bleu déteint, aux lignes s’allongeant pareilles à des rails verticaux, qui l’occupa ; et il s’appliqua à calculer la vitesse de trains minuscules qui dévaleraient cette pente vertigineuse. Au bas, le poêle rouillé, de forme massive et courte, était une locomotive en arrêt, mal astiquée…
Au remuement léger de l’enfant, Siméonne s’approchait :
« N’avez ni mau, Louis ? »
Lui la reconnaissait, sortait de ses songeries accablantes :
— « Pas autrement. Merci, Méonne. »
Et de nouveau le rêve l’accapare. Des scènes plus réelles de sa vie défilent, déroulées à mesure, ainsi qu’en un panorama confus de toute son existence :
D’abord, la fonderie à La Louvière. Le bruit du fer qu’on travaille se répercute dans sa tête, mais lointain, amorti, comme si le métal laminé retombait dans de la sciure. Et il s’aperçoit qu’il est seul. Il fait des paquets, des paquets sans cesse. Il est là depuis des heures, depuis des jours, si longtemps qu’il ne sait plus, et ses mains saignent…
Maintenant, c’est, à Giheux, l’enfilade des salles humides où les fleurs de Julia ont l’air d’exilées qui grelottent ; c’est l’étable où l’on se réfugie dans la bonne chaleur qui vient des vaches ; et en une dispute plaisante, continuelle, le vacher et la servante, accroupis parmi les bêtes, se lancent traîtreusement de long jets de lait, éparpillés sur le drap des vêtements comme une infinité de perles blanches… Voici Erbaut, la petite maison de la marraine Sophie, avec, derrière, le jardin, et la vigne, que l’on inspecte en cachette, pour savoir si les gros raisins noirs sont mûrs… Et Bruxelles, la gare immense où il faillit s’égarer, l’énorme tour – ce musée qu’on lui promit et qu’il ne visitera point, – puis la fontaine, vers Ixelles… enfin, tout ce bonheur entrevu qui lui échappe et le raille !
« Que je boive, n’est-ce pas, Méonne ! »
Cette sensation ardente de soif qui lui fendille les lèvres et que rien ne peut étancher, le hante à travers sa somnolence. Il suit, entre les blés, le sentier qui mène au moulin d’Erbaut ; et il perçoit distinctement le tapage charmeur de la chute, et il aspire avidement l’odeur fade de l’étang verdi de mousses. Pourtant, le chemin s’allonge détourné, dans l’épaisseur du froment, en des courbes point reconnues. Il marche, et les épis trop hauts l’étouffent, le ciel trop bleu le brûle et lui pèse, le ruban brun de la terre fuyant sous ses pieds l’étourdit : il souffre du manque d’horizon. Il marche, hébété de lassitude ; il marchera toujours, guidé au clapotement trompeur d’une roue qui tournoie, vers l’eau attirante, inaccessible…
Au matin, un calme, tout d’abattement, lui revenait. Il s’étonnait d’abord de se trouver dans ce lit, avec, autour de lui, ces gens qui se mouvaient dans un tel silence ; et il se demandait pourquoi il était là et ce que lui voulaient ces autres ? Puis un engourdissement de son genou gauche l’avertissait, il se ressouvenait lentement, le réveil se faisait complet et il avait enfin conscience d’être couché dans la chambre nue et froide, mutilé à jamais…
« Dites-moi, notre Louis, cela fait très mal ?
Lui faisait “non” de la tête, toujours, et mentait.
Car, à la place où le couteau du chirurgien avait si bien tranché, une impression de morsure s’accusait, déchirante, et, par attaques, traversant les chairs, des élancements dardaient leurs coups de lame acérés. Sur le gonflement des veines engorgées, le bandage trop serré gênait, lui envoyait par tout le corps un malaise confus, quelque chose d’alanguissant et de douloureux qu’il ne définissait pas.
Trois de ses camarades vinrent pour le voir, ôtèrent leurs souliers au pied de l’escalier. Dès qu’ils aperçurent le lit, ils s’arrêtèrent, effarés, les yeux ronds, pressés en troupeau, retenus par une crainte d’instinct, comme si ce mal dont leur compagnon se mourait eût pu les atteindre à l’approche.
Louis s’était soulevé à demi, les regardait ainsi qu’après une longue absence, détaillant les traits de leurs visages, les attitudes de leurs personnes, avec une persistance d’observation qui les intimidait.
Comme ni lui ni les autres ne parlaient, Genni interrogea :
“Est-ce que vous reconnaissez bien ceux-là, m’fieu ?
— Oui, fit Louis ; et il les nomma.
Puis, avec une sorte de ressentiment envieux contre eux qui s’en iraient courir au gré des routes en le quittant, il dit, toute l’amertume de son cœur passée dans sa voix :
— Vous n’êtes pas arrangés comme moi, vous autres !”
Eux, toujours plus inquiets, écarquillant les yeux davantage, n’osaient bouger, pris de stupeur dans cet air solennel et triste qui régnait là, et ils ne trouvaient pas un mot pour répondre. Genni les congédia, outrée à la vue de leurs quinze ans qui s’ahurissaient sans compatissance ; et ils se sauvèrent, tout heureux d’être mis dehors.
Des gens arrivèrent encore, puis d’autres après ; ceux-ci conduits par une sympathie émue vers ce petit dont la gentillesse charmait vite, ceux-là tourmentés d’une curiosité mauvaise — des femmes, — qui, entre de feintes lamentations, comptaient, du même œil méchamment expert, les trous dans la tôle du poêle et les reprises à la jupe de Genni.
Ce va-et-vient de pas lourds, maladroitement assourdis, ce chuchotement qui bruissait d’en bas, si bizarrement grossi, à ses oreilles, fatiguaient Louis, rappelaient l’excitation pernicieuse de la fièvre.
Seul, le chef de gare monta.
L’écarlate de la casquette, tout de suite, fixa l’œil avide de l’enfant ; il eut un geste en avant, comme pour s’élancer…
“Oh !”
Et, à cette minute, dans son cerveau enflammé, l’activité encombrée de la station, la circulation des trains parmi l’enlacement des voies, l’emmêlement des signaux bien compris de lui, tout cet autrefois qui avait été sa vie, se leva en une vision cruellement nette, illuminée de la splendeur des choses à tout jamais perdues.
Il se détourna, renfonça sa tête dans l’oreiller, obstinément, et, rejeté de plus haut dans la réalité de sa disgrâce, il demanda :
“Qu’est-ce que je vais faire maintenant ?”
— Demeurer tranquille d’abord…
— Ce n’est pas cela. Que ferai-je encore ? Vous me comprenez. C’est fini d’être porteur d’express !
— C’est fini…, oui…
— Vous m’aurez une place, vous ?
— Oui, je vous le promets.
— Où ça ? À la gare ?
— À la gare.
— Et qu’est-ce que je serai là, dites ?
— Si cela vous plaisait, vous pourriez être garde-salle.
— Et je crierais : Braine er Bruxelles ? Mais il y a un garde-salle déjà.
— C’est vrai… Enfin, soyez en paix, Louis, j’arrangerai cela.
— Vous n’arrangerez rien du tout… »
Et malgré les bonnes assurances que le chef prodiguait, dépassant dans sa pitié la mesure de ce qu’il pourrait tenir, une persuasion d’être désormais inutile, incapable d’aucun travail, s’emparait de l’esprit de Louis, le refoulait vers un découragement morne, bien au-delà des plaintes et des larmes.
… Ni bon pour le bureau, à cause de sa petite écriture irrégulière et de son orthographe incorrecte ; ni bon pour le service intérieur de la station, où l’on n’aurait que faire d’un écloppé comme lui !… Ah ! bon seulement pour le cimetière !
Il chercha l’heure à sa montre accrochée près de la porte, à son chevet.
« Mam, dit-il, faites que je voie mes parents de Giheux et de Quaregnon, et mon oncle. » Il insista : « Mon oncle de Bruxelles, n’est-ce pas, Mam ? »
Et toujours, « parce que c’est son idée ainsi » il ne parle pas de sa tante. Il sait qu’elle viendra. Et elle devinera tout ce qu’il ne peut pas dire, et il aura cette joie suprême de l’avoir revue, car il l’aimait bien… Cette pensée le réconforte, absorbe en un instant toutes les autres. Il est content, ne désire rien de plus, rien… Cette faiblesse de tout son corps a la douceur d’un demi-sommeil où le cerveau n’aurait point de part. Il serait bien, tout à fait bien, si ce n’étaient ces coups sourds dans sa jambe. Mais le lit est défait maintenant, les draps tordus l’incommodent, il retourne son oreiller, repousse les couvertures, les ramène, irrité au contact rude de la laine, s’agite par soubresauts qui ravivent la douleur aiguë de sa plaie. Il a mal pourtant, très mal. Dans sa tête, ses idées sont si légères, ne se fixent pas ; il veut songer et ne peut point : c’est drôle. Qu’est-ce qui le mord là, toujours ? On dirait une bête qui ronge. Et il lui paraît que son genou est énorme. Le besoin de sentir près de lui quelqu’un de cher où s’appuyer, il l’éprouve, et craint d’être lâche :
« Parrain, venez, oh ! venez ! »
Ses pauvres mains amaigries s’accrochent au bras d’Alfred, serrent plus fort à chaque redoublement de souffrance, et les ongles égratignent le velours rayé de la manche. Mais les yeux s’égarent ; une ronde éperdue de choses baroques tourne sous le front qui brûle :
« Mam, prenez-moi sur votre dos, je le veux.
— Où irions-nous, Louis ? C’est la chambre ici ; regardez bien.
— Je vous dis, moi, que c’est la salle d’attente. Voyez là, ce paquet qu’il me faut porter à Fayt. Oh ! prenez-moi, Mam, je ne saurai jamais tout seul ! »
Il fouille autour de lui sans cesse, secoue les barres de fer de son lit :
« Mon bâton ! Oh ! si j’avais mon bâton. »
Le bâton est resté là-bas, brisé sur les rails.
Puis une autre manie le possède : il répète des phrases tronquées d’une lettre, lentement, comme s’il lisait. Les mots, mêlés selon le caprice de son délire, n’ont qu’un sens obscur pour ceux qui écoutent ; et il continue, bercé au son de sa propre voix, sa tête roulée sur l’oreiller, d’une épaule à l’autre, en un mouvement doux et machinal qui marque un rythme à ses paroles. Ce balancement cadencé évoque bientôt pour lui l’allure des vieux airs si dolents sur les orgues. Une petite chanson, autrefois ouïe, lui revient, passe, nettement sifflotée, entre ses lèvres arides, sinistrement gaie dans cette agonie qui s’ignore.
Et ceux qui sont là s’entre-regardent, navrés, même les plus durs ; et Genni pleure d’entendre cela.
***
À deux, – Louis accoudé parmi les draps, la tête dans la main, Genni assise à côté du lit, – ils passèrent ce dernier dimanche. Cet affreux délire de la nuit avait bien cessé ; Louis était calme maintenant, profondément calme. Ils se parlaient peu, n’ayant pas besoin de paroles pour se comprendre l’un l’autre. De temps en temps, Genni présentait à l’enfant un morceau de glace qu’il croquait avec volupté, se délectant à la sensation de fraîcheur apaisante, réclamant encore, toujours, disant que c’était bon.
Jamais elle ne pensa qu’il pût mourir.
Dans le visage aminci, sous les yeux enfoncés, plus grands et plus sombres, des plaques d’ombre s’étaient étendues, faisaient saillir les pommettes ; le profil, avec la courbure du nez et l’allongement du menton, avait pris une froideur, une dureté de lignes inaccoutumée ; les doigts aussi s’étaient effilés, et, sous la chemise trop large, le corps entier disparaissait, tout menu, semblait alors être si peu de chose dans si peu de place.
Mais de cela, Genni ne voyait rien. Même, elle le trouvait mieux, la peau moins brûlante, le teint pâli suffisamment.
Lui songeait, l’esprit très lucide, dédaigneux de cette vie qui l’abandonnait, comptant qu’il mourrait vers le soir.
Il ne connaîtra donc pas sa mère. Pendant qu’il se ici, que fait-elle au pays lointain où, sans doute, elle est allée ? Et rien ne l’avertit-il à ce moment, ni un frisson subit, ni une angoisse inexpliquée ?… Qu’importe ! Il s’en va dans une paix heureuse. Les oubliés seuls sont les vrais trépassés. Et il sait si bien, dans son orgueil suprême d’agonisant aimé, que les cœurs qui le chérissaient vivant l’adoreront mort ! Une répugnance pourtant le saisit à l’idée de ce que deviendra son cadavre dans la terre. De jour en jour, l’être qu’il était ira se transformant, méconnaissable bientôt, hideux, tel que ceux-là qui l’affectionnaient le mieux auraient un dégoût de le revoir peut-être… Mais quand ils penseront à lui, il leur apparaîtra avec ses jolis cheveux bouclés, ses yeux brillants, les traits point effacés, et non les orbites vides et les os dénudés, ainsi qu’il sera dans sa fosse…
L’entrée de son parent de Giheux lui causa une joie courte. Il se laissa aller à la douceur de sa plaindre un peu, comme un enfant qu’il était seulement :
« Voyez ce qu’on m’a fait, et ce que je suis maintenant ! »
Mais ce n’était point celui-là qu’il attendait.
Un autre pas dans l’escalier l’attira à écouter, avec une ténacité d’attention qui lui empourpra de nouveau les joues. Il se releva presque, et vers l’homme brun, de haute taille, que la porte encadrait, il tendit les bras, dans un élan éperdu, et cria, la vue troublée déjà, la tête ivre :
« Ah ! mon oncle ! mon oncle ! »
L’autre s’approcha, ému douloureusement.
« Regardez-moi bien, petit : je ne suis pas votre oncle, non ; je ne suis que votre cousin Paul, Paul de Quaregnon… Comprenez-vous ?
— Ah !… »
Les yeux de Louis, dardés sur Paul, s’ouvrirent démesurés, distinguant mal, emplis d’une inquiétude farouche. Il insista :
« Ne l’avez-vous point rencontré en chemin ?…
— Non, petit. Nos routes sont différentes.
— Ah !…
Et il sentit quelque chose monter sur lui, quelque chose de glacé et d’envahissant, comme une désolation infinie qui l’entraînait irrésistiblement et l’emporterait hors de l’existence. Il ne se débattait plus, résigné à force de faiblesse, acceptant cette déception de sa dernière heure, ce délaissement des siens où son agonie s’achevait. Il pardonnait aux indifférents ou aux attardés, cherchant, pour celui qui n’arrivait point, une excuse encore :
“C’est qu’il est mort aussi, s’il ne vient pas !”
Et il s’étendit entre les draps, enveloppé rigidement dans les plis de la toile, comme pour un sommeil définitif.
Alors il ne voulut plus parler, n’opposant qu’un gémissement sourd aux sollicitudes de Genni. À travers un brouillard bleuâtre, il apercevait encore la figure amie de Jules Pays au pied du lit, et ce lui était une consolation, ce dévoûment qui lui restait fidèle jusqu’à la fin. À un mouvement de Jules, il s’effraya :
“Est-ce que vous partez, Jules ?”
Genni expliqua :
“Il lui faut aller voir sa commère, m’fieu…”
Louis répéta : Aller voir sa commère…
Encore un qui le quittait ! Il ajouta avec un sourire triste :
“Pourvu que vous ne reveniez pas trop tard, Jules !”
Il gisait à présent dans une lassitude extrême, une sorte de bien-être endormeur, où toute souffrance s’éteignait. Alternativement, il allongeait et retirait sa jambe avec une régularité lente d’automate, et ses mains s’emparaient au hasard des couvertures, des rideaux, les roulaient en paquets, sans cesse.
Ces mouches sur la courtepointe l’irritaient :
“Chassez-les, Mam ; chassez-les donc !
— Mais il n’y a pas de mouches, m’fieu.
— Je vous dis qu’il y en a. Là, tenez”
Et il faisait le geste de saisir du bout des doigts quelque chose de ténu, d’imaginaire, qu’il lui montrait. Et toujours il demandait l’heure :
“Mam, donnez-moi ma montre.
— Qu’en ferez-vous, m’fieu ? La voici.
— C’est pour que je sache l’heure à laquelle je mourrai.
— Ah ! vous ne mourrez pas, notre Louis !”
Lui s’obstinait, avait ce caprice des agonisants qui ne veulent pas être contredits :
“Si, je mourrai ; si !”
Il tâtonnait, accrochait les mains de Genni, lui meurtrissait les phalanges dans une étreinte convulsive, et criait lamentablement :
“Ma montre, où est-elle ? Où donc ?
— Mais là, petit, là. Ah ! vous me faites mal !”
Il reconnut l’objet au toucher lisse du métal, le mania gauchement, l’éloigna, puis le rapprocha, clignant les paupières inutilement devant la blancheur du cadran, dont les aiguilles vacillaient et où il ne parvenait pas à lire.
“Regardez vous-même, Mam ; je ne vois plus bien. N’est-il pas quatre heures ?
— Il est quatre heures, oui, Louis.”
Cette vapeur, autour de lui, s’épaississait, le gênait entre les cils, effaçant les contours des choses, atténuant de gris les couleurs ; et la flamme de la lampe était une tache pâle, sans éclat, pareille à une lueur de veilleuse entourée de papier.
Deux figures de femmes qu’il savait n’être point là un instant auparavant, le frappèrent. Il s’efforça, voulut voir. Et les deux noms, celui de la mère et celui de la fille, vinrent à ses lèvres, clairement articulés, comme un cri de découverte. Il répéta :
“Émilie !”
Ah ! il se souvenait bien. C’était sa voisine d’autrefois, alors qu’ils étaient gamin et gamine en âge d’école. Et à sa sympathie pour elle s’était mêlé toujours une sorte de respect qu’elle lui imposait. Car elle n’appartenait point au même monde de travailleurs ; on lui disait : Mademoiselle ; et elle était savante, oh ! savante ! et lui était si petit à côté d’elle si grande ! Elle était venue du moins, celle-là !
La plus âgée des visiteuses, entre les doigts moites de Louis, avait glissé de la monnaie qu’il saisit âprement, murmurant un merci rapide. Il tendit vers Genni sa main pleine qui tremblait :
“Voyez, Mam ; voyez donc !”
Et comme il avait toujours fait, il lui remit le tout, heureux de ce dernier argent qui lui arrivait pour elle.
Une angoisse subite passa sur ses traits :
“Et maintenant, quelle heure est-il ? Dites-le, vous, Aurélie.”
La femme à qui il s’adressait répondit : Quatre heures et vingt minutes.
Il recommença :
“Donnez-moi ma montre.
— Elle est trop haut pendue. Je ne saurais.
— Et vous, Méonne ? Placez-la dans ma main : je la veux, exigea-t-il, comme Siméonne la gardait.”
Oh ! cette montre ! ce joujou qui avait succédé aux billes de verre multicolore, et dont la boîte étincelante le séduisit à l’étalage d’un horloger de Fayt ! Et que de jours il avait souffert, alléché de convoitise ! que de mastoques il avait engouffrées dans la tirelire de fer-blanc soupesée chaque soir, avant de tenir la précieuse chose, bien à lui, et d’y fixer enfin la grosse chaîne d’acier à mailles doubles ! C’est elle qui le rendait si fier les dimanches, plus sérieux, plus homme que les autres de son âge… ; c’est elle encore qui occupe et charme son agonie.
L’adieu d’Émilie : Bon courage, Louis ! lui parvient assourdi, très doux, et c’est sans comprendre qu’il riposte :
“Vous aussi, Milie !”
Rien ne lui fait plus. Tout l’alentour se perd pour lui dans du silence et dans de l’ombre. Il n’entend pas Genni qui sanglote et le docteur qui bredouille des phrases consolantes. Les idées sont bien endormies dans sa tête sans rêves. Le visage livide, rétréci aux tempes, est impassible. Seuls, les yeux flamboient, braqués sur la montre.
Cinq heures. De fines lignes noires, espacées par groupes, sont autour du cadran, et les aiguilles minces, ainsi que des pattes d’araignée, avancent si lentes, si lentes !
Six heures. Les lignes noires sont devenues des mouchetures sous de la poussière, et l’une des aiguilles a disparu.
Sept heures. Le cadran tout rond, tout blanc, s’élargit… Oh ! le bon sommeil qui gagne Louis ! Sur la poitrine, les mains en croix se sont jointes, la bouche esquisse un sourire encore, les paupières s’abaissent…
Au-dehors, la pluie bat les vitres, une pluie intense où l’on frissonne. Quelqu’un monte l’escalier… Et la montre, que Méonne reprend aux petits doigts morts, marque sept heures et sept minutes.
Marie Mercier
