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Merci à Clément Barnavon pour l’édition numérique de ce texte !
Rêves et réalités
de Malvina Blanchecotte
Paris, Didier et Compagnie
3e édition, 1871
AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS
Ce livre allait paraître l’année dernière, quand les événements sont survenus et ont suspendu toute publication littéraire. Nous le donnons aujourd’hui, précédé de plusieurs pièces inspirées par la guerre et dont quelques-unes, insérées, durant le siège, dans divers journaux de France et de Belgique, nous semblent d’une actualité intéressante.
Le siège de Paris aura ses nombreux historiens en prose ; mais il n’est peut-être pas indifférent de lire dès maintenant, à leur date ; les vers qui reproduisent les impressions du moment.
L’auteur maintient la Préface de cette édition nouvelle, – très augmentée – depuis longtemps redemandée et attendue en librairie.
La sympathie qui s’est attachée à ce recueil et qui, en dehors des suffrages académiques, lui a valu un public fidèle, sera, pensons-nous, la meilleure présentation que nous puissions en faire dans les circonstances compliquées où nous sommes.
Après les secousses émouvantes que nous avons subies, la vie intellectuelle, plus intense et plus obligatoire que jamais, reprend impérieusement son cours.
Juillet 1871.
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION
Les loisirs de l’étude n’ont jamais existé pour l’auteur de ces vers. Son volume a été composé entre les travaux de l’ouvrière et ceux du teneur de livres. Tel qu’il est, il se présente comme un écho des Rêves à côté des Réalités. Si l’écho est triste, c’est que les Rêves reflètent trop souvent les préoccupations de la vie. D’autres poèmes ont jeté au monde un chant, une prière, une espérance ; elle, la pauvre ouvrière, lui aura jeté une larme : Dieu seul recevra sans doute cette larme silencieuse.
Paris, 24 octobre 1853.
PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION
Voici un volume de vers. Je ne viens point, selon l’habitude des préfaces, demander pardon au lecteur de lui offrir un mets qu’il n’aime plus et m’excuser devant mes confrères d’exercer encore un genre démodé en littérature. Ces lieux communs proférés chaque jour contre la poésie et contre les poètes ne sont justes à aucun point de vue, j’ose dire que j’en sais quelque chose.
Il est vrai que le présent recueil a déjà vu le feu et peut légèrement contredire l’hostile sentiment tout fait du public bénévole. L’auteur maintient à dessein la première préface, cette humble dédicace à l’inconnu, ce timide point d’interrogation à l’imposante critique. La sympathie la plus encourageante et la plus unanime a répondu à ce début modeste. L’auteur manquerait à la gratitude et à la sincérité en ne reconnaissant point tout haut le bienveillant accueil qui lui fut fait.
Cette nouvelle édition eût dû peut-être supprimer bien des pages, marquées de trop d’inexpérience, témoignage de trop de jeunesse. La rhétorique l’eût voulu sans doute, le cœur ne le pouvait pas. Retrancher d’un livre ce qui lui a valu tant d’amitiés premières serait faire injure à ces amitiés indulgentes, quelques-unes illustres et disparues. Ce n’est point la chose le mieux dite qui touche le plus les autres, le sentiment n’est point une mosaïque, l’émotion ne fait point d’analyses. L’auteur, je le répète, aime mieux manquer à la grammaire que manquer à la reconnaissance.
Une remarque, par exemple, sur la nature à peu près uniforme des poèmes et des chansons de ce livre. Certaines personnes du monde, femmes délicates et charmantes, d’exquise culture intellectuelle, s’effarouchent de voir mettre en vers l’amour et la passion. Leur étonnement va jusqu’au scandale quand ces brûlants sujets, — interdits aux salons, — sont abordés par une plume de leur sexe. Je ne répondrai qu’un mot à ces belles puritaines : « Où voulez-vous, Mesdames, qu’une honnête femme les mette, si ce n’est dans la poésie, ces sentiments et ces tristesses qui sont pourtant bien la fortune de l’âme ? Que faire, pour une honnête femme, de ce luxe prohibé de la vie, de cette surabondance ou de cette inutilité d’idéal, qu’en faire, dis-je, sinon le rêve, le chant, la fiction, l’élégie : drame ou pastorale ? »
Revenons maintenant au prétendu ostracisme de la poésie. Qu’il me soit permis d’ajouter à ce que j’ai déjà dit plus haut que ce sont les poètes eux-mêmes qui médisent du public, bien plus que le public ne médit des poètes. À force d’écrire et d’imprimer qu’on ne lit plus les vers, ils persuadent de cette injustice les amis-nés de la poésie. Non, la poésie n’est pas délaissée et dédaignée comme on veut le faire croire. Le poète n’est point un personnage d’exotique provenance qui marche dans la vie, séparé du monde. Le poète exprime, résume, pleure et chante les tristesses et les délices des autres, passées au laminoir de sa pensée, chauffée au foyer de son cœur. L’ouvrier chante sur sa plateforme, le laboureur chante sur son sillon, le matelot chante sur la grande mer, le mendiant chante au seuil des portes. Je sais des mansardes où l’on se réunit en famille pour lire à haute voix le dimanche les poésies qu’on a pu emprunter la semaine. La vie n’existe nulle part sans cet accompagnement de musique et de rêve.
La société peut déformer le goût moderne, lui servir, sous prétexte de progrès, d’étranges lectures de romans pervers ; mais cette fantaisie s’épuise vite, et l’idéal ne vacille point. Les choses éternelles restent les choses éternelles. C’est encore et c’est toujours la langue de la poésie qui célèbre les grandes dates de l’histoire, les faits éclatants ou émouvants de la vie humaine. Chantez donc, ô poètes ! chantez sans peur vos chansons d’Avril ou d’Octobre. Les amants sont vos frères, les amantes sont vos sœurs, les peines et les joies sont de votre famille. Tant qu’on naîtra, vivra, mourra, tant qu’il y aura, sur cette terre mystérieuse, des hymens, des baptêmes, des deuils ou des fêtes, tant que l’admirable nature déroulera pour nos yeux ses magnificences, le luth du poète sera le bienvenu, la lyre du poète, faite de rêves et de larmes, de soleil et d’étoiles, de brises et de paysages, d’aveux et de silences, de bonjours et d’adieux, cette immatérielle musique de l’idéal humain sera le pain et le vin de bien des âmes.
A. M. BLANCHECOTTE.
Paris, 1er juillet 1870.
PENDANT LE SIÈGE
***
POÉSIES PARISIENNES
***
I. La Bataille. — II. À Victor Hugo.
III. Aux Parisiens. — IV. La Chanson des Assiégés.
V. Aux Femmes.
VI. Pendant le Bombardement. — VII. Protestation.
VIII. Aux Vaincus. — IX. Aux Armes !
I
LA BATAILLE
« Que chacun prenne ou sa faux ou sa hache,
Ou son fusil, ses ongles ou ses dents. »
(Vers contemporains.)
… « Et ce fut une mêlée furieuse : jeunes et vieux,
tous se précipitèrent à la baïonnette ; corps à corps, et
des deux côtés, aucun n’échappa… »
(Récit de journal.)
Il est donc vrai, Seigneur ! nous avons vu ces choses !
Les époques de sang n’étaient point encor closes !
Dans notre temps si fier de ses progrès nombreux
Deux grands peuples ont pu se mitrailler entre eux.
La politique a fait le premier pas : la haine
À soufflé sur le feu de la discorde humaine ;
C’était la guerre, et c’est le crime frémissant.
La mort ne suffit plus à la mort à présent !
Les mourants corps à corps luttant dans la nuit pâle
S’acharnent un contre un jusques au dernier râle.
Soldat contre soldat ce n’était pas assez !
C’est l’homme contre l’homme achevant les blessés.
Des enfants de vingt ans, doux agneaux chez leur mère,
En féroces lions sont changés par la guerre ;
Et ce sont l’un sur l’autre après de durs efforts
Des amoncellements de mourants et de morts ;
Et la verte prairie et la forêt superbe
Voient ces troupeaux sanglants s’accumuler sur l’herbe,
L’aurore épouvantée éclaire ces fureurs,
Et le silence met le comble à tant d’horreurs…
Paris, 31 août 1870.
II
À VICTOR HUGO.
Comptons-nous ! il n’est plus permis d’être en arrière !
Comptons-nous ! ce temps sombre a besoin de lumière !
Ceux qui sont nés les chefs, les maîtres, les premiers,
Doivent secours au faible, aide et force aux derniers.
Nous vaincrons ! la justice est immortelle et sûre,
Et la cause est gagnée à présent qu’elle est pure.
En avant ! au danger ! que tous, nous nous prouvions !
Pratiquons aujourd’hui ce qu’hier nous rêvions !
Le fier préservatif au moment du naufrage
C’est, à travers la balle et l’obus, le courage !
Offrons-nous d’un cœur ferme et d’un front indompté ;
Opposons aux clameurs la calme volonté.
Et quand, d’un grand effort, dégageant la Patrie,
Nous aurons reconquis notre France envahie,
Encor plus ! encor plus ! redirons-nous en chœur !
C’est de soi désormais qu’il faut être vainqueur !
Ce qu’il reste à sauver dans la crise suprême
C’est plus que le pays, c’est l’humanité même !
Le monde est à refaire et nous le referons :
Nous dirons le chemin à suivre et nous irons !
Ce n’est pas la colère et jamais la vengeance
En aucun temps humain qui sont l’intelligence.
Quand le canon aura tonné ses derniers coups
Ceux-là qui survivront se redresseront tous ;
Et, jetant aux fossés leurs armes meurtrières,
Scelleront d’un serment la dernière des guerres.
La Patrie a vaincu, le sang est arrêté,
Vive la Paix, enfin, vive la Charité !
Vive l’universelle et sainte confiance
De la Fraternité, notre Arche d’alliance !
Après tant de douleurs, après tant d’abandons,
Sur tant de pauvres morts déjà nous demandons
— Au nom d’un tel passé fait de tant de victimes —
Un avenir clément fait de cœurs magnanimes !
Vive notre arc-en-ciel ! Et, se tendant la main,
Vive l’humanité meilleure de demain !
La mort n’est plus ! la mort a clos sa rouge histoire,
Recommençons d’aimer, recommençons de croire,
Recommençons d’agir et redoublons d’ardeur !
Nous aurons nos moissons, nous qui n’avons point peur !
Après l’hiver terrible ayant l’été superbe,
La Vérité — ce pain de vie — est notre gerbe !
27 septembre 1870.
III
AUX PARISIENS.
Le désespoir d’un peuple entier se lève !
Ce n’est plus un vain but de gloire — sombre rêve —
Ce n’est plus désormais l’honneur seul qu’on défend ;
C’est patrie et foyer : la femme avec l’enfant.
C’est, morceau par morceau, poitrine par poitrine,
Le pays qu’on dispute au fer, à la ruine.
Dieu s’est voilé la face, et le monde est en deuil.
La terre n’offre plus qu’un immense cercueil
Où tombent pêle-mêle, au hasard de la bombe,
Deux nations d’Europe en sinistre hécatombe.
Ô France ! devenue ainsi le champ des morts,
Riant berceau des preux, des vaillants et des forts,
Transformée à ce point par un coup d’infortune
Que tu n’es plus, hélas ! qu’une fosse commune !
Tu renaîtras pourtant, ô cher pays vaincu !
Ton âme est indomptable en toi, rien n’est perdu.
Du sang qui coule à flots pour notre délivrance
Surgira plus vivace encore une autre France !
Tête du genre humain, avant-garde du Beau,
Nous reprendrons d’un ferme élan notre drapeau ;
L’univers apprendra, d’un bout du pôle à l’autre,
Ce que c’est qu’un grand peuple et quel cœur est le nôtre.
Sonnez, clairons, sonnez ! et vous, roulez, tambours !
Qui tombe se relève : on ne meurt pas toujours !
Paris, Athènes hier, Paris, Sparte nouvelle,
Paris, âme du monde, est la Ville éternelle !
29 octobre 1870.
IV
LA CHANSON DES ASSIÉGÉS.
Nous, les Assiégés, nous sommes vivaces !
Nous, les Parisiens, nous ne mourons pas !
Nous ressuscitons les vaillantes races :
Comme elle a nos cœurs, la France a nos bras.
Nous souffrons sans plainte et vaincrons tranquilles,
Nous tendrons la main au pays entier.
Premier au départ, au but le premier,
Paris est toujours la reine des villes !
Nous, les Assiégés, nous levons la tête !
Nous, les Parisiens, nous ne cédons pas !
Vienne avec la faim, vienne la disette,
Nous braverons tout, prêts aux fiers combats.
Rien ne peut troubler nos esprits agiles,
Le bruit de la balle aide à nos chansons !
C’est en souriant que nous maigrissons…
Paris est toujours la reine des villes !
Nous, les Assiégés, nous sommes sans crainte !
Nous, les Parisiens, nous triompherons !
Nous dégagerons d’un coup notre enceinte :
Nous-mêmes, nous seuls ! nous délivrerons !
D’un suprême effort nos âmes viriles
Retrouvant la foi de nos meilleurs temps
Redirent au monde en faits éclatants :
Paris est toujours la reine des villes !
29 novembre 1870.
V
AUX FEMMES.
Oui, soyons la bonté quand d’autres sont la haine !
Soyons dans ce conflit de la discorde humaine
La sereine douceur et l’actif dévouement ;
Ayons l’esprit stoïque avec le cœur clément.
Trop longtemps de jouets nous traitèrent les hommes,
Par ce que nous pouvons montrons ce que nous sommes :
La clarté dans la nuit, la foi dans le malheur,
L’appui du fort lui-même et son suprême honneur.
Quand au dehors résonne et vibre la mitraille
Nous avons bien aussi notre champ de bataille,
Il est illimité, notre intime horizon !
La vaillance qui lutte est dans notre maison.
Nous qu’on laisse au foyer, nous qu’on dit faibles femmes,
Infatigablement nous pansons bien des âmes !
L’héroïsme de l’homme est fait de notre ardeur,
C’est notre amour qui met une armure à son cœur,
Son intrépidité représente la nôtre.
Ces gloires-là, mes sœurs, en valent bien une autre,
Et nous n’envions rien aux plus fiers conquérants ;
Notre immense pouvoir dépasse les plus grands.
Fermes dans le péril, invincibles et sûres,
C’est notre main qui soigne et guérit les blessures,
C’est notre voix tremblante et prompte à s’émouvoir
Qui berce le murmure et réveille l’espoir.
Mères, amantes, sœurs, femmes ou jeunes filles,
Tendres près de ceux-là qui pleurent leurs familles,
Nous parlons des absents, nous parlons du retour,
Nous allégeons pour eux le poids de chaque jour.
Quelle ivresse plus chère en ce monde si sombre
Que d’être un peu de joie et de ciel en tant d’ombre,
Quand tout semble avili d’être la pureté,
D’être la certitude et la fidélité !
Et puis, paix et sagesse étant deux sœurs jumelles,
Il n’est pas défendu — loin de là ! — d’être belles !
Quand la beauté de l’âme éclate dans les yeux
Rien n’est plus séduisant ni plus doux sous les cieux.
La gaieté souriante — admirable équilibre —
Témoigne à quel degré la conscience est libre,
Sans secret, sans regret, rien pour l’inquiéter,
N’ayant que le chagrin des autres à porter !
L’âme exprime toujours ce qui se passe en elle,
Et c’est pour le regard une fête éternelle !
C’est le remords tout seul — devoir inaccompli —
Qui met un trouble au cœur et sur le front un pli.
Être bonne, ô mes sœurs ! c’est être radieuse !
Être belle, ô mes sœurs, signifie être heureuse !
4 décembre 1870.
VI
PENDANT LE BOMBARDEMENT.
La patrie est en feu, la patrie est blessée !
La flamme de la bombe à pleins canons lancée
Loin par-delà les forts, par-dessus les remparts,
L’enveloppe et l’embrase, hélas ! de toutes parts !
Les obus de la mort, lugubres projectiles,
Criblent, affreux hasard ! la plus fière des villes !
Ce sont des sifflements sinistres dans les airs,
Grincement de grelots, cohorte des enfers…
Nul n’est en sûreté dans cette loterie :
L’homme combat, la femme veille, l’enfant crie !
Un toit s’ouvre, s’écrase, et c’est un trou béant ;
Ce qui reste de nous verse son dernier sang.
Notre histoire est écrite ainsi sur nos murailles,
Et le pays célèbre en grand ses funérailles.
Paris n’est plus Paris sceptique d’autrefois ;
Bûcher du monde il a revendiqué ses droits :
Paris a tout souffert plutôt que de se rendre,
Inattendu Phénix il renaît de sa cendre ;
Et c’est transfigurés par l’épreuve et l’effort
Que nous nous retrouvons, nous qui vivons encor !
Hospices défoncés et maisons éventrées,
Clochers noircis, pavés fendus, ruines effondrées,
Balafres du pays, parafes du vainqueur,
Restez les durs témoins d’un siècle accusateur
Pour qui le succès seul vaut, hélas ! quelque chose !
L’avenir jugera ce qu’était notre cause.
Le froid, la faim, la nuit, l’amer isolement
Ont eu leur Requiem : c’est le bombardement !
Si Paris héroïque et prisonnier succombe,
Ouvrez chaque demeure et comptez chaque tombe !
Panthéon, 8-9 janvier 1871.
VII
PROTESTATION D’UN SOLDAT.
Eh bien ! oui ! j’eusse aimé — devant Dieu je le jure ! —
Eh bien ! oui ! j’eusse aimé mourir avant l’injure !
Mourir dans mon honneur, mourir dans ma fierté,
En soldat immobile, en vaincu révolté.
Je ne suis pas de ceux qui changent de visage
Parce qu’un vol d’obus les effleure au passage.
Le front haut, l’œil tranquille et le cœur découvert,
Au feu les bras croisés je me serais offert
Si j’avais su qu’un jour il eût fallu se rendre !
Je ne puis que tomber, je ne puis pas descendre !
Blessé, gisant, perdu, fussé-je resté seul,
Le sol pour oreiller, mon drapeau pour linceul,
Avec la nuit autour de moi pour compagnie,
J’eusse heureux exhalé tout le sang de ma vie,
Sans lutte, ayant voulu moi-même mon trépas :
L’ennemi peut signer sa paix, je n’en veux pas !
28 janvier 1871.
VIII
AUX VAINCUS.
(Faites votre devoir et laissez faire aux dieux.)
Je le dis à ceux-là qui, forts, ont survécu :
Qui méritait de vaincre est fier d’être vaincu !
Au service du droit lorsqu’on a mis son âme
Avec toute sa vie, avec toute sa flamme,
On peut, défait, sanglant, terrassé sous l’affront,
Quoique dompté l’on peut très-haut porter le front.
On a fait son devoir, le reste est peu de chose,
Et l’honneur est acquis au malheur d’une cause.
Relève-toi, blessé, relève-toi, mourant,
Sors du tombeau, pays libre, vieux pays franc ;
Calme, sans passion, les yeux dans la lumière,
Déroule généreux ta nouvelle bannière.
Ceux qui t’ont mal jugé ne t’avaient point connu :
Le moment de paraître et d’agir est venu !
La conquête n’est pas un bout de territoire,
Le triomphe n’est pas la brutale victoire
Sur le faible du fort, du nombre sur le peu,
Non ! le succès n’est pas ce calcul et ce jeu ;
C’est sur un autre ton qu’il faut qu’on nous réponde.
Notre œuvre est de donner un grand exemple au monde,
De jaillir plus vivant, plus résolu, plus fier
Du péril de demain, du désastre d’hier ;
C’est, — n’étant pas resté sur le champ de bataille, —
De nous hausser le cœur, de nous grandir la taille.
Nous avons perdu tout, osons tout conquérir :
Celui-là vit le mieux qui sait le mieux mourir !
Nous avons à gagner non pas telle province,
Non pas telle couronne ou tel sceptre de prince,
Mais l’empire éternel — l’avenir est à nous ! —
De la raison humaine et du respect de tous !
Notre arme est transformée : en avant, militaire !
Le ciel nous soit en aide, et nous vaincrons la terre !
4 février 1871.
IX
AUX ARMES !
Aux armes ! oui ! c’est bien ! répétons tous : aux armes !
Mais non plus ces engins de feu, de sang, de larmes,
Non plus tous ces boulets, non plus tous ces fusils,
Ces terribles canons, ces effrayants outils,
Ni ces faux de la mort — féroces mitrailleuses,
Qui couchent sur le sol, rapides travailleuses,
— Rouge amoncellement le long des noirs sillons —
D’un seul coup tout un mur de puissants bataillons.
Aux armes ! oui ! c’est bien ! soldats de la pensée,
Combattants du devoir, à l’âme cuirassée !
Aux armes du progrès, aux armes de l’honneur !
Que l’étendard du Beau, que l’esprit et le cœur,
Que le zèle de tous, sans trêve et sans murmure,
Que l’abnégation, cette inflexible armure,
Soient à plein ciel ouvert notre arsenal guerrier !
À l’œuvre pour bâtir, à l’œuvre l’ouvrier !
La haine avec l’orgueil pour son premier ministre,
La haine a fait assez de besogne sinistre ;
Le meurtre en a fini de son sanglant labeur :
L’amour monte à l’assaut et devient le sauveur !
Et tous les dévouements sonnant leurs représailles,
Le champ du Bien, voilà notre champ de batailles !
24 février 1871.
DÉDICACE
***
À LA MUSE
I lose you for ever.
Je ne vous renierai jamais, Muse chérie !
Vous qui m’avez bercée et consolée enfant,
Qui m’avez tenu lieu de mère et de patrie,
J’irai sur votre cour pour y rêver souvent.
Bien d’autres m’ont laissée au milieu de la vie,
Bien d’autres ont brisé des liens adorés ;
Vous jamais, ô ma sœur ! sous ne m’avez trahie,
Vous étiez là sans cesse aux jours désespérés.
Je ne veux rien savoir des amours de la terre,
Ceux que j’ai tant aimés m’ont appris l’abandon ;
Mais vous, ange gardien de mon cœur solitaire,
Vous m’avez enseigné la force et le pardon !
Oui, le divin pardon pour les dures offenses,
La résignation qui scelle la douleur,
Et qui met le sourire à côté des souffrances,
Comme au bord de l’abime une céleste fleur.
Quand je m’abandonnais à ma folle chimère,
Vous me suiviez de loin priant pour votre enfant ;
Et quand j’ai rencontré l’expérience amère,
Vous m’avez par la main ramenée en pleurant.
Ah ! laissons loin de nous les heures de détresse !
Le souvenir est mort dans mon cœur dévasté ;
Que tout nom s’en efface et que rien ne l’oppresse :
« Ce qui n’est plus pour l’homme a-t-il jamais été ? »
À présent qu’inconnue et rivée à ma chaîne,
Je traine obscurément le poids de mon passé,
Je sens votre regard rayonner sur ma peine,
Comme un peu de soleil sur mon rêve effacé.
8 juillet 1863.
BLANCHE
***
PREMIÈRE PARTIE
I
Elle était grande et pâle, elle était grave et belle.
Son pas était rêveur et languissant comme elle ;
Rien qu’à la voir marcher on se sentait ému
Comme si dans son âme on avait déjà lu.
Ses yeux profonds et noirs se voilaient de mystère
Et changeaient leur douceur contre un regard austère,
Regard étrange et sombre et pourtant plein de feu,
Lorsqu’un mot inspiré : Génie, Amour ou Dieu,
Négligemment ou non, était dit devant elle.
Son sourire exprimait la pensée immortelle :
Il était fixe et long et semblait révéler
Un rêve intérieur que rien n’eût pu troubler.
On voyait sur son front le sceau des grandes âmes,
Ce blason radieux d’élus, hommes ou femmes,
Que Dieu, dès le berceau, sépara d’entre tous,
Qu’il fit rois, comme, hélas ! les bouffons et les fous :
(Le génie est chez nous la suprême folie !)
Pourtant elle était tendre, et sa vois amollie,
Voix qui n’a pas d’échos au grand désert humain,
Répandait sa rosée aux souffrants du chemin.
Pourtant, à la fierté qui lui faisait couronne,
Se mêlait une grâce, un charme de Madone,
Une silencieuse et rare humilité.
Rien n’était si charmant que sa simplicité ;
Son âme était visible, on en sentait la flamme.
Malgré son diadème, enfin, elle était femme !
Esprit ambitieux, corps frêle, cœur d’enfant,
Elle gardait en elle un mystère étouffant,
Une de ces douleurs d’instinct qui rendent sombre ;
Mais Dieu le savait seul : une candeur sans ombre
La revêtait de calme et de sérénité.
Elle avait le courage et l’intrépidité
Qui font les Jeanne d’Arc aux jours de la bataille ;
La lance d’un héros n’eut point courbé sa taille,
Elle eût porté son poids sans trouble ce sans effort
Et n’eût point reculé devant les cris de mort.
Qui l’eût dit, à la voir délicate et sensible ?
L’orage sur les mers la voyait impassible ;
Le danger la rendait forte, il la roidissait ;
Mais, tremblante soudain, son âme fléchissait
Devant une souffrance à demi-mot comprise,
Larme où le cœur échappe au secret qui le brise.
Ce contraste éclatant défiait tous les yeux
D’affirmer ce qu’en elle on admirait le mieux.
Ce n’était pas assez de sentir sa poitrine
Se gonfler et bondir sous l’étreinte divine,
D’embrasser l’infini, de répondre en sanglots
Aux longs sanglots des vents, aux longs sanglots des flots ;
Ce n’était pas assez : il lui fallait encore
Rendre larme pour larme à l’enfant qui s’ignore,
Sourire avec angoisse au pauvre aux traits flétris,
Abandonner son cœur à tous les cœurs meurtris.
II
Elle habitait Paris auprès de son aïeule,
Noble femme au front d’ange et qui lui restait seule.
Orpheline en naissant, elle n’avait connu
Que ses pensifs baisers sur son cou rose et nu,
Que ce profond regard où la foi se devine,
Que sa voix pleine encor de tendresse divine.
Ô les beaux jours de calme à son ombre écoulés !
Ô les beaux trésors d’âme à l’âme dévoilés !
Blanche trouvait en elle une ineffable amie ;
Contre tous les dangers elle était affermie,
Des revers du destin elle bravait les coups :
Son aïeule était là pour les conjurer tous.
À Paris cependant elle n’était point née ;
Bien loin avait éclos sa jeune destinée.
Quand son regard s’ouvrit pour la première fois,
C’était sous un ciel vaste encadrant de grands bois ;
C’était près des flots bruns et des montagnes grises,
Dans un Eden en fleurs tout palpitant de brises.
Elle en avait gardé l’âpre amour des forêts,
Des vents, des monts, des mers, si pleines de secrets.
Le silence profond des grandes solitudes
Semblait l’envelopper de leurs béatitudes.
À sa libre poitrine il faut l’air libre et sain,
À son hymne infinie un horizon sans fin.
III
Pourquoi naître superbe entre les plus superbes,
Et le front ceint des fleurs des plus célestes gerbes ?
Pourquoi sentir en soi l’infini déborder,
Les vents du ciel chanter, les vents des mers gronder ?
Pourquoi naître puissant, tendre, fier, pathétique,
Pourquoi tout contenir en son cœur sympathique ?
De souffrance et de deuil prédestination,
C’est pour mieux accepter toute immolation !
Blanche le savait donc, hélas ! même avant l’heure
Où l’âme qui s’éveille est effrayée et pleure ?
Enfant, on la voyait pâlir soudain ; — parfois
Au milieu de chansons s’assombrissait sa voix.
De peur qu’on n’aperçût sa tristesse subite,
Dès qu’on la regardait elle s’enfuyait vite.
S’il arrivait qu’on dît : Qu’avez-vous, Blanche ? Eh bien !
— Je n’ai rien, disait-elle en riant, je n’ai rien ! —
Mais, pourquoi pleuriez-vous ? — Je ne sais pas moi-même ;
Ici, je suis heureuse et tout le monde m’aime ;
On ne m’a rien laissé jamais à désirer…
Et l’enfant de nouveau se mettait à pleurer.
Qu’est-ce donc, ô mon Dieu ! que notre âme immortelle ?
Pourquoi sa sombre angoisse ? oh ! pourquoi souffre-t-elle ?
Des pleurs, toujours des pleurs, comme instinctivement ;
Des pleurs pour le bonheur comme pour le tourment,
Des pleurs aux yeux rieurs de l’enfance joueuse,
Comme en répand plus tard l’âme tumultueuse…
Nous naissons las déjà de notre propre poids,
Las de notre néant et pressentant nos croix.
DEUXIÈME PARTIE
***
UN BAL À BORD D’UN VAISSEAU
I
Voyez-vous les marins du brillant équipage
Se hâter et courir du navire au rivage ?
Hurrah ! c’est jour de fête aujourd’hui dans le port ;
Le nouveau capitaine offre un bal à son bord.
Ô les beaux mâts coquets, les blondes girandoles !
On croirait voir Venise et ses sveltes gondoles,
Il semble qu’on entende au loin de frais échos…
Pourtant, c’est l’Océan ! ciel sombre, sombres flots !
Voici là les rochers de la vieille Angleterre,
Puis la mer qui s’étend brumeuse et solitaire…
Mais ce n’est pas le temps de songer au ciel noir :
Le pont qui s’illumine est magnifique à voir,
Ce ne sont que parfums et tentures soyeuses,
Glaces multipliant les figures joyeuses,
Fleurs embaumant les pieds et caressant les fronts ;
À plus tard les dangers : ce soir nous danserons !
L’altier Triomphateur fait halte entre deux guerres,
Lui qui, faucon des eaux, ne se repose guères.
Des invitations de choix ont rassemblé
Sur le vaisseau royal, en plein ciel étoilé,
Tous les représentants des plus hautes familles,
Et tout un blond essaim de belles jeunes filles,
Tout ce que Liverpool renferme d’opulent.
Des étrangers aussi se montrent : leur pas lent,
Leur geste observateur les désigne à la foule
Parmi ce flot humain qui brille et se déroule.
Mais qu’est-ce ? À qui revient cette exclamation ?
Qui donc passe et produit autant d’émotion ?
C’est une enfant encor : serait-ce une Écossaise,
Une Grecque aux yeux bruns ? Non ! c’est une Française ;
C’est Blanche : elle a seize ans ; pour la première fois
Elle a quitté ses lacs, ses grands monts, ses grands bois ;
Ce bal est sa première excursion lointaine ;
L’aïeule l’a voulu pour plaire au Capitaine,
Qu’enfant ses vieux genoux ont tant de fois porté :
Sa mère est son amie et l’a toujours été.
Blanche ne connait pas Johnson ; à peine au monde,
Il rêvait un hymen avec la mer profonde ;
Il dédaignait déjà les vœux d’autres enfants,
Et n’avait de bonheur que sur les flots mouvants.
Il fallut l’embarquer dès sa douzième année
Et confier aux vents sa jeune destinée.
Cependant le premier frémissement passé,
La musique reprend l’air déjà commencé.
On entoure aussitôt Blanche qui balbutie
Et qu’un heureux danseur entraine et remercie.
Elle a tenu les yeux baissés jusqu’à présent ;
Mais il faut malgré soi s’enhardir en causant.
Toute craintive encore elle lève la tête
Et regarde celui qui l’entraine à la fête :
C’est John, le capitaine : il a l’œil sérieux,
Le front haut, l’accent fier et presque impérieux ;
On sent rien qu’à le voir une âme qui travaille ;
Il domine les gens du geste et de la taille,
En même temps qu’il règne au nom d’un rare esprit.
Pourtant, comme son cœur, pas un ne s’attendrit ;
Ce cœur est généreux, il brûle sous l’écorce ;
Mais Johnson se contient, c’est ce qui fait sa force.
Lui regarde aussi Blanche : il tressaille ! leurs yeux
Se sont d’un même éclair levés sur chacun d’eux.
Ce mutuel regard jusqu’à, leur cœur pénètre.
— Pourquoi donc, jeune enfant, sens-tu fléchir ton être
Devant l’œil soucieux du matelot bruni ?
Hardi marin, pourquoi ton front a-t-il pâli
Devant le frais regard de l’humble jeune fille ?
Aigle des mers, vois-tu qu’une étoile scintille
Dans le ciel idéal que ton cœur a rêvé ?
Et toi, candide enfant, as-tu déjà trouvé
L’être qui d’un coup d’œil se fait maître de l’âme,
Ce dieu mortel qu’il faut à tout culte de femme ?
Premiers frissonnements du cœur vierge et profond,
Que vous êtes sacrés pour Dieu qui lit au fond !
Tous deux se sont compris : ils gardent le silence ;
Ils savent que leur cœur l’un vers l’autre s’élance ;
Que pourraient-ils se dire ? ils se sentent aimés !
Sans prendre garde à ceux qui les suivent charmés,
John instinctivement saisit la main de Blanche
Et marche avec l’enfant dont le front rêve et penche.
Loin, bien loin derrière eux, est le bal frémissant ;
L’écho des airs de valse expire languissant ;
Plus de rires, de bruit, de lumière et de foule !
Ils n’ont plus autour d’eux que la vague qui roule,
Au-dessus, que le ciel, partout l’immensité !
Oh ! quel soupir mortel ne se trouve arrêté
Pour se changer soudain en extase et prière
Devant la majesté de la nature altière,
Qui semble étreindre l’homme en fascinant sa foi !
Cet éblouissement le transfigure en roi :
Il abdique ses sens, son esprit, son cœur même,
Pour s’absorber plus libre en la splendeur suprême ;
Tout intérêt humain disparaît et se fond
Dans l’hymne universel qui fait courber son front.
John subit l’ascendant de la nuit constellée,
À force de bonheur son âme s’est troublée ;
Tour à tour il invoque en mots incohérents
Blanche, la mer profonde et les cieux transparents.
Ô lune blonde et calme, ô firmament sans voiles !
Ô rochers argentés sous le feu des étoiles,
Ô solitude, ô brise, ô flots harmonieux,
Quel puissant talisman reçûtes-vous des cieux ?
Dans votre chant mystique, ô rêveuse Nature,
N’est-ce pas Dieu qui parle à toute créature ?…
— Blanche sourit pensive, elle aussi n’écoutait
Que les soupirs des flots que la brise apportait ;
Son âme palpitait avec le vent sonore,
Son front resplendissait du feu qui la dévore.
Dédaignant de revoir les terrestres sentiers,
Tous deux, l’homme et l’enfant, auraient dit volontiers,
Comme les compagnons du Christ sur la montagne :
— Nous sommes bien ici, la paix du cœur nous gagne ;
Les demeures de bruit sont loin derrière nous ;
Permettez-nous, Seigneur, de rester avec vous ;
Demeurons en ces lieux, élevons-y nos tentes,
Les jours y sont vermeils et les nuits éclatantes.
Ô sublime innocence, auréole des cœurs !
Les passions de l’âme et de l’esprit sont sœurs.
II
Il est parti, le beau navire,
Le beau navire aux mâts flottants !
Plus de brise au loin qui soupire,
Et plus d’horizons éclatants !
Où donc est John, le capitaine ?
La nuit de bal a disparu.
Blanche s’interroge incertaine
Du rêve auquel vite elle a cru.
Ne s’est-elle point abusée ?
Ce nom qu’elle redit toujours,
Qui fait sa prière embrasée,
Qui charme et qui flétrit ses jours,
Ce nom si plein d’un doux mystère,
Qui dans son cœur s’est incrusté,
Faut-il l’avouer ou le taire ?
Qui donc, ô mon Dieu ! l’a porté ?
Oh ! tu peux l’avouer, ce nom rempli de charmes !
Ta grand’mère l’a lu dans une de tes larmes,
Pauvre enfant ! ta main froide et ton front désolé,
Quand Johnson dut partir, avaient tout révélé :
Quand il te dit adieu, quand la mer implacable
Réclama le navire et secoua son câble,
Tu sentis qu’on brisait en toi-même un lien :
Mais, comprimant ton cœur, tu ne répondis rien.
Ce mot si triste : adieu ! tu ne l’aurais pu dire ;
Et pour comble d’effort tu tentas de sourire.
S’y trompa-t-il, lui seul ? cet effort généreux
Le rendit-il plus ferme aussi, moins malheureux ?
III
Non, le bonheur n’est pas ! ce n’est qu’une ironie.
Son sourire est payé d’une longue agonie ;
Son soleil d’un instant fait plus sombre la nuit :
Fascinateur il brille, et moqueur il s’enfuit.
Rendue à son pays natal, à ses bois sombres,
Blanche errait chaque soir, ombre parmi les ombres ;
Mais, hélas ! les cieux purs, les flots silencieux
Lui rappelaient toujours d’autres flots, d’autres cieux.
Toi qui le berces, mer profonde,
Toi qui l’éclaires, ciel d’azur,
Ô mer, fais-lui calme ton onde ;
Ô ciel, fais-lui doux ton air pur !
Que son navire aux blanches voiles
Glisse tranquille aux seins des nuits,
Que pour lui brillent les étoiles,
Que pour lui meurent tous les bruits ;
Tous les bruits d’angoisse et d’orage,
Tous les bruits de foudre et d’éclairs.
S’il aborde un lointain rivage,
Que tous les cœurs lui soient ouverts !
Sait-il que sous la brume grise,
Le vent du soir dans mes cheveux,
Je suis là jetant à la brise
Son nom tout parfumé de vœux ?
Sait-il que pour moi la tempête
Est venue et règne en mon cœur ;
Que le souvenir d’une fête
Est mon souvenir de douleur ;
Que j’aime la montagne noire
Qui m’empêche de voir le ciel,
Et que j’étouffe ma mémoire
Sous un lourd linceul éternel ?
J’ai rêvé sous plus d’un ombrage,
J’ai chanté sous plus d’un ciel bleu ;
Mais toujours j’ai trouvé l’orage
Au fond de ma poitrine en feu.
Toi qui le berces, mer profonde,
Toi qui l’éclaires, ciel d’azur,
Ô mer, fais-lui calme ton onde ;
Ô ciel, fais-lui doux ton air pur !
IV
La solitude est bonne, elle est consolatrice ;
Elle a des pleurs divins pour chaque cicatrice.
Éloigné de la foule, on est si près de Dieu
Qu’on respire la paix qui descend du ciel bleu.
Dieu parle à l’âme triste et se fait son refuge :
C’est un père attendri, ce n’est jamais un juge !
Il rafraîchit nos fronts, il nous prend par la main
Et nous fait parcourir un idéal chemin,
Sentier d’ombre ineffable et de fleurs immortelles ;
Là, pour voler à lui, nos âmes ont des ailes,
Là, nous ne sentons plus le poids des passions ;
Nous rêvons et croyons, nous aimons et prions.
Oh ! qui n’a ressenti cette extase indicible
Qui, malgré les railleurs, nous montre l’invisible,
Aux misères d’en bas nous dompte sans efforts,
Qui rompt enfin nos fers, nous rend calmes et forts !
Puisqu’ici-bas, hélas ! rien, non, rien ne demeure,
Cette ivresse du ciel ne dure aussi qu’une heure :
Heureux pourtant, heureux qui l’a goûtée un jour !
Pour un moment du moins, si ce n’est sans retour,
Il a pu se soustraire aux tourments de la vie,
À la plate sottise, à l’injure, à l’envie.
Oh ! oui la solitude est bonne aux cœurs meurtris !
Jamais plus qu’à présent Blanche ne l’a compris ;
Après le chant plaintif de sa peine voilée,
Elle sentit soudain son âme consolée ;
Dans son cœur s’éclaircit un horizon trop noir :
Le regret faisait place à quelque vague espoir.
Surprise elle étreignit sa fidèle grand’mère :
« Crois-moi, ma pauvre enfant, ta douleur trop amère
Ne durera qu’un temps ; Johnson nous reviendra,
Dit l’aïeule ; et pour vous l’avenir sourira. »
Blanche hocha la tête avec un air de doute.
En cet instant passaient sur le bord de la route
Deux enfants qui parlaient d’amour comme à seize ans ;
Ils portaient les haillons de pauvres paysans ;
C’étaient deux orphelins, garçon et jeune fille :
La seule charité leur servait de famille.
— Non ! tu n’as pas raison, dit la plus douce voix :
Tu n’as pas réfléchi gravement, je le vois.
Si pauvres tous les deux, que serait le ménage ?
— Tout autant que d’amour n’ai-je pas de courage ?
— Hélas ! c’était ainsi que nos parents parlaient !
Ils pouvaient travailler autant qu’ils le voulaient ;
Ils s’aimaient comme nous ; mais… vint la maladie,
Et quelle force alors ne se trouve engourdie ?
La misère et la faim eurent bientôt leur tour,
Et trois petits cercueils emportèrent un jour
Mes trois petites sœurs que rejoignit mon père
En entraînant aussi de douleur notre mère !
Mon histoire est la tienne…
— Ah ! pourquoi rappeler
Ces tristes souvenirs qu’il faut plutôt voiler ?
Le malheur est-il donc toujours inexorable ?
Le destin ne peut-il se montrer favorable
À deux pauvres enfants oubliés et perdus
Qui demandent au Ciel du pain et rien de plus ?
Si tu dis non, Lucette, au seul vœu de ma vie,
Je m’en irai bien loin pleurer ma paix ravie,
Je me ferai soldat, j’irai chercher la mort :
Nul ne sera du moins inquiet sur mon sort !
— Puisque tu veux partir, tu ne m’aimes plus guères ;
C’est moi qui m’en irai retrouver nos deux mères :
J’irai d’abord servir dans quelque vieux château,
D’où le chagrin rongeur m’emportera bientôt…
Ils étaient sérieux en parlant de la sorte ;
Mais leurs mains se serraient d’une étreinte plus forte,
Leurs yeux les démentaient et riaient sous les pleurs
D’être tout à la fois aimants et querelleurs.
Blanche avait entendu cette scène naïve ;
Émue au fond du cœur, auprès d’eux elle arrive ;
Troublés, ils font un bond, baissent leurs fronts confus :
On savait leurs secrets, ils avaient été vus !
Mais Blanche souriant de leur peur enfantine,
Prit la petite main de la jeune mutine :
— Lucette, réponds-moi, l’aimes-tu, mon enfant ?
Interroge ton cœur qui souffre en ce moment.
— Quoi ! vous me demandez, madame, si je l’aime !
Oh ! plus que mon bonheur et plus que Dieu lui-même !
Mais c’est précisément pourquoi je lui dis : Non.
Il deviendrait plus pauvre en me donnant son nom.
Maintenant il est seul : nous serions deux, madame !
Trop de travail tuerait et son corps et son âme ;
En le voyant souffrir je mourrais de deux morts.
— Il ne souffrira pas, tu n’auras nul remords ;
Tiens, mon enfant, ceci me vient de ma grand’mère :
Vois, c’est un diamant, une bague fort chère ;
Prends ce cadeau de noce avec ces bijoux d’or.
Prends cette chaine aussi, Lucette, prends encor
Cette croix de rubis qui brille à ma poitrine ;
Va tout vendre en mon nom à la ville voisine,
Va, ce rien que je t’offre est une dot pour toi.
Mais en échange, enfant, tu prieras Dieu pour moi ;
Tu le prieras tout bas le jour du mariage,
Quand ton cœur aura dit le Oui qui nous engage,
Et que ton fiancé, devenu ton époux,
Te redira : Merci ! le front sur tes genoux.
V
Trois ans se sont passés au milieu des montagnes ;
Mais enfin pour Paris on quitta les campagnes.
L’aïeule y voulut suivre un frère bien-aimé
Et surtout sauver Blanche au cœur trop consumé.
Dans sa douleur muette ayant jeté la sonde,
Elle a trouvé la plaie incurable et profonde.
Peut-être, se dit-elle, il lui faudrait le bruit,
Les fêtes, les splendeurs, l’ivresse qui les suit ;
Au milieu des salons, sa beauté souveraine
Éblouira les yeux, elle en sera la reine ;
Plus d’un brûlant regard recherchera le sien,
Plus d’un effort puissant viendra se joindre au mien.
Pauvre mère ! tu dis : Sa plaie est incurable,
Et tu tentes pourtant d’un moyen misérable,
D’un futile intérêt d’étroite vanité,
Pour étourdir un cœur dont tu sais la fierté.
Que l’amour maternel est aveugle et sublime !
Il croit ce qu’il désire et ne voit pas l’abîme.
Ne se souvient-il plus qu’il est une douleur
Que rien ne peut couvrir, misère ni malheur,
Et qui se substitue à toute autre pensée
Malgré tous les efforts que fait l’âme blessée ?
Oh ! l’absence, l’absence et ses déchirements !
Oh ! l’oubli du bonheur, le mépris des serments,
Ce néant pressenti par l’âme abandonnée,
Qui d’un œil douloureux lit dans la destinée !
Blanche en mourait dans l’ombre et devançait le sort :
Cette mort de l’espoir est la plus sombre mort.
Pourtant il fallut vivre, et se parer, et plaire ;
L’aïeule avait été son ange tutélaire,
Son cœur lui devait bien de répondre à son vœu,
D’essayer l’impossible et de sourire un peu.
Au bal, dans les concerts, aux spectacles, aux fêtes,
Elle allait moissonnant hommages et conquêtes.
Dans son indifférence elle ne voyait pas
Toutes ces fleurs d’amour s’amassant sous ses pas.
On aimait son front fier et sa voix de sirène,
Sa sveltesse d’enfant et sa pose de reine.
On entendait partout les femmes la vanter ;
La plus belle n’eut point osé lui disputer
Son sceptre enguirlandé de lauriers et de roses.
Oh ! le monde peut croire à ces métamorphoses
Qui le soir, sous un lustre étincelant de feux,
D’un beau front ravagé font un front radieux !
La couronne de fleurs ou de perles recouvre
La ride que l’angoisse a creusée, et que rouvre
Sous les bandeaux brillants le sombre souvenir.
Dieu sait, lui, que les pleurs sont bien près de venir
À la place du rire auquel se prend la foule,
Que la peine est vivante au cœur qui la refoule.
Aussi, quand la musique aux harmonieux chœurs
Inclinait tous les fronts et charmait tous les cœurs,
Quand l’air était rempli de voix mystérieuses,
Lugubres pour les uns, pour les autres rieuses,
Blanche s’échappait pâle ; elle ne pouvait plus
Contenir les sanglots qu’on aurait entendus.
Elle allait respirer près de quelque fenêtre,
Et souriante et calme on la voyait renaître.
— L’âme humaine a son voile et le garde baissé. —
Mais quand des airs nouveaux l’auditoire lassé
La priait à genoux de chanter elle-même,
Elle épouvantait presque avec sa voix suprême :
Son chant grave, lointain, éveillait des échos
Plus sombres que la nuit, plus profonds que les flots !
VI
Le temps a fait encor quelques pas ; sa main blême
À séparé Johnson de la mère qui l’aime
Et qui l’avait suivi sous les cieux étrangers,
Revendiquant partout sa peine et ses dangers.
On dit que, devenu très grand par sa vaillance,
Il rechercha la mort avec persévérance,
Trouvant trop lourd, sans mère, un nom retentissant ;
Mais Dieu prit sa douleur et refusa son sang.
Blanche lut ces détails au bulletin des guerres,
Puis le silence encor se fit comme naguères.
Elle est femme à présent, elle a vingt ans et plus ;
Depuis qu’il est parti cinq ans sont révolus.
TROISIÈME PARTIE
***
CHEZ L’AMBASSADEUR
I
Fais-toi belle entre les plus belles,
C’est grand bal chez l’ambassadeur ;
Peut-être auras-tu des nouvelles
De celui que nomme ton cœur.
Pauvre enfant ! tes dentelles blanches
Font paraître ton œil plus noir,
Et quand rêveuse tu te penches,
On se penche aussi pour te voir.
Sais-tu qu’en silence on te prie
Comme on prie un ange des cieux !
Sais-tu que la Vierge Marie
Moins que toi charmait tous les yeux ?
Allons ! ceins ta double couronne
Et de génie et de beauté !
L’air de valse au loin tourbillonne
Au fond du palais enchanté.
Oh ! qu’orgueilleuse est ta grand’mère
Appuyée à ton frêle bras !
Oh ! que douce pour elle est ta joie éphémère !
Viens, ô Blanche, et dis-nous que tu t’en souviendras !
II
On avait fait grand bruit de ce bal ; dans les rues,
Des troupes d’ouvriers à tout moment accrues,
Regardaient à travers les carrosses fringants
Les nobles invités en habits élégants.
La circulation devenait difficile ;
De pâles mendiants interrompaient la file,
Et venaient demander la dîme du bonheur
À ces puissants du jour rayonnants de splendeur.
C’étaient de grands vieillards à mines décharnées
Qu’avait voûtés la faim bien plus que les années,
Ou des petits enfants dont la tremblante main
S’allongeait grêle et froide en demandant du pain.
Plus loin c’étaient aussi des femmes souffreteuses ;
Elles se reculaient, de leurs haillons honteuses.
Œil terne, front ridé, cheveux gris, parler bas,
Les jeunes dans leurs rangs ne se distinguaient pas,
Tant la privation sous l’étau les nivelle,
Et leur laisse une empreinte uniforme et cruelle.
Pourtant sous les haillons bat plus d’un jeune sein !
Les larmes ont voilé plus d’un regard divin,
La misère a courbé plus d’une noble tête…
Dans ce pénible groupe où la pitié s’arrête,
Une des femmes chante et se tient à l’écart ;
Plus que d’autres encore elle fuit le regard.
Elle ne comprend pas, elle ne peut comprendre
Sa romance si triste et ce regret si tendre !…
Mais, pourquoi cette voix qui nous fait tressaillir ?
Ce sont comme des pleurs vivants, prêts à jaillir.
Arrêtée à côté, la voiture de Blanche
Lui permet de descendre : elle écoute et se penche.
Quelle sombre élégie ! oh ! quel lugubre accent !
Quelqu’un sait donc son deuil, sent donc ce qu’elle sent ?
Un mot a donc trahi sa plainte douloureuse ?
Dans le chant sangloté par cette malheureuse,
On dirait qu’elle parle elle-même ; on dirait…
Nous donnons la romance et gardons le secret.
Si dans l’ivresse d’une fête ;
Sous les lambris resplendissants,
Le vertige monte à ma tête
Comme un irrésistible encens ;
Si mon œil ébloui rayonne
Plein de regards fascinateurs,
Si mon front plus fier se couronne
De mille feux inspirateurs,
Respectez mon frêle délire,
Ne réveillez pas ma raison :
Pour changer en pleurs mon sourire,
Il ne faudrait que prononcer un nom.
Prenez garde, laissez-moi vivre !
Laissez-moi respirer encor
L’air des cieux dont l’aspect enivre
À travers les nuages d’or.
Que je voie encor les vieux chênes,
Les hauts peupliers des forêts,
Et les mers aux rives prochaines,
Et les vallons et les guérets !
Voilez-moi l’abîme où je tombe !
Parlez-moi de vaste horizon,
De Dieu, de sommeil et de tombe :
Mais, ô jamais ! ne prononcez son nom !
Qu’ai-je dit ! Oh ! non ! plus de rêves !
Plus de recueillement jamais !
Plus de flots chanteurs sur les grèves !
Il faut fuir tout ce que j’aimais.
Les grandes voix des solitudes
Semblent connaître mes douleurs ;
Leurs plaintes semblent les préludes
De mes plaintes et de mes pleurs.
Roule donc, frivole existence
Qui me sauve de l’abandon !
Je te subis sans résistance :
Ton bruit brutal couvre le bruit d’un nom !
Tourbillonnez, ô jeunes filles,
Près de moi qui veux m’étourdir
Aux airs dansants des gais quadrilles
Où votre cœur aime à bondir !
Chantez ! oh ! montrez-vous ravies !
Pour étouffer mon âme, il faut
Vos jeunes et riantes vies
Où le bonheur parle si haut.
Mais pourquoi donc tremblé-je encore ?
Ne suis-je pas sauvée ? Oh ! non !
De force en vain je me décore :
Le masque tombe, hélas ! j’entends son nom !
Si dans l’ivresse d’une fête,
Sous les lambris resplendissants,
Le vertige monte à ma tête
Comme un irrésistible encens ;
Si mon œil ébloui rayonne
Plein de regards fascinateurs,
Si mon front plus fier se couronne
De mille feux inspirateurs,
Respectez mon frêle délire,
Ne réveillez pas ma raison :
Pour changer en pleurs mon sourire,
Il n’a fallu que prononcer un nom !
III
Ces paroles, cet air, cette coïncidence
De son propre destin lui faisant confidence,
Ce chant mystérieux où crie un sombre mal,
Suffoque un instant Blanche et lui devient fatal.
La pauvre mendiante et son refrain funeste
S’attache à sa pensée, en mémoire lui reste ;
Il lui semblait au bal la voir, l’entendre encor ;
Dans chaque bruit c’est elle, elle en chaque décor.
N’est-ce pas que son spectre est là qui glisse et passe ?
Il paraît, puis s’en va, se montre encor, s’efface ;
Les yeux hallucinés de Blanche sont remplis
De cette vision aux tortueux replis.
Elle en est presque folle, elle avance avec peine,
Son geste est saccadé, sa parole hautaine.
Mais, ce n’est pas un leurre ! elle a bien entendu
Cette fois ; c’est un nom par mille répondu.
Ce nom, c’est bien celui de Johnson ! — C’est lui-même !
Oui, c’est lui ! Dieu puissant, se souvient-il qu’on l’aime ?
Sa patrie en est fière et l’a fait amiral :
Le voyez-vous au bras de ce vieux général ?
Oh ! que les bruns lauriers vont bien à sa figure !
Qu’austère est son regard et noble son allure !
Ce retour imprévu ne présage-t-il rien ?
Blanche, son œil a-t-il déjà surpris le tien ?
Quand Johnson s’avança vers l’enfant triomphante,
Il était escorté d’une foule mouvante ;
Il lui tendit la main comme on fait à sa sœur,
Puis il lui demanda d’un ton plein de douceur
S’il ne la verrait pas bientôt en fiancée…
Blanche se mit à rire ainsi qu’une insensée :
Un bal avait ouvert le ciel à son amour,
Un bal devait briser ce long rêve en un jour.
D’hymen et d’héritage on parlait autour d’elle,
Et chacun répétait : Elle est illustre et belle !
Blanche a peur de comprendre : « On se marie, ici ? »
Dit-elle. — « Oui, c’est Johnson ; — sa femme la voici. »
On désignait près d’elle une jeune Italienne.
« C’est ma fille, et je suis fier qu’elle m’appartienne, »
Dit le vieux général en caressant des yeux
Sa blonde et pâle enfant aux longs cheveux soyeux.
Blanche fixa Johnson et lui répondit vite :
« Elle est belle, en effet, et je vous félicite,
« Monsieur. » — Ces mots sortaient d’un cœur si déchiré,
Que Johnson demanda : Mais qui donc a pleuré ?
IV
Ainsi le souvenir, sacré pour une femme,
Secret de son bonheur, relique de son âme,
Ce divin talisman de son pieux amour,
L’homme en fait un hochet brisé le premier jour.
Se souvenir ; mon Dieu ! se souvient-on sur terre
Du parfum pris en route à la fleur solitaire ?
Si l’on revient plus tard par les mèmes sentiers,
L’on foule sans remords la pauvre fleur aux pieds.
Pourquoi se souvenir d’un nom de jeune fille ?
On n’a vu qu’un front pur, qu’un doux regard qui brille ;
On n’a jamais pensé que ce front peut pencher,
Ce regard s’assombrir, la fleur se dessécher.
On n’a jamais pensé que ce cœur qui tressaille
Peut souffrir et mourir… on oublie ou l’on raille !
Se souvient-on jamais du premier coup de vent,
Du premier soleil d’or, du premier flot roulant,
Qui surprit ou charma notre enfance candide ?
Pourquoi moins oublier quelque regard limpide,
Quelque histoire d’amour, quelque serment sacré ?
Qu’importe dans le monde un cœur de plus navré !
L’homme va… la mer bleue un jour au loin l’emmène,
Puis le rapporte un jour dans la mêlée humaine ;
Il est grand, décoré d’un nom plus glorieux :
On ne demande pas s’il revient oublieux.
V
Blanche se redressa courageuse et sublime,
Rien ne saurait abattre une âme magnanime ;
Elle se vit coupable en son esprit calmé
D’avoir trop cru d’abord et d’avoir trop aimé.
Qu’est-ce donc, en effet, qu’un double aveu de flamme ?
Pour l’homme ce n’est rien, si c’est tout pour la femme !
Un soir il croit aimer, mais s’il s’est abusé,
Qu’importe que le cœur qui l’aimait soit brisé ?
Qu’importe que le songe ait laissé son empreinte
Au fond d’une autre vie à tout jamais éteinte ?
La grand’mère, moins ferme à ce deuil imprévu,
Eut peur de l’avenir tout d’un coup entrevu.
Blanche avait beau lui dire : « Il n’en est rien, grand’mère !
« Peut-être je l’aimai, mais vous m’êtes plus chère ;
« N’ai-je pas de la force, et n’êtes-vous pas là ?
« Je souffre seulement parce que vous voilà
« Malheureuse, accablée, hélas ! plus que moi-même !
« Oh ! ne me manquez pas ! après vous qui donc m’aime ?
« Ô mon Dieu ! votre main est plus froide ! et je sens
« Comme un souffle de mort bouleverser mes sens !
« Parlez-moi, parlez-moi ! je pourrai lui survivre,
« À lui, mais pas à vous : morte, je veux vous suivre. »
— « Rassure-toi, ce n’est rien, absolument rien ;
« Hier j’étais plus mal ; mais vois, que je suis bien
« Aujourd’hui ! Sais-tu, Blanche, un peu devant l’automne,
« Nous irons dans nos bois : la campagne est si bonne !
« C’est son air qu’il me faut, j’étouffe ici ; là-bas
« Mes forces reviendront ; va, ne t’afflige pas. »
Et son pur dévouement usant do stratagème,
Nommait d’un autre nom son désespoir suprême.
VI
Mais le destin marchait inflexible, et deux mois
N’étaient point écoulés qu’une lugubre croix
Recouvrait sur un lit un visage de morte.
Silence ! Blanche est là, seule, et défend la porte.
Sur cette chère main qui ne lui répond plus,
Tombent des pleurs sacrés de Dieu seul entendus !
Elle marche, son ombre et s’allonge et s’efface ;
À ce pâle témoin qu’elle interroge en face :
La mort ! elle révèle en solennels aveux
D’autres sanglots poignants, d’autres regrets que ceux
D’un fol amour de femme et d’une âme en souffrance.
Ô mort ! rediras-tu la sombre confidence ?
Ou l’ensevelis-tu comme l’océan noir
Qui garde le limon dessous son bleu miroir,
Pour couvrir d’un linceul avec sa vase immonde
Ou les débris d’un homme ou les débris d’un monde !
VII
Tandis que le convoi s’annonçait par un glas,
L’église organisait avec même fracas,
Avec mine opulence une fête contraire.
Ici le deuil, la mort et son chant funéraire,
Et les pâles flambeaux et les larmes d’argent ;
Là-bas un mariage au cortège bruyant,
Et les vêtements d’or et les chants d’allégresse,
Et les cierges brillants : gloire, orgueil et richesse !
Bonheur surtout ! — Voyez ! que d’apprêts inventés !
Deux royaumes fameux sont là représentés,
Comme s’il s’agissait d’un prince héréditaire ;
Les ministres de France et ceux de l’Angleterre
Vont servir de témoins à Johnson l’amiral ;
Oh ! ne trouvez-vous pas que ce bonheur fait mal ?
Ce sont eux, ce sont eux : voici la fiancée ;
Son jeune époux lui donne une main empressée
Pour descendre ; — mais quoi ! quel est l’encombrement !
Ce n’est rien, avancez : c’est un enterrement.
Oui, c’était le convoi ! dérision atroce !
Et le cercueil heurta la voiture de noce.
ÉPILOGUE
Vous avez tous connu la grand’mère et l’enfant ;
Dans vos réunions vous avez vu souvent
Le front mélancolique et pur de l’héroïne,
Qui nous subjuguait tous par sa grâce divine.
À la voir souriante, affable, d’une humeur
Égale en tous les temps, soit tristesse ou bonheur,
Dévouée à chacun, de même qu’une femme
Qui n’aurait nul souci d’elle-même dans l’âme,
Sans qu’un mot de retour sur elle fût jeté,
Eût-on pu deviner et se fût-on douté
Qu’une histoire funèbre un jour l’avait étreinte ?
Où donc dans ses propos en retrouver l’empreinte ?
Heureuse du bonheur de qui semblait heureux,
Elle aimait les enfants et jouait avec eux ;
Si l’un d’eux témoignait une douleur amère :
« Aurait-il donc perdu quelque bonne grand’mère ? »
Disait-elle, en songeant à celle qui là-haut
Sourit à son courage et lui dit : À bientôt !
25 septembre 1851.
JOBBIE
***
I
Jobbie est blonde, elle est mignonne,
Ses grands yeux bleus disent son cœur ;
La gaîté sur son front rayonne,
Soleil de sa jeunesse en fleur.
Oh ! quel éblouissant sourire !
Quelle voix fraîche et pleine encor
D’une paix qu’on ne peut décrire,
Magnifique et royal trésor !
Ses petits pieds touchent à peine
Le gazon fier de la porter ;
Les sylphes légers de la plaine,
Dont on croit voir l’ombre flotter
Quand vient la nuit mystérieuse,
Sont moins rapides que ses pas,
Jamais ralentis, jamais las.
Qui ne connaît l’enfant rieuse,
Aux blanches mains, au corps fluet,
Cueillant aux champs pour sa parure
La marguerite ou le bluet,
Tandis que brille à sa ceinture
Près d’un bouton d’or entr’ouvert,
Le houx pourpré du buisson vert ?
II
Un jour (c’était l’été, saison de flamme et d’ombre),
Les bois touffus chantaient dans leur feuillage sombre,
La nature éclatait de sève et de splendeur,
Enchaînant et berçant l’air et le flot grondeur.
Tout était harmonie et riant paysage ;
Chacun semblait joyeux comme à son plus doux âge,
Et bénissait les fleurs, le ciel bleu, le soleil,
Dieu surtout, Dieu plus haut que son astre vermeil !
C’était de tous côtés rires et promenades ;
À chaque instant passaient de folles cavalcades,
Où jeunes gens fougueux non moins que leurs chevaux
Caracolaient, couraient, l’un de l’autre rivaux.
Une troupe d’enfants bordait les avenues,
Guidant de beaux vieillards loin des routes connues,
Pour arriver plus vite au château féodal
Qu’inaugurait le fils d’un ancien général :
Voilà ce qui causait cet appareil de fête
Et ces soldats aux champs, leur colonel en tête.
III
Mais, de tous ces trésors déployés en plein vent,
De ces groupes joyeux chantant et se suivant,
Et de ces mille fleurs émaillant chaque allée,
De ces blondes enfants, fraîche troupe envolée,
Corbeille de jeunesse illuminant les yeux,
Rien n’était si coquet et si délicieux
Que la frêle Jobbie au beau front de madone,
Au candide regard qui rit et qui s’étonne.
Oh ! quoi de plus sacré que cet âge indécis
Où l’enfant règne encor sans rêves ni soucis,
Mais où l’on sent pourtant qu’éclot déjà la femme !
Halte mystérieuse où va s’éveiller l’âme,
Passage d’un état d’ignorance et de paix
À l’état d’un tourment qui ne finit jamais !
Éclair insaisissable, ineffable prodige
Où deux rayonnements confondent leur prestige,
Indicible splendeur d’indicible beauté,
Où l’âme humaine emprunte à la divinité
Ce charme intraduisible où se perd la pensée,
Et qui rend devant l’œil toute forme effacée,
Pour ne plus exprimer que l’invincible attrait
D’un éblouissement dont nul n’a le secret !
Ô voile immaculé d’innocence divine,
Ô sommeil radieux où l’âme se dessine
Et revêt son éclat et s’ouvre peu à peu,
Comme une fleur du ciel sous le souffle de Dieu !
Qui n’a rêvé souvent devant ce pur mystère
Qui fait anges un jour les enfants de la terre ?
Qui n’a senti son cœur plus saint, plus abrité,
Devant tant de candeur et de suavité ?
IV
Donc, Jobbie était là, belle sans penser l’être,
Se souciant de voir et non pas de paraître,
Et ne prenant pour elle aucun des bruits flatteurs
Que formait au passage un flot d’admirateurs.
Mais voilà qu’on entend au loin une fanfare :
C’est lui ! dit d’une voix la foule. — On se prépare
À saluer d’un chant le jeune et beau seigneur.
Lui ! d’où vient qu’à ce mot une vive rougeur
À soudain coloré des fronts de jeunes filles ?
Lui ! ce peut être un fils de plus pour leurs familles !
Lui ! ce peut être un frère et plus près de leur cœur !
Lui !… ce mot peut promettre et richesse et bonheur !
Aussi, comme déjà les œillades coquettes
S’essaient à remporter sourires et conquêtes !
C’est à qui sera belle, à qui saura le mieux
Enchanter la pensée et captiver les yeux.
V
Ludovic de Raynal était pâle et sévère ;
C’était un de ces fronts que la foule révère
Sans raisonner pourquoi. Grand, bien fait, distingué,
Il avait un regard que toute âme eût brigué,
Un long et doux regard plein de mélancolie ;
Son geste était affable et sa vois assouplie ;
On écoutait encor lorsqu’il avait parlé :
Quelque chose de lui semblait s’être exhalé
Dans l’air qui prolongeait la note harmonieuse ;
Mais son allure grave et parfois dédaigneuse
Maintenait à distance ; — à son premier aspect,
Il inspirait l’amour bien moins que le respect.
Et pourtant, et pourtant ! ô jeunes héritières,
Qui dira les regrets même des plus altières ?
Que de regards perdus, que de vœux insensés !
Que d’espoirs incompris, que de rêves froissés !
VI
Or, ce n’était point là le héros vif et tendre
Qu’on avait rêvé tel, et qu’on venait attendre ;
Aussi tous les regards s’abaissèrent déçus,
Tous les projets d’une heure expirèrent confus,
Dès qu’on le vit passer fier sur son cheval sombre,
L’œil vaguement songeur, le front voilé d’une ombre,
Et frappant le pavé d’un pas retentissant.
Une seule s’arrête… un prisme tout-puissant
Illumine à ses yeux la figure inconnue.
Elle suit du regard dans la longue avenue
Longtemps, longtemps de loin le cavalier pensif ;
Et, quand tout s’est fermé sur le donjon massif,
Elle-même s’éloigne étonnée et distraite :
C’est Jobbie, éveillée à la douleur secrète.
Un instant a changé son sourire charmant
En indéfinissable et sourd pressentiment.
Ô problème éternel, affinité des âmes,
Attraits mystérieux, mystérieuses trames,
Qui font s’entr’attirer, loin de s’entr’éviter,
Les contraires entre eux qu’on voit se compléter !
Le front plein de rayons aime le front plein d’ombre,
Le cœur insoucieux se voue au cœur qui sombre,
Le rire vient mêler son éclat argenté
Au sourire railleur du vieillard attristé,
Et la belle jeunesse à la tombe s’allie,
Et la pâle raison écoute la folie !
D’où vient que cette enfant, hier encore à ses jeux,
S’émeut près de cet homme aux pensers orageux ?
D’où vient que son regard si clair et si limpide
Cherche au fond du regard où tant de nuit réside ?
« Ah ! malheur à qui voit devant ses yeux passer
« Une apparition qui ne peut s’effacer ! »
Dit le poète ; il faut, scellant sa sombre histoire,
Ensevelir en Dieu son deuil expiatoire ;
Car le regret profond qui toujours saignera,
Peut se trahir un jour, et le monde en rira !
Ainsi pensait Jobbie en regagnant sa route ;
Et secouant au loin, pour que nul ne s’en doute,
Sa première tristesse et son premier secret,
Elle fut en deux bonds au seuil qu’on lui rouvrait,
La gaîté dans les yeux, la chanson à la bouche,
Et toute à ce bonheur qui pénètre et qui touche.
Et, de loin, qui l’eût vue aussi joyeuse enfant,
Aurait pu dire d’elle ainsi qu’auparavant :
Jobbie est blonde, elle est mignonne,
Ses grands yeux bleus disent son cœur ;
La gaîté sur son front rayonne,
Soleil de sa jeunesse en fleur.
Oh ! quel éblouissant sourire !
Quelle voix fraîche et pleine encor
D’une paix qu’on ne peut décrire,
Magnifique et royal trésor !
Ses petits pieds touchent à peine
Le gazon fier de la porter ;
Les sylphes légers de la plaine,
Dont on croit voir l’ombre flotter
Quand vient la nuit mystérieuse,
Sont moins rapides que ses pas,
Jamais ralentis, jamais las.
Qui ne connait l’enfant rieuse,
Aux blanches mains, au corps fluet,
Cueillant aux champs pour sa parure
La marguerite ou le bluet,
Tandis que brille à sa ceinture
Près d’un bouton d’or entr’ouvert,
Le houx pourpré du buisson vert ?
VII
Pourquoi donc, jeune fille, au loin, dans la nuit sombre,
Vas-tu rêver si tard et t’égarer dans l’ombre,
Comme fait le songeur déshérité des cieux,
Qui demande le calme aux bois silencieux ?
Tu n’as pas comme lui quelque amère pensée
À refouler au fond d’une vie effacée ;
Tu ne vas pas chercher dans les plaintes du vent
L’idéal d’une lyre entendue en rêvant ;
Et près des flots houleux que la plage maîtrise,
Tu n’as pas à répandre une âme qui se brise !
Qu’as-tu donc ? qu’as-tu donc ? Le rossignol chanteur
Déroule à tes côtés ses notes de bonheur ;
Le peuplier flexible emplit de son murmure
L’harmonieux silence où s’endort la nature ;
La lune avec mystère argente de rayons
Les sentiers pleins de mousse où nous t’entrevoyons ;
Oh ! ne ressens-tu pas l’ineffable influence
Des belles nuits où Dieu révèle sa présence ?
Pourquoi pleurer ? pourquoi pencher ton front pâli ?
Connais-tu l’abandon, ou la mort, ou l’oubli ?…
L’écho répondit seul : elle, marchant plus vite,
Effeuillait de ses doigts la blanche marguerite ;
Le soir même au château, sur la fin du dîner,
Et comme dans le parc on s’allait promener,
Deux à deux comme font pastour et pastourelle,
Ludovic à son bras lui dit : Vous êtes belle !
M’aime-t-il ? m’aime-t-il ? demande-t-elle, hélas !
À la fleur qui répond : Non ! il ne t’aime pas !
Être jeune, être belle et n’être pas aimée !
« Tu me mens, dit Jobbie, ô fleur inanimée ! »
Et la fleur brusquement s’échappe de sa main,
Parsemant de débris le gazon du chemin.
Ô les pauvres enfants qui se prennent candides
Aux premiers mots flatteurs, compliments faux et vides,
Que cent fois dans le jour dit un indifférent,
Comme un salut banal qu’il prodigue en courant !
VIII
Elle était encor là, tout entière à son rêve,
Lorsqu’auprès des buissons un léger bruit s’élève ;
Le feuillage semblait s’entr’ouvrir, et des pas
S’amortir sous un bruit de voix qui parlaient bas.
Ils étaient deux : c’était une ombre frêle et pâle,
Près d’une ombre plus haute et d’un aspect plus mâle.
En petit cri d’enfant ainsi qu’un cri d’oiseau
Partit et fit ployer la jeune ombre en roseau :
Jobbie avait compris que l’une, la plus sombre,
S’appelait Ludovic ; il disait à l’autre ombre :
« Soyez fière, Lucy ! car mon cœur indompté
Qui s’enorgueillissait de sa tranquillité,
Et qui niait l’amour, comme on nierait l’orage
Avant d’avoir compris ce que peut son ravage,
Ce cœur si sûr de lui, ce cœur si triomphant,
Plus calme mille fois que le cœur d’un enfant,
Insoucieux au moins autant que l’est Jobbie,
Cette rieuse enfant, si fraîche et si jolie ;
Qu’ensemble tous les deux nous admirions ce soir,
Eh ! bien ! ce cœur si ferme est en votre pouvoir.
Un regard de vos yeux a fait fondre la glace
Dont il s’enveloppait comme d’une cuirasse ;
Il demande à vos pieds pour prix d’un tel amour
De votre voix si chère un doux mot de retour. »
Et longtemps, bien longtemps, elle et lui sous la brise,
Un murmure chanta, pur comme un chant d’église ;
Et les flots y mêlaient leur harmonieux bruit,
Et blonde était la lune, et calme était la nuit
IX
Jobbie, avec nous tous seras-tu de la fête ?
Ludovic de Raynal se marie ; — on apprête
Dans le grand pavillon une salle de bal.
Puis on donne un concert ce soir sur le canal.
— Oui, certes, j’en serai, je mettrai mes guirlandes,
Et j’espère danser comme font les plus grandes.
— Tu seras la plus belle avec tes blancs atours ;
Tes blonds cheveux te font ressembler aux amours ;
Tes petits pieds légers qu’on prendrait pour des ailes,
De loin, quand vient le soir, font rêver aux gazelles…
…
…
X
Ce fut après huit mois de séjour au château,
Que Ludovic prit femme au milieu du hameau.
C’était une beauté comme lui sérieuse,
Grande, fière, hautaine, et même impérieuse.
Il leur fallait entre eux cette conformité
Pour s’être au mariage à l’instant arrêté.
Ainsi que Ludovic, Lucy s’était vouée
Enfant au célibat ; c’était chose avouée.
On la savait farouche ; elle même assurait
Que jamais nul amour ne la transformerait ;
Qu’elle était indomptable, à l’abri des tempêtes,
Et qu’elle faisait fi des plus nobles conquêtes.
Ô risible assurance ! ô versatilité !
Et lui, notre héros, si plein d’austérité,
Invulnérable aussi, froid près des plus doux charmes,
Si vite à l’étrangère il a rendu les armes !
Ô comédie humaine où se perd le penseur,
Le doute sur la lèvre et l’ironie au cœur !
XI
Donc, Lucy de Holstein, héritière allemande,
Joignit à son blason la couronne flamande
Des sires de Raynal… Ce fut bientôt conclu,
Et le grand jour fixé sitôt que résolu.
Elle se convoqua de belles jeunes filles
Qu’on lui choisit parmi les premières familles,
Pour lui former sa cour de noblesse et d’honneur,
Comme de son côté fit le jeune seigneur.
Jobbie était sans titre, encor moins opulente,
Mais elle était si belle, elle était si charmante,
Elle avait tant de grâce aimable à se cacher,
Qu’on la nomma d’abord et qu’on l’alla chercher.
Elle était le premier bouquet de la guirlande :
On ne contemplait qu’elle ! À la quête, à l’offrande,
L’officiant lui-même, affectueux vieillard,
S’arrêta, la suivant d’un souriant regard,
Comme s’il eût cru voir, à chacun de ses gestes,
Se dévoiler un ange aux vêtements célestes.
— La fière mariée en son grand apparat,
Était loin de répandre un si divin éclat.
XII
Mais ce fut bien encore autre chose aux lumières,
Au milieu des bosquets pleins de fleurs printanières,
Sous le beau ciel de mai scintillant de lueurs,
Comme pour ajouter son faste à ses splendeurs.
On avait secoué l’étiquette guindée ;
Et par son bon plaisir, ici, là-bas, guidée,
Folâtrant et courant parmi les gazons verts,
La guirlande d’enfants mettait tout à l’envers.
Et les fleurs se mêlaient à toutes les parures,
Relevant le soyeux des blondes chevelures,
Rivalisant de teint, de grâce et de fraîcheur
Avec cas jeunes fronts éclatants de blancheur.
C’était prestigieux, c’était une féerie,
D’entendre, doux et pur comme une rêverie,
Au détour des sentiers les plus mystérieux,
Pénétrer l’air lointain du bal mélodieux,
Et de voir s’enlaçant les mains les jeunes filles
Former les plus légers et les plus gais quadrilles.
Ô célestes parfums des jours évanouis,
Rires illuminant nos fronts épanouis,
Où donc avez-vous fui, roses trop tôt fanées ?
Dites ! Qu’avez-vous fait de nos belles années ?
Qu’êtes-vous devenus, charmes des premiers ans ?
Où donc l’orchestre ailé des bals éblouissants ?
Et les rondes en chœur près de nos jeunes mères,
Et les récits coquets de nos belles chimères ?
Où donc l’insouciance, où donc les chants joyeux ?
Ah ! jeunes souvenirs, que vous nous faites vieux !
Mais on ne voyait qu’elle ! encore et toujours elle !
Oh ! comme son regard dans la nuit étincelle !
Comme sa voix limpide a des sons enchanteurs
Parmi toutes ces voix dont on entend les chœurs !
Comme sa blanche écharpe aucune écharpe blanche
Ne flotte et ne s’emmêle ainsi de branche en branche ;
Nul visage rosé n’a ce brillant carmin ;
Aucune main n’est douce autant que cette main,
Si petite et si blanche, et qui joue avec grâce
Sur chaque haie en fleur dont le jasmin l’enlace.
Qui danse aussi bien qu’elle et saurait s’élancer
Plus svelte au but lointain qu’on la voit dépasser ?…
Et les jeunes époux qui passaient à distance,
Trop pleins de leur bonheur pour rompre le silence,
Admiraient à l’écart le sylphe insoucieux,
Beau lis épanoui comme une étoile aux cieux.
Et saisissant ensemble un frais rameau qui penche,
Ils envoient à ses pieds une couronne blanche.
Et leur cœur murmurait tout bas à l’unisson
En entendant Jobbie achever sa chanson :
Jobbie est blonde, elle est mignonne,
Ses grands yeux bleus disent son cœur ;
La gaîté sur son front rayonne,
Soleil de sa jeunesse en fleur.
Oh ! quel éblouissant sourire !
Quelle voix fraîche et pleine encor
D’une paix qu’on ne peut décrire,
Magnifique et royal trésor !
Ses petits pieds touchent à peine
Le gazon fier de la porter ;
Les sylphes légers de la plaine,
Dont on croit voir l’ombre flotter
Quand vient la nuit mystérieuse,
Sont moins rapides que ses pas,
Jamais ralentis, jamais las.
Qui ne connait l’enfant rieuse,
Aux blanches mains, au corps fluet,
Cueillant aux champs pour sa parure
La marguerite ou le bluet,
Tandis que brille à sa ceinture
Près du bouton d’or entr’ouvert,
Le houx pourpré du buisson vert ?
XIII
Oui, mais quand fut finie et la nuit et la fête,
Quand elle se trouva sous sa blanche toilette,
Seule et parée ainsi qu’on est un jour d’hymen,
Une couronne au front, un bouquet à la main,
Jobbie avec douleur arracha de sa tête
Et foula sous ses pieds la guirlande défaite ;
Elle rappelait trop sous son parfum léger
La couronne d’épouse au parfum d’oranger ;
Et cachant sous ses mains sa pâleur de statue,
Elle pleura longtemps, à genoux, éperdue.
À travers ses sanglots presque inarticulés
Son cœur faisait l’aveu de ses regrets voilés :
J’ai cru parmi la brume et le lointain d’un rêve
Voir flotter devant moi l’ombre de mon bonheur,
Et jusqu’au triste jour qui l’efface et l’enlève,
J’en ai gardé l’empreinte au profond de mon cœur.
Je reverrai longtemps le riant paysage,
Diamanté de feux et bercé de zéphirs,
Où nous nous pressions tous pour fêter son passage,
Et qui fut le témoin de mes premiers soupirs.
J’entendrai lo galop de son coursier rapide,
Si fier de son fardeau, doux poids accoutumé,
Et mon ail fasciné, plein d’un regard humide,
Croira dans l’horizon voir le fantôme aimé.
XIV
Oui, qu’on te croie heureuse, ô ma Jobbie ! et chante !
Laisse rire toujours ta voix simple et touchante,
Sauf à pleurer tout bas comme pleure le cœur.
Il ne faut pas laisser lire notre douleur
Par les indifférents dont le regard épie
Tout ce qui sert de proie à leur sarcasme impie.
Si jeune, ô mon enfant ! tu l’as compris déjà !
Nul ne sut ton secret et nul ne l’outragea.
C’est bien ! va te montrer éblouissante et folle :
Femme, garde ton voile ; enfant, ton auréole !
Chacun cache une larme au fond de son regard,
Ou jeune fille ou femme, ou jeune homme ou vieillard ;
Heureux quand cette larme est divine et sacrée
Comme le pur regret de ta vie ignorée !
La rosée est si belle au matin sur les fleurs !
Combien prendraient ta peine, enfant, contre les leurs !
Chacun a vu passer quelque riant mensonge
Dont rien n’a pu voiler l’ineffaçable songe :
Heureux quand la chimère a des ailes d’azur
Comme un nuage blanc flottant en un ciel pur !…
XV
C’était une Écossaise éclose un jour de rêve,
Comme un lis au milieu des sables de la grève ;
Le ciel de sa montagne un jour avait souri
Pour perler soi regard d’un charme de houri
Qui laissait, — à travers l’enfant rayonnait l’âme, —
La pensée indécise entre l’ange et la femme,
Comme une fantastique et chaste vision,
Dont l’œil tremble de voir fuir l’apparition.
Jobbie es : blonde, elle est mignonne,
Ses grands yeux disent son cœur,
La gaîté sur son front rayonne,
Soleil de sa jeunesse en fleur.
Oh ! quel éblouissant sourire !
Quelle voix fraîche et pleine encor
D’une paix qu’on ne peut décrire,
Magnifique et royal trésor !
Ses petits pieds touchent à peine
Le gazon fier de la porter ;
Les sylphes légers de la plaine,
Dont on croit voir l’ombre flotter
Quand vient la nuit mystérieuse,
Sont moins rapides que ses pas,
Jamais ralentis, jamais las.
Qui ne connaît l’enfant rieuse,
Aux blanches mains, au corps fluet,
Cueillant aux champs pour sa parure
La marguerite ou le bluet,
Tandis que brille à sa ceinture
Près d’un bouton d’or entr’ouvert,
Le houx pourpré du buisson vert ?
Novembre 1854.
MARIA
***
I
Blonde et rêveuse Maria,
Ô svelte et frêle jeune fille,
Rameau que la bise plia,
Fleur que déchira la faucille,
Pauvre enfant sans toit ni famille,
Dors-tu bien ton dernier sommeil,
Ce sommeil sans fièvre et sans rêve ?
Ô toi qui n’eus aucun soleil,
Enfant errante sur la grève,
Et dont nul cœur ne prit le deuil,
Entends-tu qu’une voix s’élève
Pour te pleurer sur ton cercueil ?
Ma douce Maria jolie,
Vas-tu te réveiller un peu,
Sourire avec mélancolie
De ta jeune âme toute en feu ?
De ces sombres secrets de femme
Dont la mort t’a dit le néant.
Mais qu’on emporte en expirant
Comme un long vêtement de flamme ?
Vas-tu, te dressant tout à coup
Dans ton immaculé suaire,
Me dire : On sait oublier tout
Au fond du dernier sanctuaire ?
Non ! reste en paix, ô pauvre enfant !
Je ne viens pas troubler ta cendre ;
Si dans ton cœur je veux descendre,
C’est pour le dégager d’un sanglot étouffant.
II
Vous la connaissiez, l’enfant pâle et blonde !
On la remarquait les longs soirs d’hiver,
Souriant à tous, charmant tout le monde,
Comme si jamais elle n’eût souffert ;
Souffert de l’angoisse et de la faim morne,
Qui fait qu’épuisé l’on meurt sur la borne,
Sans avoir osé demander deux sous :
Vous la connaissiez ! Vous souvenez-vous ?
Vous souvenez-vous de cet œil limpide,
De ce front céleste et décoloré,
De ces petits pieds au marcher rapide,
De cette voix grave où l’âme a pleuré ?
Vous souvenez-vous de cette main blanche,
Et de ce beau corps élégant qui penche,
Comme portant mal un trop lourd fardeau,
Et cherchant déjà l’appui du tombeau ?
Oui, vous la voyiez, l’enfant des mansardes,
Pâlir tous les jours, tous les jours mourir ;
Prendre à sa fenêtre aux noires lézardes
Un peu d’air du ciel, qui la pût guérir.
Qui de vous s’est dit : Quel mal la consume ?
Pourquoi dans sa voix autant d’amertume,
Pourquoi sur son front cet air soucieux,
Quand elle se croit loin de tous les yeux ?
III
C’était une ouvrière alerte et diligente,
D’un air royal malgré ses haillons d’indigente ;
On ne lui connaissait que des indifférents,
Elle-même ignorait le nom de ses parents.
Elle ne savait rien de ses jeunes années,
Sinon que l’abandon les fit infortunées,
Et que, croissant toujours, trop de misère enfin
Avait changé de nom et s’appelait la faim.
Elle chantait pourtant ; Dieu l’avait fait poète ;
Mais son chant n’était pas un doux chant de fauvette,
C’était le chant aigu de l’oiseau des déserts
Qui sème ses sanglots en traversant les airs,
Et qui laisse de lui dans chaque solitude
Quelque lambeau de cris, quelque sombre prélude.
Ô vie ! ô destinée ! ô lugubre combat
De l’esprit qui s’élève et du corps qui s’abat !
Ô vertige de mort ! ô soif inexorable
De sommeil, de tombeau, seul abri désirable !
Le précipice est là, dès lors qu’il fait trop noir.
Dieu tient-il à péché l’œuvre du désespoir ?…
Maria dut passer par ces heures funèbres…
Cependant son esprit se gardait des ténèbres :
Toute la passion dont son cœur était plein
Se répandait aux pieds de l’Être souverain.
Sa piété pour le Ciel était un fanatisme
Qui s’élevait à Dieu dans un pur quiétisme,
Et l’eût fait affronter les martyres du cœur,
Qui l’étouffent vivant, mais l’acclament vainqueur.
Oh ! pourquoi cette vie à la fois sainte et rude,
Pourquoi cette piété, sœur de la solitude,
Ce repos et ce calme aux vierges ménagés,
Furent-ils en un jour tout à coup submergés ?
Après avoir vécu de la céleste manne,
Qui donc vint lui souffler la passion profane
Et détourner son cœur du but grave et sacré,
Pour le rendre à jamais coupable et déchiré ?
Pourquoi l’avoir fait tendre et l’avoir fait sublime,
Mon Dieu ? Donner son cœur pour un cœur fut son crime !
IV
C’était un cavalier jeune, aimable, parfait,
Qui produisit, hélas ! ce désastreux effet.
Elle entrevit un jour son front mélancolique
Parmi le brouhaha d’une fête publique,
Et de ce moment-là son âme fut à lui,
Comme au premier rayon qui dans cette âme eût lui.
Un regard décida de ses jours pleins d’alarmes.
Elle ignorait encor tout un ordre de larmes ;
Mais dès l’instant fatal où l’amour insensé
Vint frapper à son cœur oublieux du passé,
L’enfant connut, hélas ! la torture inouïe
Dont il faut expier l’ivresse évanouie,
Et les déchirements que vaut le souvenir !
Malgré le noir chagrin qu’elle n’eût pu bannir,
Nul n’eût pu soupçonner, tant son âme était fière,
Qu’un regret la tuait bien plus que la misère ;
Et quand la mort mit fin à sa consomption,
On dit : C’était la faim et la privation.
Oui, c’était bien la faim, mais à l’angoisse unie !
Nous qui l’avons connue et qui l’avons bénie,
Nous-même nous n’aurions rien su de son tourment
Si, feuilletant un livre après l’enterrement,
Nous n’avions mis la main sur ces pages secrètes,
Où se trouvaient partout des empreintes muettes
De larmes, de prière et de frissonnement.
Maria revivait dans tout ce froissement.
Chaque pli du papier nous dépeignait son âme :
Ici, c’était l’enfant, plus loin c’était la femme.
Ô douce Maria, n’est-ce pas violer
Tes secrets et les vers, que de les révéler ?
Et vous qui les lirez, avez-vous l’âme chaste ?
Avez-vous le cœur fier, l’esprit enthousiaste ?…
Pour oser s’approcher des mystères divins
Il faut s’en montrer digne, ainsi que font les Saints.
***
I
RÉPONSE
« Que t’importe mon nom ? que t’importe ma vie ?
« Que t’importent mes vers ? que t’importent mes pleurs ?
« Pourquoi, fier inconnu, viens-tu, l’âme éblouie,
« Déposer à mes pieds des palmes et des fleurs ?
« Que te fait mon pays, mes amis, ma famille ?
« Tu m’entrevis hier pour la première fois,
« Ainsi qu’on voit passer quelque humble jeune fille,
« Dont on retient au vol à peine un son de voix.
« Que t’a dit ton regard qui m’enveloppait toute
« Et qui semblait chercher jusqu’au fond de mon cœur ?
« Pourquoi t’être à l’instant détourné de ta route,
« De ta route de paix, de calme et de bonheur ?
« Oh ! laisse le parfum caché dans le bois sombre,
« Laisse la fleur mourir sous les flancs du rocher !
« Suis ton premier chemin, car le mien est plein d’ombre,
« Car mon ciel est désert : qu’y viendrais-tu chercher ?
« Comme on oublie un rêve, oh ! s’il se peut, oublie !
« Dis que tu n’as rien vu, rien senti, rien souffert !
« Dis que ton âme est folle et rit de sa folie,
« Et que ton Élysée est encor frais et vert.
« Quoi ! tu trouves d’hier que la nature est belle !
« Mon pauvre être isolé manquait donc au tableau ?
« Il fallait donc pour toi quelque humaine étincelle
« Qui, du fond d’un regard, te servit de flambeau ?
« Tais-toi : tu t’es trompé ! retourne avant l’orage !
« Quelque démon, jaloux de ton bonheur d’hier,
« À soufflé devant toi le doute et le mirage,
« Afin d’humilier ton courage si fier.
« À travers mon regard la nature est moins belle :
« Tu savais son ivresse ; et tu sais sa douleur !
« Pourquoi viens-tu puiser dans la coupe cruelle
« Où le destin à flots m’a versé le malheur ?
« Pourquoi viens-tu parler de printemps et de roses
« Au front qu’aucun soleil n’a fait épanouir,
« Et d’où le dur contact des hommes et des choses
« À chassé le rayon qui dut s’évanouir ?
« Pourquoi viens-tu répandre en paroles de flamme,
« En regards suppliants et voilés à demi,
« Tous les trésors cachés de l’esprit et de l’âme,
« Comme ferait un cœur depuis longtemps ami ?
« Eh ! que sais-tu du mien, de mon cœur plein d’angoisse ?
« Pour te fier en lui, qu’a donc révélé Dieu ?
« Car lui seul sait son mal, qu’il s’apaise ou s’accroisse,
« Que je sourie ou pleure en face du ciel bleu.
« Pour arriver à moi t’a-t-il montré la route ?
« T’a-t-il dit mon passé ? t’a-t-il donné, dis-moi,
« La clef de mon silence alors qu’en moi j’écoute ?
« T’a-t-il dit que je souffre, et t’a-t-il dit pourquoi ?
« Non ! il ne t’a rien dit, tu ne sais rien ; tu passes,
« Et voyant mon front calme et mon regard d’enfant,
« Tu ris de mes regrets ou bien tu les effaces,
« Comme un débris de fleur qu’enlève un coup de vent.
« Il est bien tard pourtant pour m’avoir rencontrée ;
« Mon matin est parti, je ne l’ai pas connu.
« Ma vie à son berceau parut décolorée :
« Il est bien tard !… Pourquoi plus tôt n’es-tu venu ?
« À présent le tombeau m’appelle, il veut sa proie ;
« Tous mes secrets de pleurs il les veut renfermer.
« Renferme aussi les tiens, si tu veux que j’y croie !
« Mais tu pâlis ! Pourquoi… pourquoi viens-tu m’aimer ?
« Pourquoi viens-tu m’aimer et traverser ma vie,
« L’inonder de regards et de rayonnement,
« Et plonger la torture en ton âme asservie
« Qui cherchait le bonheur et trouva le tourment ?
« Oh ! non ! ne m’aimez pas ! allez où va le monde !
« Adieu ! rien ici-bas ne nous peut réunir !
« Abjurez pour jamais cette amitié profonde :
« J’eus peur d’y croire, hélas ! et de m’en souvenir ! »
II
REGRETS
« Eh bien ! j’avais menti dans mon âme insensée !
« Mon cœur n’était pas mort : il n’était qu’endormi !
« Et quand tu me quittas je devins oppressée,
« Et je redis ton nom comme un doux nom d’ami !
« Oh oui ! j’avais menti dans ma fierté hautaine !
« J’avais des chants d’amour qu’on eût pu ranimer ;
« Et quand je te disais : L’oubli vient et m’entraîne,
« Il est trop tard, va-t’en ! je ne veux plus aimer ;
« Oh ! je ne savais pas qu’une douleur profonde
« M’étreindrait pour jamais en t’éloignant de moi,
« Et que je porterais seule à travers le monde
« Le deuil d’un souvenir qui me ramène à toi !
« Oh ! je ne savais pas que je t’aimais moi-même,
« Et que ton doux regard que j’osais affronter,
« Se graverait en moi comme ta voix suprême,
« Ta voix que jamais plus je ne peux écouter !
« Qu’elle est tendre pourtant ta voix mélodieuse,
« Ta jeune voix tremblante, au souffle inspirateur !
« Je crois l’entendre encor fraîche et mystérieuse,
« Ainsi qu’un pleur divin retomber sur mon cœur !
« Quoi ! j’ai pu t’éloigner pour jamais ! j’ai pu, folle !
« Te dire en souriant un adieu glacial,
« Et ne rien ajouter à ma dure parole,
« Ne rien atténuer de ce mot si brutal !
« Quoi pour jamais enfuie, ô vision sacrée !
« Quoi pour jamais perdue, ivresse de l’aveu !
« Ô vois qui vibre encor dans mon âme éplorée,
« Ô regard dont mon cœur a conservé le feu !
« Tu m’as trop écoutée, et je suis bien punie !
« C’est moi qui l’ai voulu : je ne te verrai plus !
« Ma vie erre sans toi qui me l’aurais bénie,
« Il n’était pas trop tard : ô regrets superflus !
« Oui, je me suis trompée, et pourtant tu m’as crue !
« Pour ne plus revenir tu m’as pu dire adieu.
« La vérité cruelle, hélas ! m’est apparue
« Depuis, dans mon angoisse, entre mon cœur et Dieu !
« Il m’aimait ! il m’aimait ! et j’ai froissé son âme !
« J’ai chassé le rayon qui me venait d’en haut !
« Mais, le voile entr’ouvert, j’ai senti, faible femme,
« Que mon bonheur rêvé mourait dans un sanglot !
« C’était là le parfum répandu sur ma route,
« C’était le cœur aimant envoyé pour mon cœur,
« C’était la foi céleste après les jours de doute,
« La couronne d’élu mise à mon front vainqueur !
« Oh ! si l’immensité n’a pas mis sa barrière
« Entre notre destin violemment séparé,
« Reviens à mon amour, reviens à ma prière,
« Viens voir que j’ai souffert, viens voir que j’ai pleuré !
« Pour te revoir un jour, pour te revoir une heure,
« Te revoir un moment et rétracter l’adieu,
« Oh ! je donnerais tout ce qu’on chérit et pleure,
« Ces beaux jours de jeunesse où l’amour seul est Dieu !
III
CE N’ÉTAIT PAS L’ADIEU !
« Ce n’était pas l’adieu : je t’ai revu, tu m’aines !
« Tous deux sans nous parler nous sommes pris la main,
« Et nos regards tremblants se rencontrant d’eux-mêmes
« Se sont dit : À demain !
« À demain, à toujours ! Dieu mêle nos deux vies !
« Qu’il fasse sombre ou clair dans la nuit de mes jours,
« Que de chagrins plus grands mes peines soient suivies,
« J’espérerai toujours.
« Car dans mes durs sentiers où nulle herbe ne pousse,
« Je n’avais rencontré que cailloux meurtriers :
« À présent j’ai trouvé de frais tapis de mousse
« Pour y poser mes pieds !
« À présent j’ai trouvé la fleur mystérieuse
« Dont le parfum caché vient consoler le cœur,
« Et je l’enferme en moi, confiante et rieuse,
« Comme un baume enchanteur !
« Je ne me souviens plus des angoisses passées,
« Des rêves en débris qui m’accablaient d’effroi ;
« Je ne me souviens plus de mes tristes pensées,
« Puisque tu viens à moi !
« Puisque j’ai reconnu l’âme sœur de la mienne,
« À moitié de la route où j’allais expirer,
« Puisque mon agonie est maintenant la tienne,
« Puisque tu sais pleurer !
« Oh ! cet amour suprême éprouvé par les anges,
« Que le cœur dit au cœur et la main à la main,
« Ne peut finir ainsi que ces amours étranges
« Éteints sans lendemain.
« Dis-le-moi, dis-le-moi ! car je doute sans cesse !
« Avant de t’avoir vu je niais le bonheur !
« Et j’ai besoin encor que ta voix me caresse
« Pour rassurer mon cœur !
« Dis-le-moi, dis-le-moi, qu’à jamais dans la vie
« Je te trouverai là pour croire et pour prier !
« Dis-moi qu’entrelacée à ton âme ravie,
« Tu ne peux m’oublier !
« Vois-tu, si tu venais comme un vient au passage,
« Ramasser une fleur et la perdre en chemin,
« Il faudrait t’infliger le douloureux courage
« De t’éloigner soudain !
« Vois-tu, le cœur se fait à la désespérance ;
« J’ai peur que ton amour ne soit qu’un passe-temps ;
« J’ai peur de mon bonheur plus que de ma souffrance ;
« Réponds, réponds ! j’attends !
« Si tu viens seulement pour resplendir une heure,
« Puis te voiler ensuite et ne plus revenir,
« Fuis, ô ma blonde étoile, avant qu’on ne te pleure :
« On meurt d’un souvenir !
IV
SI ! C’ÉTAIT BIEN L’ADIEU !
« Farewell, Farewell !
« Si ! c’était bien l’adieu : nous avons fait un rêve !
« Tu ne m’as point parlé… je ne t’ai point connu !
« Cet aveu du regard que le silence achève,
« C’était un rêve !!! et nul ne s’en est souvenu !…
« Ta main n’a point pressé ma main emprisonnée…
« Ta voix n’a point tremblé… je n’ai point tressailli !
« Et la foi de ton cœur tu ne l’as point donnée !…
« Tu n’es jamais venu, pensif et recueilli…
« Non, tu n’es pas venu, car tu viendrais encore !…
« Tu n’as jamais aimé puisque tu n’aimes plus !…
« Tu flottais indécis dans ton cœur qui s’ignore,
« Et c’est à l’abandon que tu te résolus !
« Non ! tu n’es pas venu… je me suis abusée…
« Ce regard n’était pas ton regard ; cette voix,
« Ce n’était pas la voix de ton âme embrasée…
« Nous nous sommes tous deux réveillés à la fois !
« Ce que j’avais cru voir, tu n’en fus que l’emblème ;
« Ce que je crus entendre, hélas ! c’était l’écho
« D’une voix inconnue ici-bas : voix suprême
« Dont nous allons porter le mystère au tombeau !
« Ton image a passé, mon idéal me reste !
« Ma pensée a repris son vol interrompu
« Et verse aux pieds de Dieu, comme un parfum céleste,
« Le secret d’un amour dont tu n’as pas voulu !
« Tu ne l’as pas voulu, cet amour ineffable !
« Il fallait à ton cœur, sombre comme la mer,
« D’orageux sentiments qui font l’âme coupable
« Et vouée à jamais au repentir amer !
« Eh bien ! c’est pour toujours ! et sans retour possible !
« Adieu ! j’avais raison dans mon pressentiment !…
« Le doute me criait, implacable, impassible :
« C’est l’épreuve d’un rôle, et son regard te ment !
« Adieu !… le bruit du monde étouffe bien des larmes,
« Les désenchantements pour ton cœur sont légers !
« Morte est notre entrevue et mortes mes alarmes :
« Nous sommes l’un à l’autre à présent étrangers !
« On peut vous rencontrer et vous dire : Je t’aime !
« À genoux, devant Dieu, suppliant et pleurant,
« Puis s’abjurer ensuite, ô trois fois anathème !
« Et passer près de vous comme un indifférent.
« Je ne le savais pas : j’ignorais tant de choses !
« Inhabile au bonheur que je n’espérais plus,
« J’embellis l’âme et crus à des métamorphoses…
« Mes temps d’illusions n’étaient pas révolus !
« Adieu !… tout est fini ! tu n’as rien su comprendre !
« Adieu !… c’était un songe : il est bien expié !
« Il restait un regret que tu devais m’apprendre,
« Je gardais une fleur que vint broyer ton pié !
« Ah ! puisses-tu jamais n’effleurer ce mystère !
« Prends garde à ta pensée et crains le souvenir !
« Il n’est pas deux amours pareils sur cette terre :
« Le sentiment moqué pourrait bien revenir !
« Alors, malheur à toi ! malheur à ton blasphème !
« J’aurai tout oublié, moi que tu fascinas !
« Je renierai ton nom, je ne saurai plus même
« Si je souffris le jour où tu m’abandonnas.
« Adieu ! — Ce mot pour moi ne contient plus de larmes !
« J’ignorais qu’il gardât tant de sérénité,
« Et qu’à le prononcer le cœur trouvât des charmes !
« L’excessive amertume est une volupté ! »
***
Dors ton dernier sommeil, enfant douce et candide !
Celui qui t’a tuée et ne s’en doutait pas,
Court fiévreux au plaisir, seul souci qui le guide ;
Ta tombe ne saurait l’arrêter dans ses pas.
Il était grand seigneur, et toi, pauvre ouvrière,
La curiosité le mit seul à tes pieds.
Ne savais-tu donc pas qu’il est une barrière
Que rien ne peut franchir, entre deux amitiés,
Mème l’essor du cœur, ni l’aile du génie…
Dors ! l’eau d’un frais ruisseau mêle son harmonie
Au murmure plaintif des peupliers des bois ;
Dors ! le doux rossignol prélude avec sa voix,
La nuit a déployé son voile épais et sombre,
Et je suis là qui veille et te parle dans l’ombre.
6 janvier 1855.
LUCIE
***
SOUVENIRS
Il est un beau pays dominé d’un château,
Où l’on a les grands bois et le silence et l’eau ;
Des rumeurs des cités pas un seul bruit n’arrive ;
La Seine s’y repose et, sur la verte rive,
Demeurent balancés d’élégants batelets,
Où tantôt des pêcheurs exercent leurs filets,
Où plus souvent, le soir, s’abandonnant aux brises,
Le rêveur vient bercer ses peines incomprises
Et s’arrête pensif aux saules inclinés.
D’eau tranquille et de bois partout environnés,
Vous goûtez les bienfaits de la belle nature ;
Allez, vous, affligés qu’un mal secret torture,
Y chercher le remède aux cuisantes douleurs.
Fuir l’homme et chercher Dieu, c’est le besoin des pleurs ;
Et, sous l’ombre des bois, Dieu s’appelle espérance.
C’est là que j’ai laissé quelques rêves d’enfance,
Premiers élans au ciel des flots seuls entendus,
Soupirs d’une âme en feu dans les brises perdus.
Là, j’avais ma compagne, un peu ma sœur, Lucie !
Étoile dans mon ciel avant l’aube obscurcie !
Son ombre dans la nuit près de moi vient errer ;
Mais le malheur est là, qu’on ne pout conjurer ;
Mais la réalité sur mes pensers retombe ;
Mon souvenir jamais ne heurte que la tombe.
Dans mon passé, des pleurs ; dans mon présent, l’effroi,
Le découragement… qu’adviendra-t-il de moi ?
À dix-sept ans, que Lucie était belle !
Quels traits divins ! mon cœur se les rappelle :
Elle était pâle, elle avait de grands yeux,
Un vaste front, de longs et noirs cheveux,
Un doux sourire, un air pensif et tendre ;
On vantait son esprit plein d’aimable douceur,
Sa bonté vive et sa noble candeur.
À l’amour vrai si l’on pouvait prétendre,
Qui donc plus qu’elle eût osé l’espérer ?
Qui donc plus qu’elle aurait pu l’inspirer ?
Un jour, tout le village avait un air de fête,
Lucio et moi disions : « Qu’est-ce donc qui s’apprête ? »
On se parait, on courait, on parlait,
Et puis le nom du roi dans les bouches volait.
Il venait, disait-on, visiter notre église :
Déjà naissait un bruit de musique indécise
Par le silence et la brise apporté ;
Bientôt tout prit l’aspect d’une solennité ;
De bancs en un clin d’œil la place fut remplie,
Et la foule attirée en gradins établie.
Comme aux jours de travail, et le dé dans son doigt,
Lucie accourt aussi dans son humble toilette ;
Le bruit devint plus clair, on sonna la trompette,
Puis un immense chœur cria : Vive le Roi !
C’était lui que suivait sa famille nombreuse ;
Je compterais encor les saluts qu’il nous fit,
J’entends encor la reine alors qu’elle me dit :
« Venez auprès de moi, la foule est dangereuse,
« Et les chevaux aussi, l’on pourrait vous blesser. »
Il était difficile, en effet, d’avancer ;
Et je voulais tout voir, et j’étais bien petite.
Nos deux cloches, objet de l’illustre visite,
Avaient donné leurs sons si vibrants et si purs.
Le soleil qui, splendide, avait rempli la voûte,
Déjà s’élevait loin des murs,
Et les chevaux piaffaient sur la route.
On entourait le roi : des pauvres, un moment,
S’étaient agenouillés ; et cet encombrement
Le retenait longtemps au bas de sa voiture ;
Chacun l’accompagnait d’un bienveillant murmure
Dont ses fils jouissaient.
Cependant, à l’écart,
Un prince, hélas ! celui qu’a tant pleuré la France !
Perçait toute la foule avec un doux regard.
Lui, qu’adorait une humble déférence,
Qui donc admirait-il, transporté, palpitant ?
On l’attendait en vain. — Pour qui donc, en partant,
Jeta-t-il un long mot d’une voix vive et forte ?
Sur son cheval si fier dont il bridait l’élan,
À qui donc pensait-il, tandis que triste et lent,
L’œil toujours en arrière, il oubliait l’escorte ?
Le soir, comme on parlait du passage du roi,
Au nom du prince aîné, l’on vit rougir Lucie.
C’est qu’en la regardant toute âme était saisie ;
De sa beauté d’élite on subissait la loi ;
Et cependant, tout bas, en passant auprès d’elle,
On n’avait dit encor que ce mot : « Elle est belle ! »
Jamais un mot d’amour profond et suppliant,
Un de ces mots qui font que l’on tremble en fuyant,
Qu’on mêle un souvenir dans la chaste prière,
N’avait un seul instant abaissé sa paupière.
Sans orgueil jouissant de notre affection,
Son cœur ne connaissait nulle autre émotion :
« Ma bonne mère et toi, de belles fleurs, un livre,
« Voilà ce qu’il me faut, disait-elle, pour vivre. »
Puis elle m’emmenait, le soir, près des buissons,
Aimante, et me chantant les plus tendres chansons.
Oh ! pourquoi cette paix lui fut-elle ravie ?
Pourquoi ce voile noir couvrant sa jeune vie,
Alors que belle encor, mais folle de douleur,
Son cœur noble expiait une trop douce erreur !
Joyeuse, en fin corsage, avec les jeunes filles,
Elle aimait à paraître au milieu des quadrilles ;
Elle dansait une heure et puis s’en revenait ;
L’une ou l’autre à son tour chez nous la ramenait.
La danse la perdit.
Depuis plusieurs dimanches,
Un homme, beau comme elle, et de manières franches,
Un peu brusques peut-être (elle ne le vit pas),
La regardait épris et suivait tous ses pas.
Il se trouvait en tiers parmi ses causeries ;
Alors que fatiguée elle échappait au bal,
La poursuivant toujours, lui, sombre esprit du mal,
Allait troubler de peur ses longues rêveries.
Elle semblait le fuir, mais en parlait chez nous :
En regard attentif l’aurait vue oppressée,
Alors qu’elle semblait combattre une pensée.
Une fois, il lui dit : « Pourquoi me fuyez-vous ? »
Et soudain ses grands yeux se remplirent de larmes.
Ah ! voilà de l’amour les redoutables armes !
Elle eût souri d’un mot prétentieux :
Mais la pitié l’arrêta, défaillante ;
Elle vit un regard qui fit baisser ses yeux,
Une main prit sa main, une voix suppliante
Lui dit : « Je t’aime, et toi, veux-tu m’aimer ? »
Premier rêve du cœur, oh ! comment te nommer !
Premier trouble d’une âme où s’inclinent les anges,
Aveux, craintes, bonheur, pressentiments étranges !
Faiblesse et dignité, passions et vertus,
Quel mystère êtes-vous dans nos seins combattus ?
Lucie essaie un mot, sa voix est impuissante ;
Sa main libre à son front est froide et frémissante ;
Les yeux levés au ciel elle cherche un appui,
Car soudain, devant elle, un nouveau monde a lui.
Il est d’autres concerts que les chants dans les plaines :
L’amour, le dévouement, comme deux sources pleines
Où la force du cœur se puise abondamment,
Murmurent auprès d’elle un cantique entrainant.
Mais la ferveur pieuse en son sein ressuscite ;
Elle pense à sa mère, elle prie, elle hésite.
Amour ! vie et parfum des cœurs pour d’autres cœurs,
Ton charme pur l’éveille, elle saura tes pleurs.
Un effort s’accomplit dans cette âme si sainte ;
Et, dégageant sa main d’une brûlante étreinte,
« Oh ! dit Lucie enfin, non !… ne me parlez plus ! »
L’habitude a guidé ses pas irrésolus ;
Elle revient tremblante, il est tard, on s’alarme,
Dans ses yeux égarés brille encore une larme ;
Mais à sa pauvre mère elle ne répond pas.
« Je n’ai rien, — laissez-moi, — nous dit-elle tous bas
Deux ans se sont passés : Lucie est plus rêveuse ;
Elle évite le bal et la voix dangereuse
Dont les larmes un soir ont décidé son sort.
Sa joue est quelquefois d’une pâleur de mort.
Plus de chants, plus de fleurs, plus de sourires même !
Elle souffre en silence, elle est vaincue, elle aime.
Enfin il vint un jour de doux épanchement,
Où Lucie à sa mère avoua son tourment :
« Qu’une main avait pris, un soir, sa main tremblante,
« Et qu’un regard profond, et qu’une voix brûlante,
« Avaient ému son âme en parlant à son cœur :
« Que depuis ce soir-là, la crainte et le bonheur
« Se partageaient ses nuits. »
— « Pauvre enfant ! dit la mère,
« Va, reste auprès de nous dont l’amour est sincère ;
« Car lui ne t’aime pas ; je sais tout, j’attendais
« Le récit douloureux qu’ingrate tu gardais.
« Que te manque-t-il donc ? que faut-il à ta vie,
« Pour vouloir nous quitter si tôt, libre et ravie ?
« S’il en eut été digne, oh ! je l’aurais aimé ;
« Je lui dirais : Mon fils ! — Mais son cœur est fermé.
« C’est un homme brutal qui rit de l’innocence,
« Qui d’inspirer le mal a l’indigne puissance,
« Et pour l’ange déchu demeure sans pitié.
« Enfant, comme une fleur qu’écraserait son pié,
« Il briserait bientôt ton existence morte.
« Son âme est avilie, il faut le fuir, sois forte ! »
Mais rien ne peut guérir, quand l’amour est profond,
Les blessures du cœur que les regards se font.
Lucie a voulu fuir : un charme la rapproche
De lui, qui, chaque soir, dans son amer reproche,
Lui dit : « Tu veux ma mort : Eh ! bien je me tuerai !
« Mais spectre errant, va, je me vengerai ;
« Je reviendrai, la nuit, t’épouvanter en songe ;
« L’amour, pour toi, n’est-ce donc qu’un mensonge ?
« Vois mon égarement, quand tu ne souffres pas ! »
Deux mois plus tard chacun hâtait le pas
Pour admirer, dans l’église remplie,
Lucie en mariée, heureuse et plus jolie.
Lui semblait triomphant ; mais la mère pleurait :
Le bonheur lui semblait moins sûr que le regret.
Ce fut deux jours après le mariage
Que je quittai pour longtemps le village.
Hélas ! quand j’y revins !
Non ! jamais le tableau
Que va représenter mon fidèle sanglot,
Larme de sang qui sur ces pages tombe,
Dussé-je encor cent ans solliciter la tombe,
Ne quittera mon cœur :
Lucie a vingt-deux ans :
Dans ses bras amaigris sont deux petits enfants ;
Au bord de l’eau, sur une pierre assise,
On voit qu’elle combat contre une horrible crise ;
Plus d’espérance au front, de feu dans les regards !
Sa belle tête penche, et ses yeux sont hagards.
Un étrange frisson, un douloureux sourire,
Rident sa lèvre pâle où la mort se respire.
Je sortais du bateau ; de loin je l’aperçois,
J’accours : — « Qu’as-tu ? lui dis-je.
— « Ah ! tu le vois,
« Dit-elle avec effort… tu le vois, que je souffre !
« Tous m’ont abandonnée, et lui, ne m’aime plus ! »
Désespoir, mort du cœur ! oh ! plus effrayant gouffre
Que les gouffres des monts, des pieds inaperçus !
Tout s’y brise et s’y perd ! la rieuse jeunesse,
Que l’avenir long et brillant caresse
Et l’ardente pensée, et l’âme aux bruits divins !
Auprès d’un bois peuplé de murmurants sapins,
Est un lieu visité par la seule prière ;
C’est de deux petits bourgs le commun cimetière,
Lucie est là.
Quand la peine a passé,
Quand l’esprit est muet et le cœur oppressé,
Si vous venez un jour admirer mon village,
Allez vers les tombeaux, pieux pèlerinage !
Sur une blanche croix votre œil s’arrêtera,
Et, des pleurs dans la voix, chacun vous apprendra
Que sous la tombe aux nombreuses couronnes,
La terre un jour s’ouvrit profondément,
Pour engloutir une superbe enfant ;
Qu’interrompant ses hymnes monotones,
Le vieux curé, que la foule entourait,
S’appuyait contre un arbre et plus que tous pleurait.
Et puis, ne cherchez plus dans mes souvenirs mornes :
Le rire à la fin cesse, et la joie a ses bornes ;
Le mal léger d’un jour s’apaise et s’engourdit ;
Mais la douleur profonde avec le temps grandit,
Et rien en moi ne répond que les larmes !
Et pourtant la nature étale ses doux charmes ;
Et j’ai parlé de bois, d’eau limpide et de fleurs,
Et pourtant mon cœur bat !
Coulez longtemps, mes pleurs !
Héricy-sur Seine, 1847.
MADELEINE
Avec sa joie, avec sa peine,
Avec ses chants et ses soupirs,
Voici ma tendre Madeleine,
Le plus cher de mes souvenirs.
Reliez dans votre mémoire
Ces manuscrits que j’ai trouvés,
Et vous aurez sa fraîche histoire
Dans ces fragments inachevés.
I
Oh ! oui, je serai là, toujours active et tendre,
Souffrant de tes douleurs et souriant pour toi !
Tes plus muets soupirs, je saurai les entendre :
Ce qu’éprouve ton cœur a son écho dans moi !
Plus de chants ! je veux vivre attachée à ta peine ;
La brise effleure en vain mon front jeune et rêveur :
Je veux être à tes pieds l’aimante Madeleine,
La Madeleine du Sauveur !
Mon âme t’est connue, et tu sais qu’elle est forte :
Comme elle sait t’aimer, elle saurait souffrir !
Laisse donc tes fardeaux pour que mon cœur les porte,
Laisse-moi tes chagrins dont je veux me nourrir !
De précoces regrets mon enfance fut pleine ;
En m’oubliant pour toi j’ai trouvé le bonheur :
Je veux être à tes pieds l’aimante Madeleine,
La Madeleine du Sauveur !
Tout ce dont le cœur bat, religion, génie,
Ce qui fait le regard perdu dans le ciel bleu,
Tout ce qui gran lit l’âme à l’idéal unie,
Sagesse, extase, gloire, amour pur dit à Dieu !
Ce qui donne à nos fronts une fierté soudaine,
Tout rêve se résume au rêve de mon cœur :
Je veux être à tes pieds l’aimante Madeleine,
La Madeleine du Sauveur !
Que le ciel resplendisse et que l’onde murmure,
Mon hymne désormais sera mon dévouement !
Je ne verrai plus rien dans l’immense nature
Que ton œil assombri d’un incessant tourment.
Liée à tes destins, que ta tombe me prenne !
Pourquoi vivre ? à quoi bon, sans but consolateur ?
Je veux être à tes pieds l’aimante Madeleine,
La Madeleine du Sauveur !
II
Je croyais autrefois que je pouvais t’aimer,
T’aimer sans ton amour, t’aimer sans te le dire ;
Je croyais que te voir aurait pu me suffire ;
C’était là mon seul vœu : te voir ou te nommer !
Je recueillais les mots de ton indifférence,
Et j’y rêvais tranquille, insoucieuse enfant !
Ah ! pourquoi n’ai-je plus la candide ignorance
Qui nous laisse au bonheur dont rien ne nous défend !
Je ne rougissais pas quand d’ardentes paroles
Trahissaient d’autres cœurs les sentiments pour toi ;
Je t’aurais répété ces douloureux symboles,
Heureuse de t’en voir heureux auprès de moi !
Maintenant tout a fui ; je sais trop mon angoisse…
Lorsqu’une autre te parle, un doute étreint mon cœur,
Je ne crois plus alors qu’à tout ce qui me froisse,
Je crois à mon amour, je crois à ma douleur !
Une larme toujours au bord de ma paupière,
Dans ma tremblante voix un déchirant regret,
Mon front penché, mon front que je portais si fière,
Tout, dans ma sombre peine, oh ! tout te l’apprendrait !
Dédaigneux de l’hommage et dédaigneux de l’homme,
Dieu reçoit tous nos vœux : comme un dieu je t’aimais !
Mais ce n’est plus assez qu’absent mon cœur te nomme,
Te voir indifférent c’est trop peu désormais !
Que dis-je ? c’est assez pour clore enfin ma vie !
Ah ! pourquoi de mes maux voiler la profondeur ?
Alors qu’un mot de toi faisait ma seule envie,
Je n’avais pas encor gémi sur ta froideur.
Qu’ai-je donc arraché du secret de mon âme ?
Taisez-vous, vains sanglots ! mourez, élans de feu !
Qu’en votre sein, Dieu bon ! périsse mon aveu !
J’aimerai comme un ange et non comme une femme.
III
Va ! tu peux dans la vie affronter les tristesses !
Tu portes sur ton cœur un talisman sacré.
Parmi tant de rivaux qui briguaient mes tendresses,
Seul tu fus adoré !
Le bonheur, a-t-on dit, donne une paix profonde,
Une sérénité qui défierait la mort.
Va donc, joyeux et fier, le front haut dans le monde,
Et bénissant ton sort !
Le souvenir divin d’un amour ineffable
Est un riant soleil dont l’homme est caressé,
Et qui fait sur ses jours de peine inévitable
Rayonner le passé.
Ah ! que j’eusse donné de mes jours de tourmente,
De mes biens, si les biens fussent montés à moi,
Pour être un seul moment parmi ma vie errante,
Aimée ainsi que toi !
IV
Ma fierté s’abusait : j’avais cru qu’offensée,
Mon dédain deviendrait semblable à ton dédain ;
L’indifférence enfin dégageait ma pensée,
Ma bouche était riante et mon regard serein.
Comme d’un sein ouvert la main arrache une arme
Le remords déchirait mon cœur pour le guérir ;
J’en avais arraché ton nom, sans une larme !
Sans pressentir qu’un jour il m’en faudrait mourir.
Mais le calme est menteur lorsque l’âme est profonde,
Le sentiment survit au courage envolé :
Bientôt s’éteint l’espoir que l’illusion fonde,
On s’écoute souffrir, plus seul, plus désolé.
Notre vie est liée au secret qui l’épure :
Quiconque se croit fort n’est que présomptueux.
Le souvenir renait et rouvre la blessure
Dans mon cœur épuisé d’efforts infructueux.
Ah ! puisque je n’ai pu déraciner ma peine,
Et puisque non regret sanglote encore en moi,
Je souris à ce mal qui vers toi me ramène,
Je chéris ma douleur, qui me parle de toi !
Que pourrait ton dédain et que pourrait le monde ?
Tout noble sentiment est émané des cieux.
Il n’est qu’un but sacré dans mon cœur que Dieu sonde :
Désintéressement et dévouement pieux.
Je t’aime pour t’aimer et non pour que tu m’aimes !
T’ai-je jamais parlé de mon déchirement ?
J’ai su trouver en moi deux ressources suprêmes :
L’amour du sacrifice et de l’isolement.
Ne me regarde pas ainsi : j’ai peur, hélas !
J’ai peur de trop penser à toi dans le silence ;
J’ai peur de trop souffrir un jour de ton absence ;
J’ai peur… J’ai peur de moi : ne me regarde pas !
VI
Ne fais pas semblant de m’aimer,
Je pourrais tomber dans le piège
Et, malgré moi, m’accoutumer
À ce décevant sortilège.
Loin des surprises laisse-moi,
Calme sous ton indifférence,
Rêver mon rêve absent de toi
Et m’abîmer dans mon silence !
VII
Pourquoi t’ai-je connu ? pourquoi ma route sombre
S’est-elle illuminée un jour de ton regard ?
Pourquoi n’ai je pas fui ce mirage où je sombre ?…
Je le pouvais hier : aujourd’hui c’est trop tard !
VIII
Dans mon regard tes yeux se sont posés
Et dans un rêve un jour nous nous parlâmes :
Rappelle-toi ce rêve de nos âmes,
Quand nos cœurs se seront brisés !
Rappelle-toi, quand viendront les tristesses,
Ce fugitif sourire du bonheur ;
Et laisse errer un mot consolateur
Sur tes plus intimes détresses.
Peut-être, à l’heure où tu rappelleras
De ton passé la vision suprême,
Elle, peut-être, y songera de même,
À l’heure où tu te souviendras !
Avoir un jour respiré dans un autre
Tous les parfums émanés de son cœur,
Avoir béni sa joie ou sa douleur,
Quel rêve ! Un jour ce fut le nôtre !
IX
Oh ! laissez-moi toujours vous dévoiler mon âme,
Oh ! laissez-moi toujours vous parler comme à Dieu !
À vous les chants rêveurs et les élans de flamme
De ma pensée en feu !
À vous mon cœur ardent, vieux avant les années,
Cœur abattu, mais fier, où vous lirez des pleurs !
Il veut, lui qui rêvait les hautes destinées,
Une tombe et des fleurs.
Pourtant il vibre encore au grand mot de génie !
Étude, art, dévouement, patrie, et toi, vertu !
Tu fais encor divins mes rêves d’insomnie,
Mon regret est vaincu !
Ce qu’en moi Dieu fit noble existe-t-il encore ?
Ô cieux éblouissants, à montagnes, ô mer,
Vous saurez donc un jour le feu qui me dévore
Sous mon précoce hiver !
Ces enivrants transports m’ont fait braver la haine,
Ils donnent de la force aux cœurs calomniés ;
Pourtant ils ne sauraient triompher de ma peine
Si vous m’abandonniez !
Si vous n’entendiez plus la voix de ma prière,
Mon front pur dans mes mains comme un front dégradé,
Je dirais à mon Dieu : Rends mon corps à la terre,
Mon calice est vidé !
Oh ! laissez-moi toujours vous dévoiler mon âme,
Oh ! laissez-moi toujours vous parler comme à Dieu !
À vous mes chants ailés, à vous mon cœur de femme
Et ma pensée en feu !
X
Aux arbres que le vent secoue,
Au flot qui roule en murmurant,
Aux monts élevés où se joue
Le reflet du jour expirant ;
À la lune, à la blanche étoile,
À la fleur sur le vert gazon,
Que le ciel rayonne ou se voile,
Je dis son nom !
À ceux qu’un poids divin oppresse,
Altérés du bonheur de tous,
Qu’au matin l’on flatte, on caresse,
Qu’au soir l’on destine aux verroux ;
À ceux-là, pauvres fous sublimes,
Qui n’encensent que la raison,
Du génie illustres victimes,
Je dis son nom !
Oh ! surtout aux fronts pleins d’extase,
Oh ! surtout aux cœurs pleins d’amour,
À ceux qu’un feu secret embrase
Et que blesse l’éclat du jour ;
À ceux qui n’ont plus d’espérance
Et qui, brisés, disent : Pardon !
À la Prière, à la Souffrance,
Je dis son nom !
XI
Tu m’as demandé de l’amour,
Pour ton âme tu veux mon âme,
Comme il faut au déclin du jour
Un long et doux rayon de flamme !
Tu veux comme un ami vainqueur
Et mes larmes et mon sourire :
Toi qui sans cesse oses le dire,
Mon cœur est donc cher à ton cœur ?
Il est donc vrai que ma parole,
Tendre et toujours pleine de pleurs,
Possède un charme qui console
Le lourd secret de tes douleurs !
Il est donc vrai que dans la mienne
Ta main tressaille, et que tu veux
Qu’à genoux je lise en tes yeux
Des aveux dont je me souvienne !
XII
Si tu le peux porter avec ses lourdes peines
Ce cœur, troublé toujours et jamais rassuré,
Ce cœur si fatigué de tant d’amitiés vaines,
Si tu le peux porter, je te le donnerai !
Si tu le peux porter ! oh ! oui, je te le répète,
Car la vie a lassé mon plus ferme vouloir,
Et je marche accablée, et j’ai l’âme inquiète,
J’écoute sans entendre et regarde sans voir.
Si tu peux ajouter à tes propres misères
Celles que je me tais et que tu comprendras,
J’ouvrirai ma pensée aux pages toutes claires,
Et, sans me dire un mot, pour toi seul tu liras !
XIII
Ce cœur si contenu dans sa fierté profonde
Un seul jour débordant, un seul jour ayant foi,
Et croyant jeter l’ancre en pleine mer du monde,
Ce cœur tout fatigué vint s’abattre sur toi !
Comme fait un blessé qui jette son armure
Et qui tombe, attendant qu’on l’aille secourir,
Hélas ! lui, jusqu’ici résigné sans murmure.
Il brisa son silence et se laissa souffrir !
Il t’ouvrit sa pensée aux pages toutes claires,
Personne dans ce cœur comme toi n’aura lu.
Et toi, tout attendri, parlant d’amitiés chères,
Le repoussant bientôt tu n’en as plus voulu.
Et l’ancre a dérivé qui s’était cru fixée,
Et ce cœur orageux replongé dans les flots
À repris sa souffrance et l’a cadenassée,
Et l’abîme infini qui le couvre s’est clos !
XIV
Va ! ne te souviens plus, je te rends tes promesses !
Jamais plus ici-bas nous ne nous reverrons :
Ton cœur s’est repenti de son rêve d’ivresses,
Il a brisé l’image où se liaient deux noms.
Ce n’était pas l’amour ! Jamais plus en silence
Nos regards ne diront le mot qui les charmait :
Le réveil a dicté ton éternelle absence,
Ton âme a renié l’autre âme qui t’aimait.
Ce n’était pas l’amour ! Jamais plus enlacées
Nos mains ne s’uniront pour se parler tout bas ;
Jamais plus ne luiront à travers tes pensées
Les souvenirs d’un jour qu’ont refoulés tes pas.
Le réveil te soit doux, moi, j’aimais mieux le songe !
Le bonheur dans l’oubli, pour moi c’est le regret ;
Et je garde en mon cœur le douloureux mensonge
Où vit toute ma vie au fond de mon secret !
XV
Puisque tu n’en veux pas de cette âme qui t’aime,
Laisse-la se fermer pour ne plus se rouvrir ;
Laisse-la dans son ombre et dans son deuil suprême,
Achever de mourir !
Oh ! qu’elle avait pourtant d’austères confidences
À verser dans le cœur qu’elle s’était élu !
Et qu’il eût été pur ce secret de souffrances
Dont tu n’as pas voulu !
C’est bien : parmi le monde il est bien d’autres femmes,
Il est bien d’autres cœurs du dévouement épris !
D’autres brillants regards te renverront leurs flammes
Et seront mieux compris !
Qu’importe s’il te manque un écho de toi-même,
À travers ce tumulte et ces plaisirs fiévreux !
Puisque tu n’en veux pas de cette âme qui t’aime,
Oublie, et sois heureux !
XVI
Je ne veux plus aimer : l’amour a trop de larmes !
Mais pourquoi donc ce rêve et ce long souvenir ?
Pourquoi donc tristement ressonger avec charmes
À ce doux entretien qui n’eût pas dû finir !
XVII
Qui ? moi ! ne plus t’aimer ! moi ! n’être plus tremblante,
Ne plus devenir pâle en t’entendant nommer ?
Ne plus sentir le trouble en mon âme brûlante !
Moi ! qu’ont-ils dit, mon Dieu ! puis-je ne plus t’aimer ?
Puis-je de ma pensée arracher ton image ?
Avant de t’oublier j’aurais oublié Dieu.
Ton nom, c’est ma piété, c’est l’immortel langage
Qui monte de mon cœur jusqu’aux sphères de feu.
Parce que la fierté m’a faite impénétrable,
Ceux qui raillaient d’abord se sont trompés sur moi ;
Toi seul as le secret de mon rêve ineffable :
Quand le monde me croit à lui, je suis à toi !
Oh ! la souffrance à deux, le dédain de la foule,
Les longs soupirs du cœur dans un autre entendus !
Oh ! l’infini divin qui dans nous se déroule,
Quand tout horizon manque aux regards éperdus !
Quand l’âme ne vit plus que dans l’âme adorée,
Quand tout bruit d’ici-bas en vain frappe nos sens,
Que nous croyons saisir la vision sacrée
Que poursuivaient jadis nos efforts impuissants !
J’ai fait depuis longtemps mes adieux à la terre ;
Pourquoi de ces rumeurs me poursuivre toujours ?
Importuns que j’ai fuis, laissez-moi solitaire,
Et ne mesurez pas mon culte à vos amours.
Ce monde qui s’étonne et qui nous calomnie,
Croit-il que je renonce à ce qu’il ne sent pas ?
Que mon cœur débordant d’une ivresse infinie,
Peut renverser la coupe ou peut s’en montrer las ?
Ô flots grondants de l’âme, ô céleste mystère,
Vestige de grandeur, de l’Eden emporté !
Divin bonheur d’aimer, seul bonheur de la terre,
Gage et pressentiment de notre éternité !
Tu n’as pas un regret, rien qui ne m’appartienne,
Ta vie avec ma vie est liée à jamais ;
Tes tourments sont les miens, ta souffrance est la mienne :
J’ai mérité ce droit que seul je réclamais.
Oui, le droit de souffrir lorsque ton âme souffre,
Et de revendiquer l’infortune pour moi !
Lorsque ta jeune vie était belle et sans gouffre,
Je ne demandais pas d’être heureuse avec toi.
Mais, quand l’heure a sonné, j’ai voulu te comprendre :
Pour panser ta douleur j’ai fait douce ma main ;
Où tu devais passer j’ai couru pour répandre
Les parfums de mon cœur tout le long du chemin.
Oh ! moi ! ne plus t’aimer ! qui donc a pu le dire ?
Rien n’est beau, rien n’est bon pour mon âme sans toi,
Et pour que je sourie il me faut ton sourire !
Quoi ! vivre pour moi seule ! oh ! ne plus t’aimer, moi !
Il pleut de ton regard dans le mien tant de flamme,
Ton cœur a pour mon cœur tant de secrets divins,
Que j’écoute chanter le bonheur en mon âme,
Comme on écoute aux cieux l’hymne des séraphins.
Le jour où d’autres noms, brillants fleurons du monde,
Rendraient, fascinateurs, mes vœux irrésolus,
Qu’on apprête à l’écart une tombe profonde :
Mon cœur serait éteint si je ne t’aimais plus !
XVIII
Je veux bien m’efforcer d’être calme et paraître
N’étouffer ni regret, ni pénible soupir ;
Je veux bien me dompter, mais je ne veux pas être
Toute seule à souffrir !
Je veux bien, tour à tour souriante et songeuse,
Du malheur de t’aimer faire mon plus grand bien :
Mais mon cœur veut sentir sous ta paix courageuse
Ton mal égal au mien !
XIX
Tu viens de passer tout près d’elle,
Son voile seul vous séparait :
Et dans l’air qui vous entourait
Tu n’as pas senti d’étincelle !
Rien dans ton cœur ne t’a crié :
C’est elle ! et ne t’a troublé l’âme !
On peut donc respirer la flamme
Et n’être pas incendié !
Quand le souvenir t’y ramène,
Oh ! quelquefois ressonges-tu
Au silence qu’elle a voulu ?…
Si peu de bruit pour tant de peine !
XX
Le saura-t-il jamais tout ce que dans mon âme
S’est étouffé de pleurs, refoulé de sanglots ?
Sait-il ce qu’a souffert mon triste cœur de femme
Où tant de rêves chers sont morts à peine éclos ?
N’aura-t-il jamais lu dans ma sombre paupière ?
Mon sourire a-t-il pu lui paraître joyeux ?
Si devant lui bientôt passe ma froide bière,
Ne sentira-t-il pas une larme à ses yeux ?
Il ne trouvait donc pas que ma voix était tendre ?
Il n’a donc pas compris à quel point je l’aimais ?
Ah ! ce que j’aurais fait s’il avait pu m’entendre,
Le saura-t-il jamais !
Non ! il ne saura pas mon amour et ma peine !
Au fond de mon sourire il n’a pas vu mes pleurs.
Si quelquefois sa main a tremblé dans la mienne,
C’était distraction : son âme était ailleurs !
Me voyant tous les jours active et courageuse,
Sans lui parler jamais de mes propres tourments,
Il s’est dit dans son cœur : Oh ! comme elle est heureuse !
Et je suis là toujours, cherchant à tous moments
Ce que je puis tenter pour lui qui m’abandonne ;
Pour lui le monde a su qu’à tout je me soumets :
Lui seul par qui je meurs, mais à qui je pardonne,
Ne le saura jamais !
XXI
Je déshabituerai mon cœur et ma pensée
De cet ingrat amour dont j’ai l’âme lassée ;
C’est trop longtemps souffrir, c’est trop longtemps rêver,
Il est temps d’être fort et de se relever.
C’est bien assez tromper d’espérances menteuses
Cet idéal besoin d’impossible bonheur ;
C’est bien assez errer à ces clartés douteuses !
De cet ingrat amour désabusons mon cœur.
Seule, seule toujours ! eh bien ! pourquoi ces plaintes ?
La mort est à coté de ce chemin désert ;
La mort a bien aussi de suprêmes étreintes,
La mort est un abîme où la douleur se perd.
Ah ! l’on enfermera pour jamais sous la tombe
Tant d’infinis élans de confiant amour !
Sans un mot de regret c’est ainsi que je tombe !
C’est ainsi que la nuit vient m’arracher au jour !
J’ai follement donné ma vie avec mon âme,
J’ai follement aimé qui ne m’aima jamais !
Et voilà qu’en retour d’une immortelle flamme,
En retour des trésors qu’en mon sein j’enfermais ;
En retour des secrets de tendresse ineffable,
Des dévouements profonds d’un esprit éperdu,
Le dédain accablant, le dédain implacable
M’attendait sur ma route et, seul, m’a répondu.
C’est bien : le terme est près ! que la tombe me couvre !
Meurs, ô mon âme en feu ! meurs, ô cœur dédaigné !
Meurs, ô sombre regard ! que nul pleur ne te rouvre !
Dompter ainsi son mal, c’est être résigné.
Je déshabituerai mon cœur et ma pensée
De cet ingrat amour dont j’ai l’âme lassée ;
C’est bien assez souffrir, c’est bien assez rêver :
Il est temps d’être fort et de se relever.
XXII
Quand le silence irrévocable
S’est fait sinistre sur deux cœurs,
Sait-on quels spectres ravageurs
Passent dans l’air qui les accable ?
L’adieu n’est jamais absolu,
Quelque éternel qu’il nous semble être.
Parce qu’un jour on l’a voulu,
On n’étouffe pas tout son être.
L’oubli n’a que de courts sommeils
Agités de fréquents réveils,
On n’éteint qu’un temps sa pensée :
Et l’âme, comme une insensée,
S’incruste à ce qui l’a blessée !
***
ÉPILOGUE
Comme ses sœurs inconsolées,
Jobbie, Henrietta, Lucy,
Anges enfants, femmes voilées,
Comme Blanche, grande âme aussi,
Madeleine, ma plus aimante,
Longtemps a vécu parmi nous :
Sa voix était frêle et charmante,
Son regard était humble et doux.
Paris, 1850.
L’INNOCENTE
***
I
La nuit au grand dôme étoilé,
La nuit a des splendeurs divines ;
Les monts au sommet dentelé
Semblent protéger les collines
Aux sombres ravins murmurants ;
Un voile de gaze légère
Sur les horizons transparents
Parsème sa blanche poussière
Au-dessus du lac endormi.
La brise harmonieuse arrive ;
L’étoile scintillante et vive
Se réfléchit dans l’infini.
Quelle calme magnificence,
Quelle profondeur de silence !
La lune au profil argenté
Promène son regard de reine
Et sa paisible majesté
Parmi la nature sereine.
Ô calme inspirateur, ô soir majestueux,
Ô prestige lointain des bois et des flots bleus !
Pourquoi dans cette paix et ce profond bien-être
Ces tourmentes du cœur que rien ne peut soumettre ?
Pourquoi trouver toujours, quels que soient nos chemins,
Un être qui gémit, loin des regards humains ?
Il semble que tout manque où manquerait une âme,
Et nous trouvons partout l’élégie ou le drame.
C’est ainsi qu’au tableau, teint des couleurs du ciel,
Se mêle l’orageux horizon du réel ;
Sous les rideaux lointains du lointain paysage
Un témoin apparait, blême et triste visage.
II
En effet, le drame était là,
Le drame déchirant et sombre ;
Un mystère se déroula
À quelques pas de moi dans l’ombre.
Une femme au corps souple et fier
Chantait une chanson plaintive ;
L’écho se prolongeait dans l’air
Comme un bruit de plus à la rive.
« Êtes-vous mon bel amoureux ? »
Disait le refrain fantastique ;
Et le chant montait douloureux
Comme la voix d’un vieux cantique.
C’était une folle : elle avait,
Dans les jours où son cœur rêvait,
Cru trouver une âme pareille
À son âme fraîche et vermeille.
Comme on aime quand un cœur pur
D’un autre cœur se croit bien sûr,
Elle avait aimé, la pauvre âme,
Avec sa tendresse de femme
Et son esprit humble et charmé,
Un cœur qui n’a jamais aimé.
La pâle échevelée aux paroles étranges,
Elle était belle alors, belle comme les anges.
Elle avait de grands yeux, noirs et doux cependant ;
Un long regard parfois triste, toujours ardent ;
Ses blonds cheveux couraient sur ses épaules fines,
Son rire étincelait plein de grâces divines.
Frêle et majestueuse en son chaste maintien
On eût dit à la voir un sylphe aérien.
Blanche et toujours voilée elle marchait sereine
Répandant autour d’elle une clarté soudaine.
Grande, élancée et svelte avec un pas léger,
Aux apparitions elle faisait songer,
Maria, Maria qu’as-tu fait, ô Marie,
De cette grâce hier vierge, aujourd’hui flétrie ?
« Ont-ils vu mon bel amoureux,
« Ceux-là qui se parlent entre eux ? »
Et puis, avec ce charme et cette beauté fière,
Nul n’avait plus d’esprit, nul ne savait mieux plaire ;
Comme on aimait la voir on aimait l’écouter,
Celui qui l’entendait n’eût pu lui résister :
C’était une sagesse à l’éloquence unie
Qui faisait une tendre et secrète harmonie,
C’était une musique, une caresse au cœur,
Comme un écho du ciel dans son parler rêveur.
De même qu’elle était l’amour de tout le monde,
Elle en était l’orgueil, la belle vierge blonde :
De là vint le danger, c’est là qu’était l’écueil,
Et ce n’est pas d’amour qu’on l’aima, c’est d’orgueil.
Que de cœurs sont absents de serments pleins de flamme !
L’esprit de l’homme est loin de l’âme de la femme…
« Il était mon bel amoureux :
« Si loin, si loin est-il heureux ? »
III
Lui qui la subjugua si vite
Et qui pas un jour ne l’aima,
Lui dont le froid regard l’évite,
Lui cependant qu’elle charma,
C’est cet indifférent que vous verrez sourire
Au moindre mot touchant que vous irez lui dire :
Il a beaucoup d’esprit, mais il n’a point de cœur.
Si cet esprit est ferme, il est aussi moqueur ;
Et de son cœur glacé l’indulgence est absente
Pour ce qu’il ne sent pas et ne veut pas qu’on sente.
Il se laissa pourtant aimer, me direz-vous ;
Il se fit suppliant, persuasif et doux :
Ce n’était pas l’amour, c’était bien autre chose !
Voyez comme aujourd’hui froidement il en cause !
« Quand viendra mon bel amoureux,
« Mon bel amoureux aux yeux bleus ? »
Il est beau comme elle était belle ;
Un peu de ce qu’on aime en elle
Se retrouvait auprès de lui.
Il conserve encore aujourd’hui,
Dans son air d’exquise noblesse,
Cette élégance enchanteresse
Qui charmait instinctivement ;
Ce regard dur peut être aimant ;
Cette voix qui s’est dominée,
Cette voix est passionnée
Quand il le faut, quand il le veut.
Selon son jour, selon son jeu,
Il est tout ce qu’il veut paraître :
Il est amant comme il est maître.
« Ramenez mon bel amoureux
« J’ai là, j’ai là de ses cheveux. »
Il donna son esprit, elle donna son âme ;
Et lui, l’homme puissant, elle, la faible femme,
Tous deux, elle entrainée et l’autre s’observant,
Elle à lui, l’autre à rien, mais de loin la suivant,
Ils s’unirent ainsi que s’unissent les âmes,
Et leur vie avait l’air d’avoir les mêmes trames.
L’ivresse fut rapide, et le réveil fut prompt :
L’angoisse qui suivit, quels mots la dépeindront ?
Un jour qu’agenouillée aux pieds de son idole
Elle lui répétait sa divine parole,
Lui, se levant soudain, fatigué d’un tel jeu,
Se moqua de la femme et de ses mots de feu ;
Et dévoilant enfin sa nature première,
Le dédain répondit à la tendre prière.
« Quand parlait mon bel amoureux,
« Ses grands yeux bleus brûlaient mes yeux. »
Alors une souffrance inexprimable, affreuse,
Cloua sans mouvement la pauvre malheureuse.
Ce foudroiement subit, cette immobilité
Déconcertait l’ingrat, qui fuit épouvanté.
Mais bientôt dans un rire arrive une parole,
C’est un mot de blasphème : hélas ! Marie est folle !
« Quand venait mon bel amoureux,
« Je voyais s’entr’ouvrir les cieux. »
IV
Depuis ce jour dans la montagne,
À pas pressés, seule, elle gagne
Les rochers les plus escarpés.
Du hâle et du soleil frappés
Ses traits ont une couleur dure ;
La bise dans sa chevelure
Souffle, et l’éparpille au hasard ;
Ses grands yeux vides de regard,
Sa chanson brève qui désole,
Cherchent partout, la pauvre folle,
Qui ne lui répondra jamais !
Quand la nuit descend les sommets,
Sans peur, sans que rien l’effarouche,
Elle est là, le rire à la bouche,
Demandant son bel amoureux.
L’éclair peut déchirer les cieux,
La foudre rouler sur sa tête,
Rien ne l’émeut, rien ne l’arrête.
Au fond des plus sombres sapins,
Au bord des plus profonds ravins,
On la voit hardie et glissante,
Et chacun dit : « C’est l’Innocente ! »
« Viendra-t-il, mon bel amoureux,
« Près de qui l’aimait m’aimer mieux ? »
L’âme à ce chant bouleversée,
Je montai, la tête baissée,
Bien haut, bien haut dans les déserts
De branches et de nuit couverte ;
Et, d’une voix compatissante,
Je voulus dire à l’Innocente
Ce que sa plainte m’inspirait :
Un charme étrange m’attirait,
Et je saisis sa main flétrie.
« Qui donc es-tu ? » me dit Marie ;
Et son long regard me fixant
Elle jetait un cri perçant.
Mais, me ramenant auprès d’elle :
« Non, non, tu n’es pas l’infidèle.
« Il avait ton front, tes cheveux,
« Mais tu n’as pas ses grands yeux bleus. »
Et des larmes silencieuses
S’échappèrent mystérieuses
De ces yeux qui me regardaient.
Sa main, que mes deux mains gardaient,
Tremblait par moments soulevée ;
Je me disais : « Elle est sauvée ! »
Quand un rire plus éclatant
Se fit entendre au même instant.
…
…
Bien au-dessus de moi flottait dans l’étendue
La blanche vision tout à l’heure apparue.
« Tu n’es pas mon bel amoureux ;
« Moi, j’ai l’enfer, lui, reste aux cieux ! »
DÉSHÉRITÉE
Comme on s’appelle Dorothée,
Léopoldine ou Maria,
Gabrielle ou Félicia,
On la nomme Déshéritée.
C’est elle : l’apercevez-vous ?
Distraite, elle vient en silence ;
Son ombre fine se balance,
Gracieuse, en venant vers nous.
Elle a de beaux cheveux d’ébène
Aux nombreux anneaux déroulés,
De grands yeux bleus toujours voilés,
Et puis une taille de reine.
Jamais on ne la voit aux jeux,
Jamais on ne la voit sourire ;
Bien fou près d’elle qui soupire
Et laisse échapper des aveux.
Jamais, jamais, à côté d’elle,
Ne prononcez le mot d’amour ;
Son cœur est fermé sans retour,
Ou peut-être il est trop fidèle.
Peut-être, en un lointain pays,
Il est une autre âme éplorée
Et d’elle à jamais séparée :
Ô temps, ô rêve évanouis !
Ce qui rend sa voix attristée,
Pâle son front, sombres ses yeux,
Est-ce un regret mystérieux ?
On la nomme Déshéritée.
Août 1856.
ELLES
DÉDICACE
J’emplis ma tête fatiguée
De chaque bruit, de chaque son ;
Et selon l’heure triste ou gaie.
J’en fais ma plainte ou ma chanson.
Elles ! aucune : ce sont Elles !
Dans mon silence toutes celles
En haut, en bas, de loin, de près.
Dont mes yeux ont lu les secrets.
Ces chants d’une âme qui se livre,
C’est leur miroir, et c’est leur livre.
…
Aucun autre nom ne vous nomme :
Personne, et toutes à la fois !
Comme elles sont chacune et comme
Successivement je les vois.
Ce n’est point claire el point Andrée,
Point Miriam au beau regard…
Si quelque belle désœuvrée
Pourtant feuilletait par hasard
Ces pages de cœurs anonymes,
Qui sait si quelque amer sanglot
À travers la chanson des rimes
Réveillant son âme en sursaut,
(Chose au monde impossible à croire)
Ne lui dirait pas son histoire ?…
I
Ces larmes là qui t’inondent le cœur,
Que tu contiens et gardes ignorées,
Sont un tel sang amassé de douleur
Que jusqu’à toi nul ne les a pleurées !
Goutte par goutte au profond réservoir
Elles tombaient, orage après orage ;
Le gouffre ardent du muet désespoir
Se remplissait chaque jour davantage.
Comme une écluse où s’endiguent les flots,
Barrant leur route aux vagues effrénées,
Ainsi ton cœur, retenant ses sanglots,
Disciplinait ses larmes déchaînées.
Mais la tourmente et le vent sont plus forts,
Le dur courant de ton destin l’emporte ;
Le vase est plein jusque par-dessus bords :
Oh ! quel fracas si l’on brise la porte !
II
Tu veux qu’il se déshabitue,
Mon cœur ! de rêver et chérir ;
Oh ! si du moins, fière statue,
Il désapprenait de souffrir !
Si du moins, pareil à vous autres
Indifférents ou méprisants,
Il prenait le patron des vôtres
Pour raille, ses chagrins cuisants !
Au lieu d’être un doux reliquaire
Où la peine brûle toujours,
S’il était comme vous précaire
Et fragile dans ses amours !
Si le frivole encens du monde,
Si l’attrait du plaisir banal
Pouvaient, une seule seconde,
Distraire et dissiper son mal !
III
Comme un malade dans son lit
Sans trouver le mieux qui le fuit
Cherche une place un peu moins dure
Pour y remuer sa blessure ;
Ainsi, tout malade de toi,
Mon cœur se retournant dans soi,
Sans trouver la paix qui l’évite
Remue et sans cesse s’agite !
Puisqu’il faut, sans pouvoir guérir,
Porter sa peine et la souffrir,
Oh ! du moins, s’il était possible
De la rendre un peu moins sensible !
Si, tout au fond de sa douleur,
On pouvait trouver pour son cœur
Quelque place mystérieuse
Qui parût fraîche et moelleuse ;
Afin d’y coucher tout au long
Son mal aigu, son mal profond.
Et, couvrant avec soin la trace,
Rendre immobile la surface !
IV
Je lui mettrai sévèrement
En serrant beaucoup, une bride,
Et s’il essaie un mouvement
Ce vieux cœur, lutteur intrépide,
Je l’ensanglanterai d’un mors,
Je flagellerai sa malice,
Et, dompté dans ses vains transports,
Il faudra bien qu’il s’assouplisse !
V
Oh ! j’ai tant rêvé sur la terre
L’amitié qui ne s’en va pas,
Que rien ne trouble, rien n’altère,
Un bras où s’enlace mon bras !
Oh ! j’ai tant rêvé de répandre
Le trésor qui m’emplit le cœur,
Que la vie, hélas ! met en cendre
Sans avoir donné de chaleur !
Oh ! j’ai tant rêvé dans mon rire,
Dans mes larmes j’ai tant rêvé
De tout confier et tout dire
À l’ami que j’aurais trouvé !
Oh ! j’ai tant rêvé d’être vraie
Sans ce cruel masque emprunté
Qui met des grelots sur ma plaie,
Sur mon angoisse la gaîté !
Il me faut partir de ce monde
Reportant aux jardins du ciel
La fleur dont le parfum m’inonde,
Dont je rends à Dieu tout le miel !
La tombe, ma maison prochaine,
Ce palais sans porte et sans jour,
Contiendra mes colliers de reine
Et sera mon écrin d’amour !
VI
Prends la clé de mon cœur : ouvre cet écrin-là.
As-tu vu quelquefois de ces perles d’Asie
Si claires, et d’une eau si pure et si choisie
Qu’on se dit : Quel rayon de feu les constella ?
Devant l’éblouissant scintillement l’on rêve !
Le trésor est sans tache, étincelant aux yeux ;
Et l’on sent qu’une flamme errante sous les cieux
Traverse la pensée et dans les airs l’enlève.
Aussi limpide et pur, aussi resplendissant,
Le joyau de mon cœur, dans sa beauté première,
Le radieux amour éclatait de lumière.
Tout au fond dans la nuit cherche bien à présent !
Une fée en passant l’avait doué d’un charme,
Don funeste d’aimer ! Oh ! sombre talisman !
Du superbe joyau, du riche diamant,
Hélas ! il n’en est plus rien resté qu’une larme !
VII
Ne crois pas que je t’aimerai,
Je me défends trop de moi-même,
Et si malgré nous deux je t’aime,
Bien loin de toi je m’enfuirai !
Je ne veux pas, étant aimée,
Ne l’être plus ou l’être moins ;
Et déjà je mets tous mes soins
À te paraître inanimée.
Tu ne joueras pas de mon cœur.
Ton léger rêve est inutile :
J’enferme en sa fierté tranquille
Ce combattant qui n’a plus peur.
VIII
Elle n’en eut jamais de joie !
Non ! cet ardent amour rêvé
Dans son cœur bientôt réprouvé
De mille angoisses fut la proie.
Quelque voile qu’on se soit mis
Pour intercepter la lumière,
Le cœur sait trop bien que sur terre
Nuls bonheurs ne sont infinis !
Et l’inquiétude éternelle
Insensiblement chaque jour
Vint se greffer sur son amour,
Prêt à l’étouffer avec elle !
C’est déjà rudement souffrir,
En plein azur de ciel paisible,
Que sentir l’orage possible
Et de bien loin le voir venir !
IX
Fais, te dis-je, une étroite geôle,
Noire, sans aucune lueur,
Et là, sous ton rude contrôle,
Enferme à triple tour ton cœur !
Que toutes ses larmes se pleurent,
Que toutes ses tendresses meurent
Sans le moindre bruit de sanglot,
Sourdes, au fond de ce cachot !
Dans ce vertigineux silence
Jette, comme aux flots de la mer,
Tes débris aigus d’espérance,
Ton profond désespoir amer !
Par le trou de chaque blessure
Laisse, de ton cœur gémissant,
Goutte à goutte tomber le sang :
L’intime catacombe est sûre !
X
Encore un nouveau coup de rame !
Tout près d’être arrivée au port
J’ai senti vaciller mon âme
Comme une barque qui s’endort !
De moins de vigilance armée
J’ai laissé dériver mon cœur :
La tempête un moment calmée
M’a ressaisie avec fureur !
Encore un nouveau coup de rame !
L’ardent esquif doit triompher
Du vent, de la houleuse lame,
Et, tonne l’enfer ! se sauver !
S’il faut, pour apaiser l’abîme,
Jeter mon bagage à la mer,
Je m’offre moi-même en victime :
La barque vide fendra l’air !
XI
À présent que pour tout le monde
J’ai ri, folâtré, j’ai chanté,
Et que dans une erreur profonde
Chacun proclame ma gaîté ;
Dépouillons ma force fiévreuse,
Arrachons ce masque moqueur.
Tandis que l’on m’appelle heureuse.
Osons enfin souffrir, mon cœur !
Je suis bien seule, nul n’écoute
La confidence que je fais :
Laissons donc se répandre toute
Mon angoisse dont j’étouffais !
XII
Je t’ai prouvé par mon silence
Que je puis tout ce que je veux,
Et qu’une fière indifférence
Peut succéder à tant d’aveux ;
Je t’ai prouvé, succès suprême !
Que je puis, dès qu’il l’a fallu,
Être forte contre moi-même,
Et t’oublier, l’ayant voulu !
Maintenant fuis-moi : que m’importe ?
Cherche-moi : que m’importe encor ?
Tu l’as voulu : mon âme est morte !
Je l’ai voulu : mon cœur est mort !
XIII
Tu croiras me retrouver toute,
Rien ne te semblera changé :
Il ne te viendra pas un doute
Qu’en moi quelque chose ait bougé.
J’aurai dans les yeux même flamme.
Mêmes orages dans la voix ;
Tu croiras retrouver une âme
Aussi brûlante qu’autrefois.
Mon sourire qu’on dit farouche,
Plus souvent sombre que joyeux,
Tu le trouveras sur ma bouche
Clair et doux pour t’accueillir mieux.
Ce seront mêmes apparences,
Mêmes paroles tout à fait :
Pourtant, à force de souffrances,
Sais-tu bien ce que j’aurai fait ?
Ne pouvant porter la morsure
Plus longtemps de mon mal rongeur,
Je me serai d’une main sûre
Pour jamais amputé le cœur !
XIV
Amour qu’elle a rêvé, n’effleurez pas de l’aile
Son cœur endolori qui se croit résigné.
Impossible bonheur ne vous raillez pas d’elle :
Tenez-vous éloigné !
Ne recommencez pas, ô battements de l’âme !
Voilez-vous, ô regards timides et brûlants !
Il faut broyer la vie, il faut glacer la flamme,
Se tuer en dedans.
Il faut de par le monde aller vive et rieuse,
La parole enjouée et sans émotion ;
Et dans l’indifférence, agile, insoucieuse,
Noyer la passion.
Mais si quelque douleur tout à coup réveillée
Fait gronder la voix calme et pâlir le front clair,
Si quelque pleur trahit la paupière mouillée,
Disparaissez comme l’éclair ;
Et ne reparaissez que brillante et frivole,
Sans trace du profond orage intérieur ;
Et qu’on dise, ébloui de votre gaîté folle :
Elle n’a plus de cœur.
XV
Il te ressemblait, je l’ai regardé.
La flamme à mes yeux a monté visible,
Et, tout un moment d’angoisse indicible,
Dans mon cœur profond l’orage a grondé.
Un moment : puis rien ! D’un calme visage
J’ai repris ma force et ma volonté.
L’inconnu surpris, lui-même arrêté,
Salua pensif, me livrant passage.
Coups de vent de l’âme, ouragans vainqueurs,
Vous déracinez nos vaines défenses,
Vous mettez à nu toutes nos souffrances
Du fond de l’abîme où gisaient nos cœurs.
Le souvenir sombre un jour se révèle,
L’œil qui le mesure est épouvanté ;
Longtemps l’on s’est cru paisible et dompté,
Puis la flamme éclate et rugit cruelle.
L’ardente nature est vivace en nous :
Le temps n’use pas le feu des victimes,
Et les plus cachés des regrets intimes,
Les plus dévorants se retrouvent tous.
Soit ! mais taisons-les, nions nos tortures !
Devant l’ennemi ne fléchissons pas !
Si la terre un jour manque sous nos pas,
Avec nos deux mains couvrons nos blessures !
Qu’ils ignorent, ceux par qui nous souffrons,
Quel mal nous déçoit, quel amour nous tue :
S’il nous faut tomber, tombons en statue ;
S’il nous faut mourir, le front haut, mourons !
XVI
Non ! tu ne peux plus revenir !
La porte à présent t’est fermée ;
Mon cœur ne peut plus se rouvrir,
La flamme entière est consumée :
Non ! tu ne peux plus revenir !
La sombre lutte est terminée :
Au dernier acte tout est mort,
Et la pauvre âme assassinée
Succombe enfin sans nul effort :
La sombre lutte est terminée !
Passe, fantôme, si tu veux,
Ombre d’hier devant ma vie !
De mon cœur comme de mes yeux
La lumière est évanouie :
Passe, fantôme, si tu veux !
Ton souvenir n’a plus de larmes,
Il repose au fond de la mer !
Mes chagrins passés, mes alarmes
Ne me disent plus rien d’amer :
Ton souvenir n’a plus de larmes !
XVII
Non ! je ne pourrais plus te croire !
L’amer fantôme du passé,
Comme un spectre dans la nuit noire,
Viendrait hanter mon cœur glacé !
Ne touche pas à ma tristesse,
J’ai mis tant d’amitié dessus !
Le moindre mot de toi me blesse
Comme une trahison de plus !
Je ne peux plus que le silence,
Cette volonté de l’oubli !
Oh ! laisse sans nouvelle offense
Mon pauvre amour enseveli !
Je ne peux plus jamais sourire,
Je ne veux plus pleurer tout haut.
Hélas ! ce que tu viendrais dire
Ferait éclater mon sanglot !
Ma dernière chanson si tendre
Jamais je ne la redirai ;
Je ne veux non plus faire entendre
Mon farouche Dies irae !
XVIII
Ne mens pas, n’accrois pas ta faute,
Le mal est fait, et rien ne l’ôte.
Pourquoi toujours m’y ramener ?
Laisse-moi donc te pardonner !
C’est assez, pour que tu l’oublies,
Qu’a tes yeux tu te justifies ;
Quand tu veux t’excuser aux miens
Trop durement je me souviens !
Accepte, quand je sais l’offense
Et quand toi tu sais ma souffrance,
Oh ! prends sans pire trahison
Mon plus silencieux pardon !
À ce doux pardon sans parole
Peut-être un jour ton cœur frivole,
Ton mobile et fragile cœur
Pèsera l’entière douleur !
XIX
Ne m’écris pas ! ce jeu-là me déchire !
Ne m’écris pas ! tu n’as rien à me dire !
Je ne peux plus lire un seul mot de toi :
Ne m’écris pas ! laisse-moi ! laisse-moi !
Ne m’écris pas, car tu me supplicies !
Ta politesse et tes cérémonies,
Tes compliments et tes saluts glacés,
Raillent mon cœur ! C’est assez ! c’est assez !
Ne m’écris pas : je ne puis être une autre !
Ce ton banal ne peut être le nôtre !
Rien ne transforme un cœur comme le mien :
N’étant plus tout, je ne veux être rien !
Ces lettres-là, style de circulaire,
Vont réveiller dans leur chaude poussière
D’autres, tu sais, où ton vieil amour dort :
Il ne faut pas ressusciter un mort !
Ces lettres-là, de ta même écriture,
De ta même encre et même signature,
Veulent paraître, en vain, d’un étranger :
Comme ton cœur ta main eût du changer !
Je ne veux plus de ces lignes mondaines,
Je ne veux plus de ces larmes soudaines,
Qui plein les yeux me montent malgré moi :
Je veux la paix, sinon l’oubli de toi !
Ne m’écris pas ! fais-moi grâce plénière !
J’ai retiré ton nom de ma prière,
J’ai fui les lieux où l’on te rencontrait :
Ton écriture est encor ton portrait !
Ne m’écris pas ! ne m’écris pas ! silence !
L’indifférent peut seul l’indifférence ;
Moi, j’aime trop pour n’aimer qu’à moitié :
Après l’amour je n’ai pas l’amitié !
XX
Je te parlerai comme aux autres
Dans le monde, indifféremment ;
Les secrets qui seront les nôtres
Pourront s’entendre impunément.
Que m’importeront ton silence
Ou tes réponses, à ton choix ?
Vingt, trente autres en ta présence
Auront mêmes mots à la fois.
Nous rentrons dans la grande foule
Distraite et sans cœur, sans amour :
Tout seul, dans cette immense houle,
Le moi se gonfle tour à tour.
Sans m’occuper de ma pensée
(Ailleurs qu’aux salons où je vais !)
J’aurai, d’une voix empressée,
Des compliments pour tes succès.
Comme un automate impassible
Qui dit : Bonjour, qui dit : Bonsoir,
Je te dirai d’un ton paisible :
« Comment allez-vous ? » — « Au revoir ! »
Dans mon insouciance extrême
Qui ne se trouble plus de toi,
Comme aux autres je prendrai même
Ta main, si tu la tends vers moi !
Cette main qui prendra la tienne,
Banale, inerte, sans chaleur,
N’aura plus de fièvre qui vienne
Du vieux battement de mon cœur !
Avec tant d’âme et tant de flamme
À répandre plein ton esprit,
Je suis un mannequin de femme,
Une machine qui sourit !
De ce côté-ci de la vie,
Ainsi, comme des histrions,
Comparses d’une comédie,
Tous deux nous nous rencontrerons !
C’est la farce humaine, ô misère !
Chacun monte sur ses tréteaux :
La seule chose nécessaire,
C’est le plus ou moins d’oripeaux,
L’âpre vanité, l’âpre envie,
- Tout ce qui nous a séparés —
Voilà ce qui remplit la vie
De ceux que tu m’as préférés !
Ces cœurs indigents, insensibles
Au loyal trésor des vrais cœurs,
Qu’ils sont souples, qu’ils sont flexibles
Aux petits intérêts : les leurs !
Cette habileté monstrueuse,
Cet implacable isolement,
Combien mon âme impétueuse
S’y refusait cruellement !
J’échappais avec ma rudesse,
Mon incorrigible fierté,
À l’inexprimable tristesse
De cette humaine vérité.
Tu l’as voulu : la porte est close
D’une âme trop haute pour toi :
Je suis devenue une chose
Sans fiel, sans passion, sans foi !
Honte et sacrilège, ô démence !
D’un cœur si vaillant et si doux,
Si fidèle dans sa clémence,
C’est tout ce qu’il fallait pour vous !
XXI
Amour humain, je te méprise,
Amour qui n’es pas éternel,
Qu’un rien fait naître, qu’un rien brise,
Piège grossier d’amour mortel ;
Caprice, calcul, fantaisie,
Successif partage des cœurs,
Misérable éclair de folie ;
Précaire encens de fausses fleurs ;
Dérisoire caricature
Du vrai, de l’immuable amour,
Je ne serai point ta pâture,
Ton cruel passe-temps d’un jour !
Dans cette boue infecte, infâme
Des soi-disant amours humains,
Je ne laisserai point mon âme
Se déchirer sur les chemins.
Je ne laisserai point sur terre,
Dans cette honte ou ce malheur,
Dans ce flot d’outrage vulgaire
Traîner mon pauvre et triste cœur.
Que ce changeant amour d’une heure,
Mesure des fous d’ici-bas,
Soit leur palais et leur demeure !
Je ne leur disputerai pas
Cette incessante flétrissure,
Ce campement de trahison :
Je laisse à d’autres leur masure,
Mon cœur rentre dans sa prison.
XXII
Non, non, non ! je n’attendrai plus !
Oh ! combien d’heures enfiévrées,
Haletantes, désespérées,
Oh ! combien de longs jours perdus !
Non, non, non ! je n’attendrai plus !
Tout m’est venu qui peut venir !
Quand j’attendais pâle, anxieuse,
La Peine, seule visiteuse,
Forçait ma porte pour l’ouvrir :
Tout m’est venu qui peut venir !
Je ne veux pas recommencer
Cette intolérable agonie ;
Puisque toute joie est finie,
La douleur aussi doit cesser :
Je ne veux pas recommencer !
XXIIII
Suprême agonie ajoutée
Aux tristesses de chaque jour,
C’est la dernière pelletée
Que je jette sur notre amour !
Encore une larme dernière,
Eau bénite du pauvre mort,
Et voilà mon cœur plein de terre
Comme une fosse, jusqu’au bord !
À présent les amitiés frêles,
Folles fleurs d’un sol dévoré,
Pourront pousser leurs tiges grêles
Sur le pauvre mort enterré ;
Elles peuvent de leur verdure
Le couvrir comme il leur plaira :
La surface immobile et dure
Jamais plus ne s’entr’ouvrira !
XXIV
S’appuyer sur un cœur, être un appui soi-même,
Aimer, et se sentir aimée autant qu’on aime ;
L’amour et le bonheur devenus le devoir,
Vivre de dévouement ; donner, et recevoir
À mesure qu’on donne et qu’on se multiplie ;
Tresser de fleurs et d’or la chaîne qui vous lie ;
Deux destins pour toujours s’étant noués en un,
Être utile, oh ! bien plus ! nécessaire à quelqu’un !
Avoir le droit d’aimer et le droit de le dire,
Ah ! cette douceur-là qui pourrait la décrire ?
Mais, qui peut mesurer, qui donc a jamais su
La détresse d’un cœur dont l’amour s’est perdu !
CLAIRE
La regarder est une ivresse !
Son visage est brillant comme le clair matin.
Oh ! que cette candeur divine, enchanteresse,
Que jamais ce rire enfantin
Ne disparaisse !
Amour, sois fidèle et sois doux !
Toi, sereine amitié, tresse-lui sa couronne !
Que les grâces, les biens dont le cœur est jaloux,
En souriant Dieu les lui donne
Toutes et tous !
ROSINA
***
I
Avec sa taille d’Espagnole
Elle avait un air noble et fin,
Une voix pénétrante et molle,
Un doux regard de séraphin.
Son abondante chevelure
Sous la mantille se cachait :
Une blanche et chaste figure
Du cadre noir se détachait.
Là-bas, où le sentier s’efface,
Voyez ce cavalier qui passe…
II
Son attitude un peu lassée,
Ses deux bras croisés sur son cœur,
La fixité de sa pensée
Visible à travers sa pâleur,
Tout semblait révéler en elle,
Sous le voile qui lui convient,
Une âme ayant ployé son aile,
Mais une âme qui se souvient.
Là-bas, où le sentier s’efface,
Voyez ce cavalier qui passe….
III
Dans un site des Pyrénées,
Fleur sauvage éclose au Midi,
Parmi les crêtes calcinées,
Sur les monts elle avait grandi.
Son pied avait gravi les faîtes,
Effleurant les sommets neigeux ;
Le vent qui roule les tempêtes
Avait glissé sur ses cheveux.
Là-bas où le sentier s’efface,
Voyez ce cavalier qui passe…
IV
C’était Rosina la servante :
Pauvre orpheline, elle avait dû
Travestir sa beauté d’infante,
Incliner son front éperdu.
Mais le destin a des méprises
Dont le cœur souffre tôt ou tard ;
Fuyant ses compagnes surprises,
Rosina pleurait à l’écart.
Là-bas, où le sentier s’efface,
Voyez ce cavalier qui passe…
V
Peut-être, aux saisons de voyage,
Alors que resplendit l’été,
Peut-être un jour, sur son passage,
Un étranger s’est arrêté.
La voyant si triste et si belle,
Peut-être il aima Rosina ;
Peut-être il se fit aimer d’elle…
Et peut-être il l’abandonna.
Là-bas, où le sentier s’efface,
Voyez ce cavalier qui passe…
VI
Au creux du sombre précipice,
Le torrent gronde sous les pins ;
Malheur à l’imprudent qui glisse
Et qui roule jusqu’aux ravins !
Sous l’eau profonde qui l’emporte
Il peut troubler, sans le savoir,
Le dernier songe d’une morte
Gisante au fond du gouffre noir…
Là-bas, où le sentier s’efface,
Voyez ce cavalier qui passe…
LA RÊVEUSE
L’œil fixe et ne regardant rien,
Inattentive et sérieuse,
Tout révèle dans ton maintien
Quelque peine mystérieuse.
Nos paroles n’arrivent pas
À ton oreille au loin distraite :
Tu sembles écouter tout bas
Le chant d’une autre voix secrète.
Ainsi réfugiée en toi,
À tout le reste indifférente,
Où s’en va ton rêve ? Dis-moi
Où pose ta pensée errante.
Ta vie encor de peu de jours
N’a point fléchi comme les nôtres
Sous le poids de chagrins trop lourds :
Songes-tu donc aux pleurs des autres ?
Sur le visage doux et clair
D’une compagne bien-aimée,
As-tu saisi comme un éclair
De tristesse inaccoutumée ?
- Non ! je rêve au ciel azuré
De ma patrie éblouissante :
Voilà pourquoi j’ai soupiré,
Voilà pourquoi j’ai l’âme absente.
Lorsque seule je vais m’asseoir,
Baissant mes yeux mélancoliques,
Je m’enferme en moi pour mieux voir
Les grands horizons des tropiques.
Je songe aux brisements des flots,
Aux rocs où tintent les fontaines,
Au murmure des filaos
Sur les grèves des mers lointaines.
CONCHITA
Et moi, je garde aussi mon mystère et mon voile !
Grondez, mers ! tonnez, vents ! vous ne saurez plus rien !
Je n’irai plus jeter à la vague, à l’étoile,
Les secrets de mon cœur que vous sûtes trop bien.
La fascination des sombres harmonies
Des forêts et des flots, de la foudre et des vents,
Qui faisait déborder en notes infinies
Mon sein tumultueux, plein aussi d’ouragans ;
Cet éblouissement ne me verra plus folle
Révéler mon angoisse au monde indifférent,
Qui nous raille ou nous rit d’un rire bénévole :
Rien à l’homme jamais, tout à Dieu qui comprend !
Rien même de mes pleurs à celui qui s’en joue,
Qui m’a pris mon bonheur et ne me connaît plus.
Je farderai ma voix comme on farde sa joue :
Plus de soupirs jamais qui seraient entendus !
Ma voix sera joyeuse et joyeux mon sourire.
Et joyeux mon regard et joyeux mon maintien ;
Ceux qui lisaient mon mal ne le pourront plus lire,
On me trouvera gaie et ne regrettant rien !
Comme on jette à la mer son bagage en silence,
J’ai jeté dans mon sein, qui s’est fermé dessus,
Mon fardeau tout entier, écroulement immense !
Ma misère et mon deuil, et mes rêves déçus !
Si quelque sanglot sourd par hasard le soulève,
Ce sein, tombe profonde, où gisent tant de morts,
Je me sers de l’orgueil comme on se sert d’un glaive,
Pour te vaincre, ô douleur ! qui remonte et me mords !
Mon front est-il courbé ? n’est-il pas fier et digne ?
Si quelquefois il penche et paraît s’assombrir,
Ah ! c’est contre moi-même, alors, que je m’indigne !
Il ne faut pas ployer, mais se taire et mourir !…
Au milieu des heureux je passerai rapide,
Oh ! bien rapide ! afin qu’on ne regarde pas
Si je me sens troublée auprès d’un front limpide,
Et sombre auprès de cœurs qui se parlent tout bas !
Si l’on voit dans mon œil quelque larme furtive,
Si l’on sent dans ma voix quelque écho déchirant,
Chantez, amis ! la barque aura touché la rive,
L’angoisse aura brisé mon sein en le rouvrant.
Mais tant que je serai forte et que la jeunesse
Débordera dans moi comme un fleuve orageux,
Oh ! n’espérez jamais que ma plainte renaisse,
Ô vous que j’invoquais, vents et mers, terre et cieux !
Car moi, je garde aussi mon mystère et mon voile !
Grondez, mers ! tonnez, vents ! vous ne saurez plus rien !
Je n’irai plus jeter à la vague, à l’étoile,
Les secrets de mon cœur que vous sûtes trop bien.
***
Ainsi chantait un jour loin des rives natales,
Une jeune Espagnole aux grands yeux pénétrants ;
Et sa voix se mêlait à la voix des rafales
Qu’on entendait mugir au-dessus des torrents.
Septembre 1854.
PORTRAIT
C’est une âme profonde, à la lois ferme et tendre,
D’une beauté stoïque et d’un zèle absolu,
Qui sait tout pardonner et qui sait tout comprendre,
Et qui s’est abdiquée en tout, l’ayant voulu.
Son étrange regard, électrique et limpide,
Pénètre chaque esprit sous sa puissance ouvert ;
Ces admirables yeux n’auront jamais de ride,
Cet admirable cœur n’aura jamais d’hiver.
Avoir le don cruel de toute clairvoyance,
Ne pouvoir s’abuser, ne pouvoir moins souffrir,
Et n’être que bonté, qu’infinie indulgence,
Que douceur infinie impossible à tarir…
Être soi-même forte, incapable de faute,
Et tendre les deux mains à l’être inférieur ;
Absoudre les ingrats, quand soi, la tête haute,
On est la loyauté sans tache, on est l’honneur ;
Voilà les grands traits fiers de son portrait fidèle ;
Sachant tout, elle sait des philtres souverains
Pour qui vient s’incliner et se pleurer près d’elle,
Et verser dans ses bras le poids de ses chagrins.
C’est la clémente amie et la consolatrice !
Sa parole est de miel, son silence est de fer.
Elle charme à son gré l’intime cicatrice,
Aucun ressentiment près d’elle n’est amer !
Mais dans ce cœur scellé de calme impénétrable
D’où ne monte nul bruit, ne perce nul rayon,
Dans ce renoncement aux autres secourable,
Dans ce hautain vouloir d’effrayant abandon.
Quel mystère d’oubli trahit ce sacrifice ?
Quel fardeau de douleur sur soi s’est écroulé ?
De sa sérénité quand chacun est comblé,
Qui pourrait entrevoir l’abîme du calice ?
Le soir, lorsqu’à genoux le masque est envolé,
Qui consolera la consolatrice ?
EDWIGE
Elle vient du pays mystérieux des fées,
De la grise Norwége, et l’on sent par bouffées
À travers son silence empreint de visions
Passer le vent du nord des hautes régions.
Ses yeux sont pleins du rêve intérieur de l’âme,
Et sa voix empruntée aux lyres d’Orient,
Passionnée, atteste un vibrant cœur de femme,
Tantôt fier et sauvage et tantôt suppliant.
Gazelle effarouchée ou brumeuse hirondelle,
Sphinx de flamme et d’éther, que faut-il penser d’elle ?
Son bleu regard profond, si paisible et si clair,
Parfois troublé d’orage a des splendeurs d’éclair.
Est-ce apparent sommeil, est-ce force domptée ?
Faut-il songer aux lacs enfermés dans les bois,
Ou bien à la mer sombre, ardente et tourmentée ?
Quelle chanson l’endort d’un rhythme à demi-voix ?
Est-ce une mélopée aux vieux refrains rustiques
Où bruissent encor les forêts druidiques,
Où l’on croit voir flotter, si douce à retenir,
À travers les grands pins l’ombre du souvenir ?
Est-ce une humble prière, une hymne triomphale,
Soupir sacré de l’orgue ou clairon éclatant ?
Derrière ce visage à lumière inégale,
Qui sait la marche austère ou tendre qu’elle entend ?
Peut-être, pour l’avoir, en un lointain voyage,
Sous des orangers d’or recueillie autrefois,
Redit-elle à jamais, dans un divin langage,
Une chanson d’amour entendue une fois !
Et les champs de genêts, les steppes de bruyères,
La neige et les brouillards du ciel norwégien,
Peut-être font-ils place aux roses printanières,
Aux cieux ensoleillés dont elle se souvient !
PORTRAIT
Jamais, plus absente de soi
Et plus entièrement troublée,
Je n’ai vu vivre autour de moi
Âme humaine plus désolée !
On sentait que, frappée au cœur,
Immédiatement brisée,
Ce n’était, à l’intérieur,
Qu’une chose galvanisée !
Et cette vie en pleine mort
Par un singulier phénomène,
Ce vague sourire à ressort
Causait la plus étrange peine !
Elle marchait, elle agissait,
Elle parlait inconsciente !
Personne, à ce qui se passait,
N’était comme elle indifférente !
Pour si complétement offrir
Un tel spectacle de misère,
Combien il a fallu souffrir !…
En y songeant le cœur se serre.
CLARY
Doux visage tout clair, tout paisible, tout pur,
Fins cheveux blonds légers aux reflets d’auréole,
Démarche de déesse au rhythme fier et sûr,
Frais son de voix d’enfant d’où le rire s’envole,
Telle avec ses grands yeux lumineux de péri,
Telle je vis passer Clary.
C’est une ivresse d’être, un éclat de jeunesse,
Une sécurité si pleine du bonheur,
Qu’on a peur que le rêve enchanté disparaisse,
Vision d’ailes ou de fleur !
C’est une foi certaine et sans borne en la vie,
C’est un enivrement de paupière éblouie
Qui fait du jour sur le chemin.
Ces tout petits pieds-là n’ont pas connu d’épines.
Et les lilas de mai, les roses églantines
Seuls ont été pressés dans la petite main.
Que de défis au monde, et contre elle que d’armes !
Oh ! comme en ces grands yeux il y tiendra de larmes !
PORTRAIT
Conscience farouche et haute
Qui ne s’absout d’aucune faute ;
Quelque indulgence qu’ait autrui
Juge fier qui ne croit qu’en lui !
Personne, en la voyant sourire,
Personne ici-bas n’eut pu dire
Quelles ombres de désespoir
Épouvantaient son esprit noir.
Tout était remords pour cette âme,
Tout était prétexte de blâme :
Nul sacrifice intérieur
Ne tranquillisait ce grand cœur.
Toujours plus poignante et plus rude
L’inexorable inquiétude
S’était fixée à son chevet,
Et Dieu, lui tout seul, le savait !
Paix soit donnée à ta poussière,
Humble stoïque, ô solitaire !
Nuls de ceux qui te survivront,
Nuls de ceux-là ne t’oublieront !
MESHRA
Sans colliers ruisselant sur elle,
Opale, émeraude, saphir,
Sans légère et fine dentelle
Flottante comme le zéphyr,
En précaire et simple parure,
Non, je n’imaginerais pas
Cette éblouissante figure
Qui fait rêver d’autres climats.
Ses yeux sont pleins du ciel d’Asie ;
L’éternel azur d’Orient
De son étrange fantaisie
Y brille calme et souriant.
Langoureuse et méditative,
Distraite et paisible elle est là,
D’une étroite main inactive
Égrenant les perles qu’elle a.
A-t-elle des pieds ou des ailes ?
Son doux marcher aérien
A les ondoiements des gazelles,
Et chez nous ne ressemble à rien.
Devant cette exquise présence,
Ce rapide éclair d’idéal,
L’esprit et le cœur font silence,
Notre amour humain siérait mal.
Mais on voit dans des songeries,
Au rhythme de chants familiers,
Défiler comme en des féeries
Des paysages par milliers.
Ce sont de lentes caravanes
Successives dans le désert,
Des espaces où l’œil se perd ;
Et sous les haltes des platanes ,
Les longs voiles blancs des Sultanes…
ALBERTE
Elle s’est retirée, elle s’est détachée
De tout amour, de tout bonheur, de tout espoir,
Encor jeune, encor belle, encor très recherchée,
Dans son midi splendide et bien avant le soir.
Son désabusement n’est point de l’amertume,
Son esprit n’est point las, son cœur point attiédi ;
Son regard électrique au moindre mot s’allume,
Son prestige de femme a, s’il se peut, grandi.
C’est en pleine puissance, en plein banquet de fête,
Qu’elle abdique le sceptre, et rentre au fond de soi :
La couronne de fleurs est encor sur sa tête,
Son sourire ferait encor l’orgueil d’un roi.
Aucun nuage au ciel n’envahit sa pensée,
Rien n’est diminué des dons qu’elle a reçus ;
C’est la main pleine d’or que, désintéressée,
Elle dit à la vie : Eh bien ! je n’en veux plus !
Assez d’autres s’en vont, ennuyés de la vie,
Prodigues ruinés, épaves sans valeur,
Qui s’en prennent à tous dans leur misanthropie
De leur insuffisance et pauvreté de cœur ;
Ceux-là qu’on ne veut plus ne veulent plus des autres !
Ils partent du festin, n’étant plus invités,
Et se plaignent aux dieux en tristes patenôtres,
Ayant tout dissipé, d’être déshérités !
Qu’on les laisse, ceux-là, dans leur pâle égoïsme
Achever de mourir ainsi qu’ils ont vécu !
Il est d’autres grands cœurs imprégnés d’héroïsme
Pour qui la solitude un jour devient vertu.
Le spectacle mouvant des lâchetés du monde,
La trahison possible et l’infidélité,
Pour une âme stoïque où la lumière abonde
Cette dure leçon de la réalité ;
Ce conflit incessant des choses de passage,
Demain brisant hier, la nuit couvrant le jour,
L’âme mise à l’écart pour un joli visage,
Le plaisir empruntant le masque de l’amour :
Ces sombres choses-là, sombres choses humaines,
En face d’un songeur épris d’éternité
Donnent au fier esprit le droit de fuir ses chaînes,
De s’en aller soi-même avant d’être quitté !
Elle a repris son cœur, cette dot de son âme !
Il n’est plus au marché du monde, ce bazar !
Dans cette loterie où combat chaque femme,
Il n’est plus un enjeu, numéro de hasard.
Elle a repris son cœur, dis-je, de cette arène !
L’héritage est intact, le don encor plus doux.
La femme a disparu, faites place à la reine :
L’amour d’un seul n’est plus, vive l’amour de tous !
Vive la charité, cette joie infinie !
L’océan est d’azur, l’équipage est sauvé.
Alberte est un bon ange, à toute heure bénie :
Ayant tout voulu perdre, elle a tout retrouvé !
CHANTS ET PENSÉES
DÉDICACE
***
À NOBODY
Ô toi mon seul ami, toi mon dernier ami,
Toi qui sais ma pensée, ô toi qui sais mon âme !
À qui s’ouvre mon cœur, pour le monde endormi
D’un suprême sommeil sans lumière et sans flamme ;
Ô toi le confident d’un silence absolu,
Refuge de ma peine, ô pieux reliquaire,
Je te lègue un esprit dont nul n’aura voulu,
Un esprit trop rebelle aux choses de la terre.
Tu ne trahiras pas, tu ne t’enfuiras pas
Comme les prétendus amours de cette vie,
Ces amours de passage et qui sont bientôt las,
Ces successifs amours qui n’offrent qu’une lie…
Qui veulent du plaisir, idolâtres du corps,
Pour qui la beauté d’âme est une lettre close,
Et qui suivent leurs dieux sur de légers accords,
Au gré d’un œil facile et d’une lèvre rose.
Je te laisse un trésor auquel nul n’a touché,
Ma fortune d’amour entière et réservée ;
Un talisman magique y demeure attaché :
Reçois la perle rare entre tes mains sauvée.
Je te dédie à toi tous mes chants de printemps,
Tous mes chants de jeunesse et tous mes chants d’automne :
Mes songes embaumés, mes songes éclatants,
Je les revois, je les reprends, je te les donne !
À toi ce livre ému, miroir des autres jours,
Poèmes d’idéal traversés de tempêtes,
Où le mot de jamais, frère du mot toujours,
Disait l’hymne du rêve aux larmes toutes prêtes…
Le passé, le présent, le futur (s’il en est !)
Ciel sombre, ciel serein, fleurs fraîches, fleurs fanées,
Tout ce qui fut ma vie et ce qui la troublait,
Tout ce qui charme encor mes dernières années,
J’en forme, ô Nobody, le rayon le plus beau !
J’en tresse, ô Nobody, les palmes les plus belles !
Et, comme une couronne au-dessus d’un tombeau,
Je t’offre ce bouquet de noires immortelles !
LES LARMES
Si vous donnez le calme après tant de secousses,
Si vous couvrez d’oubli tant de maux dérobés,
Si vous lavez ma plaie et si vous êtes douces,
Ô mes larmes, tombez !
Coulez, coulez longtemps et sans mesurer l’heure,
Laissez dans le sommeil mes esprits absorbés ;
La douleur est moins vive alors que l’âme pleure :
Ô mes larmes, tombez !
Mais si, comme autrefois, vous êtes meurtrières,
Si vous rongez un cœur qui déjà brûle en soi,
N’ajoutez pas au mal, respectez mes paupières :
Ô larmes, laissez-moi ;
Oui, laissez-moi ! je sens ma peine plus cuisante,
Vous avez évoqué tous mes rêves perdus !
Pitié ! laissez mourir mon âme agonisante :
Larmes, ne tombez plus !
À CAMILLE
Si le regret un jour fait pencher ton front pâle,
Si ton âme est blessée à n’en pouvoir guérir ;
S’il te faut renier une image idéale
De laquelle on veut vivre et dont il faut mourir ;
Si la terreur du mal ; si l’angoisse éternelle
Te rend la solitude impossible à porter ;
Si quelque projet sombre enfin vient te tenter,
Souviens-toi d’elle ! souviens-toi d’elle !
Si l’abandon amer, si l’irritant silence
Font se ronger ton cœur du passé qui n’est plus ;
S’il te souvient alors, dans ta double souffrance,
Et des serments donnés et des serments reçus ;
Si le brillant ingrat ; si l’heureux infidèle,
Sachant ces maux soufferts se raille de ta foi,
Ah ! pleure, si tu peux, sur une autre que toi :
Souviens-toi d’elle ! souviens-toi d’elle !
1837.
À M. DE LAMARTINE
Après son sang, ce que
l’homme peut donner de
plus de lui, c’est une larme.
Lamartine.
Lorsque de jeunes voix s’essayant sur la lyre,
Font vibrer jusqu’à vous leurs chants nés de vos chants,
Ah ! donnez-leur encore un doux mot, un sourire,
D’un accueil généreux témoignages touchants !
Et si l’une a des pleurs que votre âme devine,
Dont le cri douloureux vous cause plus d’émoi,
Alors, ô Lamartine,
Souvenez-vous de moi !
Le cœur pur de la femme au vôtre se révèle,
Jouissez de ses bruits, échos mystérieux !
C’est la fleur qui s’entr’ouvre à l’aurore nouvelle,
C’est l’oiseau qui soupire, égaré dans les cieux.
Mais lorsqu’une humble enfant, confidence divine,
Sans art vous dit son âme, et son rêve et sa foi,
Alors, ô Lamartine,
Souvenez-vous de moi !
Oublier est l’instinct de la foule inconstante ;
Mais jamais les grands cœurs ne sauraient oublier
Même un sanglot sorti d’une âme palpitante,
Même un regard tombé sur qui semblait plier.
Ah ! si parfois un front que le regret incline,
Se représente à vous, pâle d’un doux effroi,
Alors, ô Lamartine,
Souvenez-vous de moi !
Juin 1851.
CHANTER ET PRIER
RÉPONSE DE LAMARTINE
Chanter ! quand la saison qui fait monter les sèves
Donne au lis ses parfums, à la vierge ses rêves,
Quand du poète ailé l’amour renfle la voix,
Quand accoudé sur l’herbe aux racines des frênes
On entend murmurer mille notes sereines,
Dans son cœur, dans les eaux, dans les airs, dans les bois,
Chanter n’est pas chanter, c’est respirer deux fois !
Mais chanter ! quand l’hiver la mère de famille
Use ses doigts transis au froid de son aiguille,
Quand à la vitre en vain l’oiseau vient mendier,
Quand la cendre au foyer dispute une étincelle,
Quand l’amour manque au cœur, le lait à la mamelle,
Quand le travail au jour arrache son denier,
Chanter n’est pas chanter, ô femme ! c’est prier !…
A. de Lamartine.
À CHARLOTTE BRONTË
(Currer Bell).
Ô sœur de mon esprit que je n’ai pas connue,
Combien de fois ton cœur si fier m’a fait appel !
Combien de fois ton ombre en deuil m’est apparue,
Ô Charlotte Brontë, rêveuse Currer Bell !
J’ai vécu de ta vie et de ta solitude,
Notre destin semblable eut les mêmes rigueurs ;
Nul soleil n’a brillé sur notre chemin rude,
L’angoisse inextinguible a dévoré nos cœurs.
Oh ! que j’ai bien compris tes tortures secrètes
À travers ton silence et ton renoncement !
Ce qui fermente en nous quand nous semblons muettes,
Je le sais : j’ai dans l’âme un dur crucifiement !
Mais ta haute pensée a donné sa mesure.
Ton chef-d’œuvre fut fait, le monde tressaillit ;
Et moi je ne suis rien qu’aiguiser ma blessure :
De mon ciel orageux nul éclair ne jaillit !
Prête-moi ton génie et ta ferme sagesse
Pour que je puisse enfin, me séparant de moi,
Mettre à l’écart mon cœur dont le fardeau m’oppresse,
Et jeter ma pensée au siècle, comme toi !
LE DESTIN
***
SONNET
Quand le Destin étendit sur ma tête
Le ciel de plomb, plein d’ombre et de tempête,
Qui m’enveloppe et ne s’éclaircit pas,
Et d’où la foudre éclate avec fracas ;
« À tous les maux, me dit-il, tiens-toi prête,
Car ma loi fauche et jamais ne s’arrête ;
Tu m’es acquise : en vain tu te débats,
Mes nœuds de fer entraîneront tes pas.
Rêve après rêve, ivresse après ivresse,
Enthousiasme, illusion, jeunesse,
Il faut tout fuir, il faut tout arracher.
En vain ton cœur crie : Amour et Génie !
Je suis la Faim et je suis l’Ironie :
Roule où la mort t’ira bientôt chercher ! »
Celui qui n’a pas vu se dresser devant lui
La misère au teint hâve, aux longs bras de squelette,
Qui n’a pas entendu dans sa nuit inquiète
Comme un rire hideux du spectre qu’il a fui ;
Celui qui n’a jamais crié sous ses étreintes,
Qui, robuste et joyeux, a toujours eu du pain ;
Celui qui ne sait pas ce que c’est que la faim,
Celui-là, s’il gémit, ah ! ses larmes sont feintes !
Comme un vain bruit du vent son vain sanglot se perd,
Rien en lui ne me touche : il n’a jamais souffert !
Lundi, 19 septembre 1839.
REFUS
Moi, l’oiseau du désert, épris des cieux profonds,
Au vol indépendant, à la chanson sauvage.
Quoi ! timide et rampant, j’irais me mettre en cage
Et replier mon aile au niveau de leurs fronts !
Au niveau de ces fronts où la pensée hésite,
Où jamais la souffrance altière n’a sculpté
Ce pli fatal dont rit la médiocrité,
Mais qui révèle une âme où le génie habite !
Je ne veux rien savoir des parades d’en bas,
Ni des futiles soins dont s’affuble le monde ;
Qu’il n’attende donc plus que mon courroux réponde
Aux risibles soucis de risibles débats !
Oh ! non ! laissez-moi vivre au fond des solitudes,
Et jeter mon long cri de regrets ignorés
Sur les sommets brumeux des monts inexplorés,
Quand les vents déchainés flagellent les flots rudes.
Il ne faut pas que l’air de vos salons joyeux
Soit un instant troublé par ma voix inquiète,
Comme ferait soudain quelque sombre tempête
Enveloppant d’éclairs vos longs rideaux soyeux.
Je retourne à mon deuil, retournez à vos fêtes !
L’oiseau meurtri soustrait sa blessure aux regards ;
Il a trouvé son ciel au-delà des brouillards,
Et vos félicités pour lui ne sont point faites.
15 novembre 1853.
PASCAL
Après une lecture des Pensées.
Rien n’a désaltéré la soif de mon génie,
J’ai creusé la science et l’ai faite infinie ;
Sondant l’âme de l’homme et lisant jusqu’au fond,
J’ai mesuré les cœurs de mon regard profond ;
Mais soudain au sommet de la pensée humaine.
Je tentai le Seigneur où la vérité mène,
Et là je me blessai contre un morne horizon :
Des nuages brûlants étouffaient ma raison.
Dieu ! j’ai voulu percer le voile de ta face !
Interrogeant les temps, interrogeant l’espace,
À tout être créé j’ai dit : Quelle est ta fin ?
Quel est le but de l’homme incomplet et divin ?
Misérable et si grand, étrange créature,
Quel est ton rôle à toi, dans l’immense nature ?
Et toi, religion que le Christ apporta,
Es-tu la loi de Dieu dont le Fils hérita ?
Oh ? pardonne, Seigneur ! j’ai souffert sous l’étreinte !
De ton baiser de feu mon front garda l’empreinte !
J’ai proclamé ton nom ! mais… quand ma voix grondait,
Un mot railleur : le doute ! à mes sens répondait !
27 novembre 1851.
PRIÈRE
Mon Dieu ! je te remets mon âme entre les mains ;
Frappe-moi, punis-moi, ta volonté soit faite !
Quels que soient les périls dressés sur mes chemins,
Sans murmure à présent je courberai la tête !
Mon esprit, né rebelle, à présent s’est dompté ;
Mon cœur, gros de tempête, à la fin se résigne.
Contre un sombre destin lasse d’avoir lutté,
Je ne veux désormais qu’être plus calme et digne !
Je veux, n’existant plus pour l’impossible espoir,
Libre des visions qui me troublaient sans cesse,
Enfermer mon désir et borner mon savoir
À connaître, adorer, pratiquer la sagesse !
Dieu fort, assiste-moi dans mon ferme dessein !
Dieu juste, enseigne-moi l’infaillible justice !
Dieu de bonté, répands en flammes dans mon sein
Un feu de charité que rien ne ralentisse !
RÉSOLUTION
J’accepte, je pardonne et, plus encor, j’incline
Aux volontés de Dieu mon cœur jadis altier :
Mon courage plus fier, ma force moins chagrine,
Revêtiront de paix mon sacrifice entier.
Aux surprises du monde enfin habituée,
Tout au plus le prendrai-je à présent en pitié !
Ce qui m’accablait tant et m’a presque tuée,
J’en parlerai sans trouble et sans inimitié.
D’un regard ferme et clair je mesure la vie,
Ne lui demandant rien de plus que ce qu’elle a :
Cette sérénité si longtemps poursuivie,
Ce renoncement calme, absolu, je l’ai là !
Et si quelque retour aux anciennes blessures
Comme un scalpel sanglant me revient lacérer,
Je comprimerai tant les vieilles meurtrissures
Que nul, fouillant mon cœur, ne l’entendra pleurer.
C’est l’heure de midi, silencieuse et pleine,
Où les bruits du matin et les chants ont passé ;
La lumière est partout, sur les monts et la plaine,
L’action est éclose, et le rêve a cessé.
1er janvier 1867.
RÉSIGNATION
C’est le calme dans la souffrance,
Le silence obtenu, la victoire à tout prix ;
La Résignation n’est pas le froid mépris
De l’orgueilleuse indifférence.
Les défis véhéments au sort
Témoignent la colère et vengent d’une crise ;
Mais l’immobilité d’une âme qui se brise
Est plus sinistre que la mort.
La Résignation est telle
Que le sang coule encor, mais les pleurs ont séché ;
Le cœur connait tout seul son martyre caché ;
Nulle plainte ne le révèle.
Sur le front, dans les jeunes yeux
Peut flotter le sourire et rayonner l’extase :
La volonté, domptant la douleur qu’elle écrase,
N’en rayonne et sourit que mieux.
En plaintes le mal s’évapore,
La force des regrets se perd dans les soupirs :
Le silence est le cloître où les vieux souvenirs,
Spectres de feu, brûlent encore !
SONNET
Qu’y peux-tu donc à ta peine insensée,
Qu’espères-tu gagner du souvenir ?
Peux-tu forcer l’ingrat à revenir
Par cette plainte à jamais ressassée ?
Tu ne peux rien reprendre ou retenir,
L’ivresse éteinte ou l’amour effacée.
Scelle ton âme et roidis ta pensée :
Comme l’amour, le regret doit finir.
Sans fatiguer le Ciel à perdre haleine
Résigne-toi, rêveuse Madeleine,
Va, le front haut et le cœur libre et fier.
Forte aujourd’hui des souffrances d’hier
Laisse courir la destinée humaine ;
Le bonheur fuit, et rien ne le ramène.
VŒU
Oh ! sous un ciel grisâtre épaissi de nuées,
Creusée en plein rocher, perdue à l’horizon,
Je rêve pour abri de mes vieilles années
Ma dernière et sauvage et petite maison !
Puissé-je voir au loin quelque lande bretonne,
Quelque îlot de sapins qui bruissent dans l’air,
Çà et là des bouquets de bruyères d’automne,
Et toujours devant moi, haute et sombre, la mer !
Puissé-je sur ma tête et nuit et jour entendre
La libre voix du vent secouant le rocher,
Et là, seule et priant, paisiblement attendre
L’heure où la mort fidèle enverra me chercher.
C’est là, devant les flots dont j’ai la nostalgie,
Dans un silence fier que plus rien n’interrompt,
Que je veux achever et résumer ma vie,
Et laisser mon épave aux oiseaux qui viendront.
APPARITION
Au bord des mers l’avez-vous vue,
Comme un fantôme pâle et doux,
Dans le silence et près de vous
Passer, sans être reconnue ?
Au bord des mers l’avez-vous vue ?
Ses pas sont lents et cadencés :
Les mains en croix sur sa ceinture,
Elle erre seule à l’aventure ;
Sous son voile, et les yeux baissés,
Ses pas sont lents et cadencés.
Où va-t-elle par les nuits noires
Si près des flots envahissants
Qui roulent dans leurs plis puissants
Des victimes expiatoires ?
Où va-t-elle par les nuits noires ?
Que voit-elle sous les cieux morts ?
Suit-elle à travers sa pensée
La trace, pour tous effacée,
D’un navire sur d’autres bords ?
Que voit-elle sous les cieux morts ?
Partout, à l’horizon plein d’ombre,
L’ouragan mêle ses échos
Aux détonations des flots :
C’est la mer et son lointain sombre
Partout, à l’horizon plein d’ombre.
Quel rêve vient-elle étouffer
Aux clameurs des vents sur sa tête ?
De quelle autre rude tempête
Veut-elle en son cœur triompher ?
Quel rêve vient-elle étouffer ?
Ah ! laissez-la souffrir à l’aise !
Quel que soit le nom de son mal,
Elle porte un secret fatal :
Au bruit des flots sur la falaise,
Ah ! laissez-la souffrir à l’aise !
Il faut étrangement souffrir
Pour demeurer sans épouvante
Face à face avec la tourmente
Où l’on peut sombrer et périr :
Il faut étrangement souffrir !
Laissez Dieu parler à son âme !
Dans ce solennel entretien
Les grandes voix des mers font bien :
Allez en paix, ô jeune femme !
Laissez Dieu parler à son âme !
Ses sanglots ne s’entendront pas.
Peut-être, au milieu des rafales,
Elle évoque, par intervalles,
Un nom cher, appelé tous bas :
Ses sanglots ne s’entendront pas.
Au bord des mers l’avez-vous vue,
Comme un fantôme pâle et doux,
Dans le silence et près de vous
Passer, sans être reconnue ?
Au bord des mers l’avez-vous vue ?
CHANT
Je n’ai pas encore assez dit,
Mon Dieu ! pour que tu me rappelles,
Ni combien tes œuvres sont belles,
Ni combien ton nom resplendit !
Mon âme est encore enfermée :
De mon esprit et de mon cœur
L’hymne qui doit jaillir vainqueur
Cherche encor sa note enflammée.
Ombres, clartés, foudres, éclairs,
Chœurs de damnés et chœurs d’archanges,
En moi ce sont des bruits étranges,
C’est un chaos où je me perds.
Je n’ai pas déployé mes ailes
Assez haut, assez loin encor :
Je n’ai pas tenté mon essor
Au rhythme de chansons nouvelles.
Prête ton souffle à mes esprits,
Dieu qui m’a dit : Enseigne et chante !
Et pour que ma voix soit puissante.
Pour que son verbe soit compris ;
Pour qu’elle éclate lumineuse
Comme éclate la vérité,
Pour que son chant soit écouté,
Fais qu’elle soit harmonieuse !
Pénétrez-moi de vos accords,
Brises qui soupirez, fontaines,
Flux des vagues, rumeurs lointaines
Où semblent se parler les morts !
Grave ou tendre, sereine ou trouble,
Tantôt chant d’oiseau, vif et clair,
Ou tantôt ouragan de l’air,
Humaine dans son accent double ;
Conduite par l’archet divin,
Je veux que ma chanson ardente,
Poursuivant sa gamme ascendante
Atteigne à des hauteurs sans fin !
Libre et pure comme la flamme,
Bienfaisante comme l’espoir,
Je veux qu’elle fasse entrevoir
La beauté des cieux à toute âme.
Alors, après mes maux soufferts
Et mes forces diminuées,
Emportez-moi dans les nuées,
Mystérieux vents des déserts !
1855.
À MON ENFANT QUI VA NAÎTRE
Petit être adoré dont le sexe inconnu
Me fait souvent rêver un nom doux ou sonore,
Viens, oh ! viens, je t’attends ! quand tu seras venu,
J’ai de l’amour pour toi, je puis souffrir encore ;
J’ai gardé pour ta vie un fécond dévouement.
À toi la paix, mon ange ! à mon cœur le tourment !
Joins à mes maux, Seigneur, ceux que tu lui destines !
Je supporterai tout, forte pour mon enfant,
Car le cœur d’une mère a d’immenses racines.
10 janvier 1851.
JALOUSIE DE MÈRE
Adieux à mon petit enfant âgé de quatre mois.
Jours disparus, hélas !
Adieu, toute mon âme !
Le devoir me réclame
Où mon enfant n’est pas !
Étonné de mes larmes,
Tu fais un cri d’effroi ;
Tu demandes pourquoi
Ces cruelles alarmes.
Paix, ô mon jeune amour !
Mon regret va se taire,
Mon douloureux mystère,
Tu le sauras un jour ;
Quand ton regard si tendre
Pourra lire en mes yeux,
Quand tu prieras les cieux :
Quand tu pourras m’entendre.
Tu sauras que l’enfant
Nous redonne la joie,
Quand notre âme est en proie
Au chagrin dévorant.
D’ici là dors, Alphonse !
Dors, mon ange adoré !
Mon cœur a murmuré :
Mais Dieu sait et prononce.
D’autres favorisés
Auront tes gentillesses ;
Moi, j’avais des caresses,
Oh ! j’avais des baisers !
Et cela seul m’enflamme,
Mon sanglot retentit ;
Adieu, pauvre petit :
Souris à l’autre femme !
Nogent-le-Rotrou, 14 juin 1851.
À MON FILS
Le jour de sa première Communion.
Entre dans ton printemps, sois heureux, sois béni,
Ô mon enfant, ô toi ma chère inquiétude !
Tout ce que j’ai d’amour et de sollicitude
Dans ce mot : Sois heureux ! se trouve réuni.
Sois heureux, c’est-à-dire (ô mon enfant, écoute),
Sois pur, sois juste et doux, sois le fils de mes vœux.
Et pour toi que la joie intime que je veux
Du devoir accompli jaillisse et vienne toute !
À peine tu naissais je demandais pour toi
Non les honneurs, non les succès, non la fortune ;
Mais une seule grâce importante : rien qu’une !
Le sentiment du bien qui se suffit en soi.
Bien d’autres te diront courtisant ta jeunesse :
Vis en fête, suis-nous, nargue le temps futur ;
Le présent seul existe, et le reste est peu sûr :
Cueille la rose en fleur, bois la coupe d’ivresse !
Et moi je te dirai : Vivre n’est point un jeu,
C’est une tâche auguste et dont l’homme doit compte.
On n’est jamais heureux qu’autant que l’on se dompte,
Et, dès qu’on peut marcher, il faut monter à Dieu !
Nos tristes passions ne sont que servitudes ;
Celui qui, courageux, résolu, s’est dompté,
Celui-là seul possède en soi la liberté,
Il sait la paix de l’âme et ses béatitudes.
Au mal laisse la nuit, toi, procède au grand jour !
Ne crois pas ton chemin aride et plein d’épines :
Sur les sommets du Beau croissent des fleurs divines,
Ayant semé le Bien l’on récolte l’amour.
Il est noble, il est bon de servir une cause,
D’être ferme pour soi, pour les autres clément,
D’ériger dans son cœur l’autel du dévouement,
D’être enfin ici-bas utile à quelque chose.
S’ils te semblent trop fiers, trop désintéressés,
Ces aspects de sagesse auxquels je te convie,
S’il te faut pour toi-même un attrait dans la vie,
Je te dirai : Regarde, admire, c’est assez !
Admire ce palais vouté de cieux magiques,
Constellé de soleils et cadencé de mers,
Où l’homme trouve asile en roi de l’univers,
Et, l’esprit plein d’extase, entonne des cantiques !
L’AUMÔNE D’UN ENFANT
Un vieillard chaque jour passait près d’une école ;
Lorsque entrait des enfants la troupe vive et folle,
Il offrait pour un sou
Des crayons qu’il portait dans un coffre à son cou.
C’était du malheureux la dernière ressource ;
Et les petits garçons vidant, joyeux, leur bourse
Emportaient ses crayons.
Un seul, un tout petit, et lui-même en haillons,
Se tenait à l’écart, dévorant une larme.
Un jour, quittant les jeux, au milieu du vacarme,
Il disparaît sans bruit ;
Nul ne le suit,
Seul il court, emportant un paquet sous sa blouse ;
(Le pauvre reposait, non loin, sur la pelouse.)
Là, découvrant son fromage et son pain,
Haletant, il s’arrête enfin :
« Tiens, je n’ai pas de sou, mais voici mon offrande,
« Pauvre, je suis petit, moi, ma faim n’est pas grande,
« Garde et vends tes crayons, je n’en ai pas besoin. »
Le pauvre refusait, mais l’enfant était loin.
Et la boîte aux crayons bien des matins fut pleine,
Et le pauvre petit avait l’âme sereine.
Mais les autres disaient en prenant leur repas :
« Pourquoi donc petit Jean ne déjeune-t-il pas ? »
Héricy-sur-Seine, juin 1850.
FLEURS DE MONCEAUX
REMERCIEMENT
Fleur blanche, maintenant séchée,
Marguerite aux pétales frais,
Du parc où tu vivais cachée
As-tu conservé les secrets ?
Et toi, Pensée, ô fleur mystique,
Chère à mon cœur comme à mes yeux,
Sais-tu qu’une main sympathique
Te prit comme un trésor pieux ?
Ensemble croissaient vos familles
Qu’abreuvaient les mêmes ruisseaux :
Vous rappelez-vous vos charmilles,
Vous souvenez-vous de Monceaux ?
Vous souvenez-vous de ces brises
Qui vous apportaient le réveil,
Fleurs vierges, le matin surprises
Par les doux baisers du soleil ?
Vos couleurs ont passé loin d’elles ;
Plus d’air, plus de feuillages bruns !
Mais vous avez, ô fleurs fidèles,
Vous avez encor vos parfums !
C’est qu’une âme à l’aile embaumée
Sur vous se répandait la nuit,
Lorsqu’accordant sa lyre aimée,
Son chant s’élevait loin du bruit.
Fleurs, parfums, sur mes pages noires,
Vous vivrez malgré les hivers,
Comme vivront dans nos mémoires,
Monceaux, Lamartine et ses vers !
19 décembre 1852.
À M. P.-J. DE BÉRANGER
Le jour de sa 79e année.
SONNET
Trois ans déjà ! c’était un lundi soir ;
Comme aujourd’hui c’était un jour de fête,
Date bénie où notre cœur s’arrête :
Je l’ignorais, et je vins pour vous voir.
Le croiriez-vous ? Agitée, inquiète,
Songeant toujours à mon passé trop noir,
Je redoutais de voir le grand poète !…
J’allais tomber, vous me fîtes asseoir.
Oh ! peur d’enfant, crainte folle et tremblante,
Mots bégayés, pleurs sur ma main brûlante,
Tout disparut : je me revois souvent !
Vos doux yeux bleus n’avaient rien de terrible,
Dans votre voix parlait un cœur sensible,
Et votre cœur m’appela : Chère enfant !
19 août 1853.
RÉPONSE À L’AUTEUR
À franchir les sentiers d’une vie inégale,
Le Ciel ne peut vouloir vous aider à demi :
Vous joignez aux vertus que prêche la fourmi
Les plus doux chants de la cigale.
Béranger.
24 FÉVRIER
Quand le monde ébranlé par un choc invisible
S’écroule avec fracas, déracinant ses rois,
Quand tout sert d’aliment au gouffre irrésistible,
Comme un sépulcre ouvert qui réclame ses droits ;
Quand l’ombre se répand sur la raison humaine
Et qu’il fait nuit au front, nuit aussi dans le cœur,
Il est bon de trouver un guide qui nous mène,
Il est bon de trouver un phare protecteur.
Il est bon qu’une main relève et reconstruise
Sur un terrain plus ferme un nouveau temple à Dieu :
Comme le peuple errant que conduisait Moïse,
Nous suivons, nous aussi, la colonne de feu.
Un jour, le vent fatal des tempêtes civiles
Battait le vaisseau morne où sombraient nos destins ;
Ouragan destructeur il soufflait dans nos villes ;
L’épouvante atterrait nos esprits incertains.
(La mer, aux flots profonds, roulant des rumeurs sombres
Offre plus de recours et de sécurité
Que l’océan grondeur d’hommes aux fronts pleins d’ombres
Qui vont, les jours d’émeute, à travers la cité.)
On sentait s’entr’ouvrir le précipice immense,
On entendait au fond bouillonner le torrent,
L’anarchie avec force y poussait notre France,
Victime dévouée au gouffre dévorant ;
Quand un homme parut : sa voix mâle et vibrante
Dit aux flots irrités d’être calmes et doux ;
Il prit le gouvernail au fort de la tourmente,
Donnant sa vie en gage et, seul, s’offrant pour tous.
Et soudain ! ô pouvoir de ses accents magiques !
Les cris de mort font place à des bravos émus ;
On eût dit qu’il prêchait des tribus pacifiques,
Qu’en foule on le suivait comme on suivait Jésus.
Et, le danger passé, quand la mer retirée
Refléta le ciel bleu, gage de jours plus beaux ;
Quand il eut tout donné pour la cause sacrée,
Tout, jusqu’à sa fortune et jusqu’à son repos ;
Quand il eut épuisé son dévouement sublime,
Il rentra, pauvre et grand, dédaigneux de l’oubli ;
Il pouvait dire à Dieu dans son cœur magnanime
Ce que lui dit le Christ : Mon œuvre est accompli.
Mais de ce dévouement nous qui gardons mémoire,
Nous savons une date écrite dans les cieux ;
Et nous la célébrons comme fera l’histoire
Qui rétablit le Juste et détruit les faux dieux.
À M. DE LAMARTINE
1868.
Ô poète accablé, notre ami de jeunesse,
Nous ne faillirons pas à ta rude vieillesse !
L’austère majesté de ton soleil couchant,
Ton douloureux silence est encore plus touchant,
Vis-à-vis de ta peine aux cruelles secousses,
Que tes chansons d’amour, poète, n’étaient douces.
Jamais ta belle gloire en ses jours radieux
Ne te valut de cœurs qui te vénèrent mieux.
Lorsque le peuple entier, d’une extase infinie,
Sur tes pas entraîné proclamait ton génie,
Te renvoyant l’écho de tes propres accords,
Jamais ta royauté triomphante d’alors
N’offrit le saint prestige et la grandeur présente,
Hélas ! du deuil profond que fait ta voix absente !
Nous qui chérissions l’art sacré que tu reçus,
Ne nous consolons pas de ne t’entendre plus !
Tu nous manques, poète : il nous faut, dans la vie,
De ces suprêmes voix par qui l’âme est ravie ;
La vie est impossible ici-bas sans ces voix
Qui, sur un air divin, nous parlent d’autrefois,
Et nous aident ainsi tout le long de la route
À nous faire marcher vaillamment, quoi qu’il coûte ;
Pauvres soldats blessés qui toujours guerroyons,
Si nous n’avons l’ivresse au cœur, nous défaillons.
Le poète est le chef dans l’ardente bagarre
Qui relève le faible et sonne la fanfare ;
Illuminant l’espace et traversant le feu,
C’est celui qui conduit la multitude à Dieu.
Plus l’époque est rebelle et plus le temps est sombre,
Plus nous avons besoin de cet éclair dans l’ombre !
Ceux qui raillent la Muse, ô tristes renégats,
N’existent que par elle et ne s’en doutent pas.
J’en atteste le ciel, et, qui le veut, réponde !
La poésie est l’âme elle-même du monde !
Je ne suis point de ceux qui suivent le courant,
Traîtres selon la mode ou le vent différent,
Fidèles par hasard quand, par hasard, c’est l’heure :
Ainsi que je suis née il faudra que je meure !
Malgré toute la prose où le siècle est jeté
Je ne renierai pas, ô Muse ! ta beauté.
Nous tous dévots fervents d’une idéale Église
Nous garderons son culte en nous, quoi que l’on dise :
Et les grands noms aimés qui faisaient notre orgueil
Font notre piété quand la lyre est en deuil !
Nous ne renierons pas, non ! pour tous je proteste,
Le tout-puissant Génie et l’Art, ce don céleste,
Ce souverain mandat conféré de là-haut
À quelques-uns nos rois, chefs de l’humain troupeau.
Nous ne renierons pas l’auguste Poésie,
Le Rêve, cette exquise et pure fantaisie
Où s’apaise et s’oublie un moment la douleur !
Et si, soudainement, par quelque dur malheur
Il advient qu’une voix éloquente sommeille,
Faisons-lui des concerts dont la douceur l’éveille !
Ils sont si peu, si seuls ! à ce rang des élus
Une voix qui se tait ne se remplace plus !
RÉPONSE À DES VERS CONTEMPORAINS
CONTRE LA POÉSIE
Je ne sais pas ce qu’ils se disent,
S’ils ont raison,
S’ils flattent ou ridiculisent
Notre chanson ;
Je n’entends rien à tant de plainte
Du temps présent,
Siècle pratique à forte empreinte,
Siècle agissant.
Je laisse faire aux noirs sceptiques
Exaspérés,
Qui font leur métier de critiques
Désespérés.
Ils peuvent répandre à leur aise
Sur le papier
Toute la bile qui leur pèse
Dans le gosier ;
Ils peuvent dans leur calomnie
Contre le sort
Voiler la nature infinie
D’un deuil de mort ;
Ils peuvent nier l’âme humaine,
Nier le cœur,
Et dans leur révolte ou leur haine
Nous faire peur ;
Je sais que la nature est belle
Comme toujours,
Et qu’il n’est pas besoin pour elle
De longs discours ;
Je sais que Dieu, le grand poète,
Réserve encor
En chaque âme aimante et complète
Un vrai trésor ;
Si je fais un livre sincère,
Humain et bon,
Sans me demander s’il va plaire
J’y mets mon nom.
Dieu n’a pas fauché la jeunesse
Douce à chacun,
Pour qu’aucune fleur n’y renaisse,
Miel et parfum.
On admire encore et l’on aime
Éperdument :
L’âme humaine est toujours la même,
Heureusement !
Je dirai mes chansons rêveuses
Comme autrefois,
Sûre des réponses nombreuses
Des jeunes voix.
Le rêve est encor de ce monde ;
Et l’idéal
Illumine la nuit profonde
Comme un fanal.
Et mes chansons mélancoliques :
Je les dirai :
Je sais des âmes sympathiques
Vers qui j’irai.
Joie ou chagrin, sourire ou larme,
Paix ou malheur,
Ce qui vient d’un cœur trouve et charme
Un autre cœur !
Laissons donc faire et laissons dire
Les mécontents ;
Chanteurs, accordons notre lyre
Dans tous les temps.
Puisons dans les âmes sublimes
Nos plus beaux sons,
Et quand nous avons dit nos rimes,
Recommençons !
SUR UN ALBUM
Être belle, être bonne et sainte,
Porter au cœur la double empreinte
Du charme et de la dignité ;
Parfumer l’air de poésie,
Et rendre toute âme saisie
Devant tant de sérénité ;
Sur ses pas répandre la grâce,
Comme un flot onduleux qui passe
Plein de contours harmonieux ;
Faire éclore partout le rêve,
Doux idéal qui nous enlève
Bien loin du monde et près des cieux ;
Inspirer les chants du poète,
Être le souffle qui lui prête
Ses plus mélodieux accords ;
Consoler d’une voix divine
Celui qui souffre et qui s’incline,
Affaissant l’âme sous le corps :
Éblouir l’œil, attendrir l’âme,
Être le ciel, être la flamme
Où tout rayonne et s’ennoblit ;
Avoir tous les dons en partage,
Le cœur candide et l’esprit sage,
Prestige que rien ne pâlit ;
Oh ! c’est être prédestinée !
C’est au penseur être donnée
Pour le faire espérer encor,
Et lui rendre la foi céleste
Qu’atteignait le doute funeste,
Mais qui reprend son noble essor.
Combien de fois, désespérée,
Je courus à vous attirée
Par ce charme fascinateur,
Qui jette en souriant un voile
Sur les hontes que nous dévoile,
Hélas ! le monde corrupteur !
Mais dans mon cœur qu’un rien oppresse,
Tout sentiment devient tendresse :
Le fasciner, c’est l’enflammer ;
Aussi, bien vite dans mon âme
Votre nom rayonna, Madame !
Admirer, pour moi, c’est aimer !
Dimanche 31 décembre 1851.
DANS L’ÉGLISE
L’air effaré, mystérieux
De l’innocence à l’amour éveillée,
Le front pensif, la paupière mouillée.
Joie et tristesse en lutte plein les yeux,
Un sourire furtif qui n’ose
Se fixer sur la lèvre close,
Telle, d’un pas timide et confiante au ciel,
Telle, passa l’enfant, de sa mère à l’autel !
Saints et saintes de Dieu, vous qui savez la vie,
Et de combien d’angoisse une ivresse est suivie ;
Oh ! s’il vous prend pitié pour cette jeune fleur
Ouverte à l’espérance et close à la douleur,
Qui de toute sa force et de toute son âme
Croit qu’une heureuse enfant fait une heureuse femme,
Priez l’ange du Bien de n’entr’ouvrir jamais
Le nuage vermeil où son cœur aime en paix !
À UNE FIANCÉE
Ô jeune, ô blonde, ô blanche et rose fiancée,
Tes grands yeux pleins d’azur et de tranquillité,
Avec leur paix sans ombre encore et sans pensée,
Leurs rayons de lumière et de sérénité,
Ont ébloui de rêve une âme à présent tienne.
Et ton doux bien-aimé, belle patricienne,
T’a révélé l’amour permis et triomphant.
Dans son heureuse main voici ta main d’enfant.
Ton sourire est sa joie et sa fête éternelle,
Ta voix est sa chanson chérie. Il trouve en elle
La musique du cœur à son premier éveil.
Oh ! quel matin d’avril ! oh ! quel printemps vermeil !
Ta beauté, ce trésor, ce présent d’une fée,
Ce talisman divin, ton innocent trophée,
Ô brises, ô soleil, ô parfums pour la fleur !
À fixé près de toi le fugitif bonheur.
Être récompensée ici-bas d’être belle,
C’était ta destinée et ta loi naturelle !
Et vous irez tous deux, radieux, enivrés,
De vos seules mères pleurés,
Prolonger de l’hymen la fête enchanteresse
Sous quelque ciel brillant d’Italie ou de Grèce.
Incertains de l’absence, incertains du retour,
Légers de cœur, n’ayant d’escorte que l’amour,
Qu’importe à tous deux où l’on passe ?
Vous allez, dévorant l’espace…
Et si, plus tard, lisant quelque sombre récit
D’amour manqué, de cœur naufragé dans l’abîme,
Quelque drame funèbre où l’on sent la victime
Sangloter plus qu’elle n’écrit :
Si ce roman d’un jour fait songer son esprit,
La jeune épouse au bras de l’époux en délire
Qui l’aime toujours plus et toujours plus l’admire,
Dira : « Mais qu’est-ce donc que cet auteur veut dire ? »
PENSÉE
En voyant emporter le cercueil d’une petite fille.
Elle était si petite, elle était si légère,
Elle était si fine à porter
Que, d’une seule épaule, on emporta sa bière
Comme un jouet, sans la heurter !
Combien plus lourde un jour eût été ta dépouille,
Ô femme qui ne fus qu’enfant !
Si, dans l’étroit tombeau qu’aujourd’hui l’on te fouille,
Dans ce jeune tombeau béant,
L’on avait mis le poids de toutes les tortures,
Le fardeau de tous les affronts
Qui tombent avec nous au fond des sépultures
Lorsque nous, femmes, nous mourons !
MISANTHROPIE
SONNET
Mais ce n’est plus le temps ! je touche à mon midi ;
J’ai souffert, et dans moi mon esprit a grandi.
Lamartine.
Ami, cache ta vie et répands ton esprit.
V. Hugo.
Non ! ce n’est plus le temps de chanter ses tristesses,
D’étaler aux regards son cœur agonisant ;
Il faut se relever fort contre les détresses,
Enfouir le passé, surmonter le présent.
Il faut garder son mal, abjurer ces faiblesses
Où l’âme avoue à tous son désespoir cuisant ;
Eh ! qu’importe à ce monde aux perfides caresses
Sous quel fardeau de peine on tombe en se brisant ?
Préservons notre foi de son contact impie :
Toi seule tu m’es chère, âpre misanthropie !
Avec toi je veux vivre, avec toi je mourrai.
Il faut aux cœurs blessés l’austère solitude ;
Là, nous retrouvons Dieu plein de sollicitude :
On ennoblit son âme en souffrant ignoré.
6 janvier 1833.
DÉPART
Fermossi al fin il cor’che balzò tanto…
Here I will not, cannot stay…
C’en est fait, c’en est fait, le sacrifice est proche,
Sous les cieux étrangers j’errerai désormais ;
Et mon cœur indomptable et fier et sans reproche,
Se pliera sous l’angoisse, exilé pour jamais,
La brise qui viendra bruire à mon front pâle
Ne sera plus ta brise ailée, ô mon pays !
Les flots qui près de moi rouleront leur rafale
Ne seront plus tes flots transparents et polis.
Ô les blonds horizons de ma patrie aimée,
Ô radieuses nuits, ô jours pleins de soleil,
Ô sites enchanteurs dont la vue est charmée,
Vous aurez disparu comme un songe au réveil !
Plus d’aspects préférés, chers à ma rêverie,
Mais l’abandon, l’exil, le désert, l’inconnu !
Plus d’amis, de parents, plus d’arts ni de patrie,
Partout la solitude, hôte déjà venu !
Pas une main tendue à ma main délaissée,
Pas un mot rappelant mon doux parler natal,
Rien que les durs accents d’une langue glacée,
Résonnant parmi l’air comme un bruit de métal.
Indifférente à tous, en tous lieux étrangère,
Nul ne s’informera de ce que fut mon sort ;
Et quand Dieu reprendra ma dépouille légère,
Nul ne plaindra d’un nom mon cadavre de mort.
Et de ceux qui, leurrant mon âme désolée,
Ont déserté ma route avant l’heure d’adieu,
Nul ne se souviendra de la pauvre exilée,
Nul ne la pleurera : je n’emporte aucun vœu !
Vous seul me resterez, ô Dieu plein de mystères !
Mon cœur a consommé tout sacrifice humain.
Vous seul recueillerez mes larmes solitaires,
Et parmi les douleurs me fraierez un chemin.
24 mars 1855.
À SIDI-EL***
Fier musulman aux grands yeux immobiles,
Au vaste front, au pas silencieux,
Que rêves-tu sur le pavé des villes ?
Regrettes-tu ton désert et tes cieux ?
Ces flots mouvants des grandes multitudes
Qui font surgir comme un bruit d’ouragan,
Ne valent pas la paix des solitudes,
Les sables d’or et le vieil Océan !
Entends-tu ? C’est le fer, c’est l’or, c’est l’industrie,
C’est l’éternel roulis des intérêts humains ;
Mais ce n’est pas ton ciel, ce n’est pas ta patrie,
Ces chemins si peuplés ne sont pas tes chemins.
Où donc l’espace immense, où les soleils splendides,
Où donc les vents altiers, où donc le Sahara ?
Où donc les oasis et les sources limpides,
Vers les steppes sans fin qui donc t’emportera ?
Ton coursier n’est plus là, plein d’une ardeur fongueuse,
Secouant sa crinière à tous les vents brûlants,
Et t’emportant rapide, en sa course orgueilleuse,
Sur des harnais étincelants !
Mais tu les reverras bientôt, ces mers de sable,
Et ces fiers étalons familiers des déserts ;
Et retrouvant alors le charme impérissable
Qu’ont gardé tes forêts, tes monts, tes palmiers verts,
Et tes grands horizons de vastes solitudes,
Et tout ce qui s’attache aux chères habitudes,
Tu te rappelleras les pays visités,
Et les palais d’Europe et ses vieilles cités.
Tu te rappelleras la France magnanime,
La noble et belle France, âme et reine des arts,
Dont le brillant génie, instigateur sublime,
Réunit tous les étendards.
Un jour on t’y parlait de ton ciel d’Arabie,
Tu souriais d’abord pensif et sérieux ;
Mais quand se prononça le mot de poésie,
Ton œil s’illumina d’un feu mystérieux ;
À travers l’interprète, habile à te comprendre,
Tu fis un long Allah ! qui me disait merci !
En fixant un regard que rien ne saurait rendre
Sur le jeune poète au front plein de souci.
Tu te rappelleras ce poète de France,
Au pied des monts lointains de tes lointains déserts :
C’est là qu’il voudrait fuir et chanter la souffrance
Dont sont empreints son cœur, sa parole et ses vers !
Paris, 21 août 1855.
SOUVENIR DE GÊNES
C’est moi ! Qui l’eût dit ? me voilà !
Au bord de son lac pacifique
J’ai vu Gênes la Magnifique,
Des hauteurs de l’Acqua Sola.
La neige des monts étincelle
Au loin, à l’horizon vermeil ;
Et sur les flots bleus le soleil
En mille diamants ruisselle.
Baigné dans ce paisible azur
Et cet infini de lumière,
Le regard adouci s’éclaire,
Lui-même plus limpide et pur.
De l’ardente vingtième année
Les rêves passent à plein vol ;
Et comme un chant montant du sol
Bruit la Méditerranée,
J’ai respiré dans l’air léger
Les brises de parfums remplies,
Tandis que retombaient en pluies
Les fleurs blanches de l’oranger.
J’ai contemplé tes basiliques,
Tes marbres, tes palais fameux ;
Mais ce que j’ai senti le mieux
De tes merveilles fantastiques,
Mon ressouvenir le plus cher,
Ô terre de Colomb, patrie
Des Doges, vieille Ligurie,
C’est ton soleil, et c’est ta mer !
Quand plus tard l’ombre descendue
Eut teint de violettes lueurs
L’amphithéâtre et les hauteurs,
Et l’immense et calme étendue :
Quand la nuit, rapide à marcher,
Eut couvert le jour faible et rare,
Et qu’alors apparut le phare
Sur son piédestal de rocher ;
Je sentis avec les étoiles
Mes songes palpiter aux cieux ;
Et longtemps je suivis des yeux
La lune glissant dans les voiles.
Des hauteurs de l’Acqua Sola,
Au bord de son lac pacifique
J’ai vu Gênes la Magnifique,
Et mon cœur est demeuré là !
1860.
LES MULES TURQUES
Avec mes mules de Sultane,
Aux rosaces de filigrane,
Aux croissants de perles et d’or,
Mes petites mules brodées,
De dentelle et satin bordées,
Où Stamboul se respire encor :
Avec mes mules magnifiques,
Mes petites mules féeriques
De velours blanc strié de feux,
Je veux faire de beaux voyages,
Je veux quitter nos vieux parages,
Je veux escalader les Cieux !
Ce n’est point pour marcher sur terre
Que je chausserai solitaire
Ces fines mules d’Orient,
Où l’azur dans l’argent se joue :
Ce monde est un monde de boue,
J’irai vers le soleil levant !
J’ai gardé, loin des jeux profanes,
Pour mes mules mahométanes
De purs et lumineux chemins.
J’irai par elles près des grèves ;
Avec elles, où vont mes rêves,
J’irai sur des rhythmes divins !
Je laisserai l’Europe ancienne,
Je voguerai, magicienne,
Vers les îles aux verts palmiers ;
J’irai vers les pays d’aurore,
Je bercerai sur le Bosphore
Mes plus doux songes familiers !
Par mon talisman entraînée,
Sur la mer Méditerranée
J’oublierai le sombre Océan !
Oh ! surtout j’oublierai la vie !
Tu m’emporteras ma folie,
Ô vertu de mon talisman !
REPOS DANS LA CAMPAGNE
Au pied de la montagne agreste,
À l’ombre des hauts peupliers,
Je suis mes chemins familiers ;
Là, j’ai clos ma vie et j’y reste.
Les bois me couvrent, je m’y plais ;
Je n’échangerais pas leur dôme
Où l’oiseau chante, où l’air embaume,
Pour la coupole d’un palais.
Dans un pli du vallon cachée
J’aime, aux approches du matin,
À voir poindre dans le lointain
Quelque ruine détachée.
Ô vieilles, ô chères forêts,
Bruits des brises dans les ramures,
Sources aux limpides murmures,
Combien je vous regretterais !
Et vous, ô mes fleurs favorites,
Je vous aime dans les grands blés :
J’y forme des bouquets mêlés
De bluets et de marguerites.
Si le soir, assise à l’écart,
Je crois distinguer dans la brume
Quelque lumière qui s’allume,
Je rêve et la suis du regard.
J’oublie ici qu’il est au monde
Une belle et triste cité
Où l’âme n’a jamais goûté
Le calme d’une nuit profonde ;
Où l’air bruit sinistrement,
Où, semblable aux grands flux des houles,
Le tumulte morne des foules
Plane et gronde éternellement.
Rêver y fait mal ; chaque rêve
Est l’avant-coureur d’un regret ;
Rien n’y guérit, rien n’y distrait
La pensée ardente et sans trêve.
Combien meilleur il fait ici,
À l’abri des pleurs et des peines !
Le vent seul gémit dans les plaines…
Oh ! pour toujours restons ainsi !
À nos solitudes fidèles,
Écoutons, au tomber des jours,
Retentir en roulements sourds
La chute de nos cascatelles !
Bessous (Haute-Vienne).
LA FLEUR HOLLANDAISE
Viens sur mon cœur, fleur douce et blanche,
Viens sur mon cœur, viens-y t’ouvrir ;
Moins délicate est la pervenche :
Viens sur mon cœur, viens-y mourir.
Dans la serre haute et remplie
J’aurais cherché sans te trouver ;
Mais aux champs où je t’ai cueillie,
Ô ma fleur ! tu m’as fait rêver.
Pourquoi les fleurs, pourquoi les brises,
Pourquoi les vents roulant vers nous,
Ont-elles des senteurs exquises,
Ont-ils des bercements si doux ?
Tu m’as fait rêver dans l’espace
De pays loin, bien loin de moi ;
On dirait l’infini qui passe,
Qui passe révélé par toi.
Ma rêverie est sans tristesse,
L’air sur mon front vient voltiger ;
Je laisse aller ce qui m’oppresse
Au gré de ton parfum léger.
Fleur lointaine, ô ma fleur aimée !
Tu ressembles au souvenir :
Bienheureuse l’âme embaumée
D’un parfum qui ne peut finir !
Bruxelles.
SERMENT
Quelque amertume qui m’emporte
Et me vienne désespérer,
Ma fierté sera la plus forte :
Tu ne me verras pas pleurer !
J’ai fait de mon cœur solitaire
Un caveau tellement profond
Que tout ce que dans lui j’enterre
Muet et sombre reste au fond !
Éternellement labourée
Dans tous les sens de traits aigus,
J’ai clos mon âme et l’ai murée :
Joie ou douleur, rien n’en sort plus !
***
Aux choses d’ici-bas, quoi ! tu te rapetisses,
Ne vois-tu pas assez autour de toi finir
Les plus fiers sentiments, les plus hauts édifices
Entés sur l’avenir !
L’esprit de l’homme est faible et fantasque et débile :
Un rien l’exalte aux cieux, un rien le jette à bas.
« Son cœur, plus que le vent, dit le sage, est mobile, »
Tu le sais, et tu vas !
Et tu peux oublier les choses éternelles,
Dieu seul toujours le même, et qui ne déçoit point :
Roseau rêvant l’appui d’autres roseaux plus frêles,
Oh ! tu n’iras pas loin !
PENSÉE
Qu’importe la souffrance, alors qu’elle est féconde !
Ce n’est qu’avec son cœur qu’on passionne un monde !
Dût tout l’être s’ouvrir, dût tout l’être saigner,
Celui qui sait le plus doit le plus enseigner.
Celui-là ne sait rien qui n’a senti soi-même
Et qui n’a pas vécu les vérités qu’il sème !
PENSÉE
Ce qu’il faut, quand tout manque et lorsque tout déçoit,
Lorsque l’on sent ployer son appui le plus ferme,
C’est de se ressaisir et se retrouver, soi !
Il faut qu’entièrement dans soi-même on s’enferme.
Allons, pauvre soldat ! point de faiblesse, vas !
Ce monde est pour jamais un dur champ de bataille.
Mets ta pensée agile aux ailes de tes pas,
Et, le cœur cuirassé, fais face à la mitraille !
CHANT
Oui, c’est plus que jamais avec ta propre vie,
Avec ton propre cœur mille fois défaillant.
Que tu fais ta chanson seulement applaudie,
Que tu fais ton sourire, hélas ! Le plus brillant !
Oui, c’est plus que jamais avec ta solitude
Que tu peuples ton livre où rêvent les heureux ;
C’est avec ton silence empli de lassitude
Que tu fais soupirer tes duos amoureux !
Aucun ne t’aime, ô toi qui fais s’aimer les autres !
L’ami pleuré sans cesse est l’éternel absent.
Ces larmes-là, tombant si douces sur les nôtres,
Si l’on y regardait, seraient couleur de sang !
ASPIRATION
Où sont les neiges amassées
Assez lourdes, assez glacées,
Qui puissent, sous leur épaisseur,
Enfin m’ensevelir le cœur ?
Où sont, au fond des cieux sans bornes,
Des solitudes assez mornes,
Des déserts assez éperdus,
Où nul bruit ne m’atteigne plus ?
LE SOMMEIL
Ô caresse d’oubli sur nos rudes journées,
Doux voile de silence étendu sur nos cœurs,
Salut, heures de paix que Dieu nous a données,
Salut, sommeil sacré qui suspends nos douleurs !
Salut, sommeil béni, distributeur de songes,
Qui rouvres le palais des jeunes visions,
Et qui mêles si bien vérités et mensonges
Que nous voguons en plein dans nos illusions !
C’est toi qui rends possible et soumise la vie !
Tu n’es pas seulement le repos souhaité,
La trêve dans la lutte à jamais poursuivie,
Une halte sereine, une immobilité ;
Tu n’es pas seulement le généreux oracle
Qui sur la comédie ou sur le drame humain
Vient tirer le rideau, refermer le spectacle
Et dire : Ôtez le masque, enfants ! jusqu’à demain ;
Non ! tu tiens les trésors de nos chères pensées !
Les fleurs que nos pieds lourds émiettent en débris,
Tu les as pour nos cœurs chacune ramassées,
Tu nous rends le parfum des jours évanouis.
Les perdus, les absents, les morts que fait la vie,
Ces fantômes d’un jour si longuement pleurés,
Reparaissent en rêve avec leur voix amie,
Le piège étincelant des regards adorés.
Les amours prisonniers prennent tous leur volée !
La nuit tient la revanche éclatante du jour :
L’aveu brûle la lèvre un moment descellée,
Après le dur Réel l’Idéal a son tour.
Ô vie en plein azur que le sommeil ramène,
Paradis où le cœur donne ses rendez-vous,
N’es-tu pas à ton heure une autre vie humaine
Aussi vraie, aussi sûre, aussi palpable en nous,
Une vie invisible aussi pleine et vibrante
Que la visible vie où s’écoulent nos jours,
Cette vie incomplète, inassouvie, errante,
S’ouvrant sur l’infini, nous décevant toujours ?
Ton magique pinceau trace des paysages
Où les yeux éperdus s’élancent à plein vol :
Ce sont des monts neigeux, d’admirables rivages,
Ou d’immenses déserts sans ombre sur le sol !
Oh ! quel parcours superbe à travers l’Atlantique !
Quelque navire ailé fuit sur la grande mer :
La vague est large et bleue et le ciel magnifique.
On est des passagers dans son rêve… on fend l’air !
Salut, libérateur qui supprimes nos chaînes.
Toi qui brises la geôle où nous mourons le jour,
Toi qui changes l’affiche et bien loin nous emmènes,
Merci, sommeil divin, de ta pitié d’amour !
Le captif chaque soir que ta grâce fait libre
Puise dans cet entr’acte un courage nouveau.
Pour saisir le matin la force et l’équilibre,
Li volonté de vivre, hélas ! puisqu’il le faut !
À LA SOLITUDE
SONNET
Je te reviens encore, ô solitude austère !
Dieu m’a faite pour toi : ne nous séparons pas !
Mêlée un seul instant aux choses de la terre,
J’ai vu mon cœur moqué : le voici morne et las !
Ô toi, tu sais la source où je me désaltère,
Tu sais la route aimée où s’égarent mes pas,
Reprends-moi, reprends-moi dans l’ombre et le mystère !
Comme un enfant blessé soutiens-moi dans tes bras !
Enveloppée encore et pour jamais d’angoisse,
Dans mon silence altier qu’avec toi rien ne froisse,
Je me renfermerai, comme dans un linceul ;
Et, comme à mon berceau, toi l’ange de ma tombe,
Tu sauras avec Dieu quel autre poids y tombe,
Et pourquoi mon fantôme a vécu sombre et seul !
24 novembre 1854.
LA COUPE D’OR
Le breuvage est amer, il faut dorer le vase.
(lettre de Lamartine.)
Oui, dorons la coupe de larmes !
Buvons sans regarder au fond :
Pour le cœur au souci profond
Que l’amer breuvage ait des charmes !
Qu’il nous endorme pour le ciel,
Qu’il soit oubli, mais non souffrance ;
S’il ne contient pas l’espérance,
Qu’il ne contienne pas de fiel !
Sachons trouver au fond du vase,
Au lieu de lie au goût amer,
Une liqueur au parfum cher
Qui nous enivre et nous embrase.
Nous qui marchons las et courbés
Portant quelque sublime peine,
Que ce cordial nous soutienne
Debout, où d’autres sont tombés.
À chacun, mon Dieu, laisse un rêve !
Dore toi-même de ta main
La coupe où boit le genre humain,
Ton grand contempteur depuis Eve !
Le doute, hélas ! en ta bonté,
Voilà le malheur de notre âge !…
Malgré l’anathème et l’outrage,
Donne au cœur la sérénité.
Fais que l’illusion chérie
Survive au regret trop cruel :
Comme une fille de ton ciel
Que, toujours tendre, elle sourie !
Tes prophètes, nobles guerriers,
Vont recueillant les injustices :
Ah ! pour couvrir des cicatrices,
Donne à leurs fronts d’humbles lauriers.
Oui ! la gloire aux fronts magnanimes,
L’auréole aux grands inspirés !
Cela dore leurs maux sacrés :
La couronne sied aux victimes.
Pour moi, qui vais seule ici-bas.
Inaperçue et loin du monde,
Lorsque en mon sein la fierté gronde,
Si j’ai des pleurs qu’on n’entend pas ;
Lorsque la pauvreté railleuse
M’étreint sous son joug redouté,
Ah ! mon cœur n’est pas tourmenté
D’une ambition orgueilleuse !
Pourtant, j’implore ta pitié,
Mon Dieu ! sous le fardeau je plie !
Dore ma coupe trop remplie,
Du doux reflet de l’amitié.
Sans que jamais un sanglot sorte
De mon cœur trop souvent navré,
Avec elle je sourirai,
Avec elle je serai forte !
ENVOI
Ce bonheur qu’on demande à Dieu,
Cette amitié que j’ai rêvée,
Sur la terre je l’ai trouvée :
Mon cœur ne forme plus de vœu.
Ma vie à jamais est bénie !
Si je pouvais douter encor,
Je regarderais mon trésor,
Et ma crainte serait bannie.
Ma coupe d’or contient pour moi
Un gage d’amitié divine,
Un double feu qui m’illumine :
L’Inspiration et la Foi.
8 janvier 1854.
À MICHEL-ANGE
SONNET
Ô sublime inspiré, tête et cœur de poète,
Sculpteur de la pensée autant que de l’airain,
Peintre de la torture à l’ardente palette,
Triple élu dont s’effraie et l’œil et le burin ;
Ô Michel-Angelo ! quelle voix de tempête
Fit éclater enfant le tonnerre en ton sein
Et vouer aux tourments d’une vie inquiète
Ton puissant idéal dont frémissait ta main ?
Ô dis, toujours pensif, toujours seul, toujours sombre,
Quel désenchantement te couvrait de son ombre,
Quel rêve inentrevu bouleversait ton front ?
Quelle fièvre implacable enflammait ton génie
Et livrait ta grande âme aux luttes d’agonie ?
— Oh ! les martyrs de l’art seuls te définiront !…
6 janvier 1855.
À UN POÈTE
À la fois sérieux et bon, l’œil attristé,
Cœur ferme, esprit pensif, chercheur de vérité,
Vous qui, sondant du mal l’insondable mystère,
Mesurez jusqu’où va notre humaine misère,
Et, penché sur le bord d’un gouffre tournoyant,
Demandez son énigme au naufrage effrayant
De la raison publique et de l’intelligence,
Vous qui, pris de pitié devant tant d’indigence,
Questionnez Dieu même et ses plans ignorés,
Vous qui savez nos maux les plus inexplorés,
Dites, ô doux songeur, dites, ô solitaire,
Quelle brume à vos jeux s’élève de la terre,
Quels soupirs dans la nuit, quels pleurs vous entendez,
Dans quels déserts du cœur, dites, vous abordez !
Dites quelle fatigue ou quelle indifférence
Ou quel mépris peut-être emplit votre silence ?
Lorsqu’on a tout senti, lorsqu’on a tout souffert,
Qu’on a monté la cime où le regard se perd,
Lorsqu’à force d’angoisse et d’abandon suprême
On s’est déraciné soi-même de soi-même,
Qu’on a tout pardonné, désespérément fier,
Qu’on a brisé du pied son rêve le plus cher,
Oh ! dites, se peut-il, spectateur de la vie,
Lorsqu’à ce degré-là le cœur se sacrifie,
Se peut-il que l’on aime encor l’humanité ?
Que reste-t-il au cœur, le cœur lui-même ôté ?
Secret de l’âme humaine, abîme sans parole,
Retraite inaccessible où le sage s’isole,
Barrière infranchissable entre le monde et soi,
Sanctuaire de paix où le génie est roi,
Solitude clémente, aux grands coups de lumière,
Ô Méditation, ô Pensée, ô Prière,
Tête-à-tête sublime avec la Vérité,
Qui peindra l’infini du rêve illimité ?…
RÉPONSE
Retranché des bonheurs et des biens de la terre,
À l’écart dans le monde et partout repoussé,
Le poète pensif, à la démarche austère,
À qui pas un espoir n’est permis et laissé ;
Cet exilé du ciel qui n’a rien que son âme,
Peut-il oser l’offrir ? en voudrait-on, madame ?
Quoique son doux amour soit tendre et précieux,
C’est un don plein de pleurs dont nul n’est soucieux.
Je ne demande pas une aumône à la gloire,
Je ne demande pas une aumône à l’amour ;
Je ne veux pas subir leur pitié dérisoire,
Dont le prisme est railleur et dure à peine un jour.
C’est fini : la lumière a dissipé mon rêve.
L’isolement a fait son cercle à mon côté.
Sans amis, sans parents que mon destin s’achève,
Engloutissant mon nom que nul n’a répété !
1856.
AWAY ! AWAY !
Ô mon trop faible cœur, pourquoi cette souffrance ?
L’oubli qu’on a prévu n’est-il pas accepté ?
S’il t’avait pu rester une seule espérance,
Ô mon trop faible cœur, aurais-tu tout quitté !
J’ai voulu demander à l’austère nature
Un peu de calme et d’air pour mon cœur désolé ;
Mais je retrouve en tout mon douloureux murmure,
Et de mon deuil profond tout semble être voilé.
Ô montagnes, ô bois, ô cascades limpides,
Vous avez donc pitié du pauvre cœur humain !
Quand nous allons bien seuls dans nos sentiers arides,
Votre voix nous répond comme un ami lointain.
Ah ! toutes nos douleurs vous les savez sans doute !
Vous êtes moins cruels que nos frères d’en bas ;
Ce sont les plus aimés qui nous laissent en route,
Leur main blesse, leur main, hélas ! ne guérit pas !
Soufflez, soufflez longtemps sur mon front, voix des brises !
Votre murmure est doux au cœur enseveli,
Je l’écoute courir au pied des roches grises…,
C’est un peu de sommeil, si ce n’est pas l’oubli !
Aix-les-Bains, 25 mai 1836.
CONSOLATION
Crois-moi ! rien ne reste immobile,
La mort elle-même est fertile :
Des fentes du plus dur granit
Quelque tige s’épanouit !
Sur les tombes abandonnées
S’entrelacent des graminées :
La mousse adoucit le fond gris,
Les tertres sont bientôt fleuris !
Ainsi dans ton cœur solitaire
Laisse faire au temps, laisse faire !
Sur les débris du souvenir
Quelque fleur aussi va venir !
Au fond de ta douleur superbe
Tu sentiras pousser une herbe
Si douce que le mal ancien
Dans sa tombe dormira bien !
Cette fleur de mélancolie
Chaque âme à son tour l’a cueillie,
Pour qu’à jamais soient recouverts
Les maux trop durs qu’on a soufferts !
LA BRANCHE DE TROÈNE
C’était un clair matin ; nous allions pas à pas,
Toi rêvant au bonheur, moi rêvant à ma peine ;
Je ne t’écoutais point parler ; — tu t’en allas
Prendre une branche de troène.
Puis tu revins à moi sur le bord du chemin ;
Un rayon inondait ta figure sereine.
Je souris en voyant la fleur ; et, de ta main,
J’ai pris la branche de troène.
Le clair matin alpestre a fui ; — rendue aux miens.
Je n’entends plus au creux des grottes la fontaine ;
Tu ne te souviens plus ; mais moi, je me souviens
De cette branche de troène.
Annecy, 1856.
CHANT
La vie est courte, mon amour !
Fugitive est la vie humaine.
Les plus longs serments n’ont qu’un jour :
Tant souffrir n’en vaut pas la peine !
Nous les fantômes d’aujourd’hui,
Ombres chinoises de ce monde,
Ce que nous nommons l’infini
N’est que l’éclair d’une seconde.
Nous aurons disparu demain,
Autres fantômes de la veille :
À peine au début du chemin.
La moitié des vivants sommeille.
Notre cœur accroche en passant
Sa folie à quelque objet frêle,
Et tout d’un coup en se brisant
Gémit d’une plainte éternelle.
La vie est courte, mon amour !
Fugitive est la vie humaine.
Les plus longs chagrins n’ont qu’un jour :
Tant souffrir n’en vaut pas la peine !
Set not thy foot on graves !
Emerson.
Ne mets pas ton pied sur les tombes,
Ne fais pas remuer les morts :
Laisse au fond de leurs catacombes
Tes souvenirs, ces vieux trésors !
Pareillement à l’ancien rêve
Rien n’est jamais recommencé.
Ne touche pas à ton passé :
Prends garde que le mort se lève !
Fuis, l’âpre temps fait tout changer.
Combien différent de lui-même,
Combien à nous-même étranger
Devient un jour celui qu’on aime !
Il était plus que mort : c’est bien !
Restait l’idéale chimère ;
Remuez-vous cette poussière,
Plus tard vous ne trouvez plus rien !
Le drame tourne en comédie
Le deuil en rire est bafoué ;
Jamais deux fois dans cette vie
Même spectacle n’est joué.
La méprise ne peut renaître !
Un regret des plus étouffants,
C’est de se retrouver vivants
Et de ne plus se reconnaître.
1858.
RÉVERIE
Entends-tu dans le fond de l’étroite vallée,
À travers les grands pins effarés du coteau,
La grande voix du vent qui passe désolée,
Et l’orage qui tombe en lourdes nappes d’eau ?
Entends-tu les torrents grossis de la montagne
Rouler avec fracas de rocher en rocher,
Et rouler écumants jusque dans la campagne,
Entraînant les débris qu’ils viennent d’arracher ?
Entends-tu l’âpre vol de l’oiseau solitaire,
Et, près du lac brumeux si profondément noir,
Entends-tu les rumeurs qui s’élèvent de terre
Comme un Dies irae d’esprits au désespoir ?
C’est là-bas, mon enfant, là-bas qu’est la tempête :
Viens, sur mes deux genoux, viens reposer ta tête !
Ici, dans la chaumière humble et silencieuse,
Cachée à tous les yeux, fermée à tous les bruits,
Nul danger de tempête, ailleurs si furieuse :
Calmes y sont les jours, saintes y sont les nuits.
Le poète, tout seul, doux bâtisseur de rêves,
Erre par la pensée à travers ces hauteurs
Où nul pied de chasseur ne vient troubler les sèves,
Où nul souffle ne vient profaner les senteurs.
Ailleurs, dit-on, ailleurs, c’est la bataille humaine,
C’est la mêlée ardente où vaincus, blessés, morts,
Ces révoltés d’une heure, entraînés par centaine,
Servent d’engrais au sol, de marchepied aux forts !
C’est là-bas, mon enfant, là-bas qu’est la tempête :
Viens, sur mes deux genoux, viens reposer ta tête !
UNE PRIÈRE
The bride’s Farewell.
Oh ! laisse-la se souvenir
Malgré l’amertume des peines !
Laisse le passé revenir
Avec ses ivresses sereines !
Depuis que l’orage a tonné,
Depuis que ton cœur s’est fait sombre,
Pourquoi n’être pas retourné
Au souvenir des jours sans ombre ?
Oh ! laisse-la se souvenir
Et te pardonner sa souffrance !
Laisse-la toujours te bénir
Comme l’ange fait en silence,
Te bénir et te révérer !
Quand tu passes sans la connaître,
Laisse-la, laisse-la pleurer :
Dieu viendra la sauver peut-être !
1856.
CONSEIL
Misanthrope et sauvage, austère et doux pourtant,
Vil, seul et résigné, l’esprit libre et content,
Loin de qui te renie ou méconnaît ton âme.
L’homme est pervers et faux, décevante est la femme ;
Nulle sécurité n’est promise à ton cœur :
L’âme désenchaînée, enfin, reste vainqueur !
Les yeux indifférents, le front impénétrable,
Passe oublieux et fier, sans regret misérable.
La parole est menteuse, et menteur le regard ;
La trahison, railleuse et vaine, prend un fard ;
Mais c’est elle toujours, elle dans le sourire,
Elle dans la tristesse, elle dans le délire,
Elle dans les aveux, elle dans le serment.
Celui qui te caresse est celui-là qui ment !
Ne mêle dans ta vie aucune humaine vie,
Sinon tu sentirais bientôt ta paix ravie,
Et le regret fatal te dévorer un jour.
Ne crois pas à demain, ne crois pas à l’amour !
L’amour ! cette implacable et poignante ironie
D’où vient l’amer dédain et l’amère agonie !
Ne crois pas à l’amour ! l’amour n’existe pas ;
Si ton cœur veut crier, tu lui résisteras.
Il vaut mieux l’étouffer que le livrer en proie
Au désabusement qui nous brise et nous broie.
Misanthrope et sauvage, éloigne-toi du bruit ;
Recherche le silence et recherche la nuit :
Plus loin sont les cités où l’homme vain fourmille,
Plus près on est de Dieu, le père de famille.
Le monde alors s’efface, imperceptible aux yeux,
Et dans l’immensité se déroulent les cieux.
En arrière est la vie, un jour pur se dégage ;
La mort y vient sereine et comme un double gage
De lumière et de foi, d’espérance, et d’oubli :
L’Éternité se lève, et tout est accompli.
3 juillet 1856.
AU MÊME
Sois ferme dans ta vigilance,
Vas en avant sans défaillir.
Ne te permets le souvenir
Que dans ton orageux silence.
Ne trahis plus ton cœur navré :
Dompté dans ta fière nature,
Fuis la pitié comme une injure,
Repens-toi d’avoir tant pleuré !
Sois doux : qu’importe que l’on t’aime !
Courageux esprit, défends-toi
De ces lâches retours sur soi
Qui nous font crier anathème.
Tout au dedans, rien au dehors !
Point de révolte et point d’envie !
Modèle ta bouillante vie
Sur l’immobilité des morts.
Tais ta misère, mais écoute
Les désolations d’autrui :
Puisque la vérité t’a lui,
Comme une aube, répands-la toute !
Mais plus de mirage : vis seul !
Indifférent en apparence,
Sois le maître de ta souffrance,
Enferme-toi dans ton linceul !
Et sans jamais te contredire,
Heureux des heureux que tu fais,
Compte tes jours par des bienfaits :
Revêts le calme, prends le rire !
***
Ne la dispersons pas, cette vie éphémère !
Doublons le temps rapide, armons l’heure légère :
Soyons, dès le matin, vigilants : agissons !
Bêchons le champ de l’âme, ayons plusieurs moissons !
Grâce à la force vive en nous-même amassée,
Faisons rendre à l’esprit ce qu’il peut de pensée,
Faisons donner au cœur ce qu’il contient d’amour !
Méditons, enseignons, pratiquons tour à tour.
Il ne faut point partir, sa tâche à moitié faite,
Mais présenter à Dieu sa mesure complète.
Chacun de nos instants peut être le dernier,
Soyons prêtre et soldat, l’apôtre et le guerrier ;
Ne déposons jamais le bâton de voyage :
Quoi qu’on ait fait, on peut encore davantage.
Ce n’est rien d’échouer, ayant voulu le bien :
Le crime est pour celui tout seul qui ne fait rien !
LA DÉLAISSÉE
Ceux que j’aimais m’ont délaissée ;
Après l’amour, c’est l’amitié,
Elle aussi ! qui s’est éclipsée,
Hélas ! et sans avoir pitié.
Ma porte à jamais reste close,
Il n’est plus de pas familier :
On n’entend plus de voix qui cause,
Discrète et douce, à mon foyer.
Silencieuse est ma demeure ;
L’un après l’autre ils ont tous fui :
Seule à me souvenir je pleure
Ma noire peine et mon ennui.
Après tant de bruit et de monde,
L’abandon où mon cœur se perd,
La solitude est plus profonde
Que si j’étais en un désert.
Après tant de serments parjures
Simulant la sincérité,
Je suis laissée à mes blessures,
C’est l’oubli seul qui m’est resté.
Tous les noms chers à ma mémoire,
Que j’aimais tant à prononcer,
Hélas ! sont une vieille histoire
Que chaque jour vient effacer.
Que je vive ou que je sois morte,
En proie à mon regret rongeur,
Qu’importe à mes amis ? qu’importe ?
Ils ont marché sur mon bonheur.
Ils vivent ailleurs dans la joie,
Ils sont heureux autant qu’ingrats ;
Si par hasard je les coudoie,
Ils ne me reconnaissent pas.
Il me semble que c’est un rêve ;
J’attends, et sans savoir pourquoi :
Habitudes que l’on m’enlève
Je vivais plus en vous qu’en moi.
Avec ma tendresse infinie,
J’ai plus d’amour qu’il n’est besoin.
Qu’ai-je fait pour être punie ?
J’aimais, et l’on ne m’aimait point !
VÉRITÉ
S’il est dans le langage humain,
Grelot pompeux du cœur mobile,
Un mot profondément débile,
Un mot misérable, un mot vain,
Que l’audacieuse faiblesse,
L’orgueilleuse fragilité,
Hélas ! dans leur infirmité
Sans sourire disent sans cesse ;
C’est, à travers nos frêles jours,
Hachés de tant de défaillances,
Souffletés de tant d’inconstances,
C’est l’impertinent mot : toujours !
CHANSON
Le bouquet de roses légères,
Don fragile de son amour,
Avait encor ses fleurs entières,
Tout son éclat du premier jour,
Que déjà, plus passager qu’elles,
L’infidèle rêvait ailleurs.
Ô souriantes demoiselles,
À deux mains gardez bien vos cœurs !
Un jour, quand éclora la vie,
Ce champ si funeste et si beau,
Et que, la paupière éblouie,
Dans un frémissement nouveau,
Vous sentirez vos jeunes ailes
Impatientes des hauteurs,
Ô confiantes demoiselles,
À deux mains gardez bien vos cœurs !
L’enfant rieuse devient femme,
Le feu voilé de son regard
Embrasé bientôt devient flamme,
Alors, alors, il est trop tard !
Un bouquet de roses nouvelles
Survit aux serments les meilleurs :
Ô soucieuses demoiselles,
À deux mains gardez bien vos cœurs !
L’OUBLI
L’oubli, l’austère oubli, l’oubli de toutes choses,
L’oubli qui dit la mort, l’irrévocable oubli,
Ô cœur tempêtueux qui jamais ne reposes,
Cœur aux dédains profonds, cœur d’amertume empli !
L’as-tu trouvé, dis-moi, ce sombre oubli suprême ?
À ceux qui t’ont fait mal as-tu bien pardonné ?
T’es-tu bien abdiqué complétement toi-même ?
L’instant du long sommeil a-t-il enfin sonné ?
Non ! tu te souviens trop ! tu pleures sous de rire !
Je sens là des regrets mal étouffés encor ;
La haine est de la fièvre encore et du délire :
Non ! ce n’est point l’oubli ! Non ! ce n’est point la mort !
Plus d’amour, plus de rêve et plus de haine, oublie !
Arrache le passé de tes jours révolus !
Y survivre est sagesse, y revenir folie :
Oublie, oublie, oublie ! hier n’existe plus.
Août 1856.
JAMAIS
Jamais ! j’ai dit : Jamais ! c’est bien assez d’épreuves !
J’échappe au monde et vais parmi les âmes veuves
Chercher Dieu, qui reçoit le cœur désespéré :
Je veux trouver la paix, et je la trouverai.
Je ferme ma pensée où trop de fièvre monte ;
Plus forte que mon mal, à la fin je le dompte.
C’est trop donner de prix à ces jours insensés,
Dont nul ne peut répondre, et toujours menacés ;
C’est trop donner de poids à cette farce humaine,
Où c’est le plus pervers, le plus brutal qui mène ;
Dans l’abîme sans fond, c’est trop longtemps chercher ;
Il faut voir de plus haut sur son propre bûcher !
Il faut déraciner son cœur de sa poitrine,
En arracher l’espoir trompeur qui le domine,
Qui le fait tressaillir pour le mieux décevoir,
Le mieux déposséder de son propre pouvoir.
Il faut étouffer tout et, quoique l’âme gronde,
Se survivre bien seul, bien au-delà du monde.
Tout me semble d’en haut puéril désormais.
Laissez-moi mon repos ! — Jamais ! j’ai dit : Jamais !
4 juillet 1856.
À CELUI QUI N’EST PLUS
Vous n’êtes plus pour lui prêter courage,
Vous qu’elle aimait et qui l’aimiez !
Et la voilà luttant contre l’orage
Que de loin vous lui montriez.
Tout lui manque et tout l’abandonne,
Nul cœur ne s’ouvre et ne se mêle au sien :
Le vôtre seul le comprenait si bien !
Vous mort, elle n’a plus personne.
Dans cette foule, hostile aux cœurs souffrants,
Et si prodigue en faux sourires,
Les moins mauvais sont les indifférents,
Les plus aimés, ce sont les pires.
Vous le disiez avec des mots si doux
Pour la chère enfant affligée,
Que chaque fois, en sortant d’avec vous,
Elle avait l’âme soulagée.
Ô voix perdue, et qu’en rêve j’entends,
Ô pitié pour jamais absente !
Le temps n’a pas pris mon regret ; le temps
Au lieu de l’affaiblir l’augmente.
Vous n’êtes plus, vous n’êtes plus, je vais
Ainsi qu’une pauvre âme en peine ;
Nulle autre main ne vient, aux jours mauvais,
Comme la vôtre dans la mienne !
CHANT
Oh ! non ! je ne puis pas m’y faire !
Je ne puis me faire à la mort !
J’ai beau me dire que sur terre
C’est ainsi : l’un entre, l’un sort :
Je ne puis me faire à la mort !
Oh ! non ! je ne puis pas m’y faire !
Je ne puis me faire aux adieux !
Mon âme y passe tout entière,
La douleur me brûle les yeux :
Je ne puis me faire aux adieux !
Je ne puis me faire à l’absence,
J’attends encor, j’attends toujours !
En vain c’est l’éternel silence,
La solitude tous les jours :
J’attends encor, j’attends toujours !
LIGNES
Jamais sur un regard plus triste.
De plus de douleurs accusé,
Plus doux regard ne s’est posé
De deux yeux de brune améthyste !
Jamais sur un cœur plus meurtri,
Plus exténué de misère,
Pitié plus sainte ni plus chère
N’a pris semence et n’a fleuri !
Sur l’abîme des destinées
Ainsi se détachent des fleurs
Aux mystérieuses couleurs
Que l’âme garde enracinées !
LES MORTS
Ils sont toujours pareils, éternellement mêmes !
Les morts n’ont pas bougé dans leur recoin perdu :
Leur grave enseignement toujours inentendu
Jette en vain aux vivants ses muets anathèmes !
Rien n’est interrompu du carnaval humain,
Nul deuil n’éteint le rire, et nul glas ne l’abrège ;
Et derrière le mort, pressés à son cortège,
Ce sont les fous d’hier et les fous de demain.
Ô nature, nature exubérante et forte !
Tu triomphes sans cesse en ce duel géant :
Devant la tombe ouverte et le cercueil béant,
C’est toujours l’âpreté de vivre qui l’emporte !
LA NUIT
Descends, ô Nuit, profonde Nuit !
Déroule autour de moi ton ombre.
Dans ma retraite où rien ne luit,
Viens veiller sur mon âme sombre.
Tout dort où ton aile a passé,
Les bruits du monde ont bien cessé,
Je puis pleurer loin de ce monde :
Descends, ô Nuit, ô Nuit profonde !
Bien longtemps laisse-moi pleurer,
Trop de fois il me faut sourire ;
Laisse ce cœur se délivrer
De l’étreinte qui le déchire.
Ah ! mon front pâle et désolé
Peut sous ma main rester voilé,
Je puis écouter ma souffrance :
Ô Nuit, épaissis ton silence !
Tout pouvoir cesse auprès du tien,
La Nuit est à l’âme oubliée ;
Où vient Dieu, l’homme ne peut rien
Contre sa proie humiliée.
C’est presque la tombe et la paix.
Nuit sombre, oh ! ne finis jamais !
Tu prends ceux qu’a bannis ce monde :
Demeure, ô Nuit, ô Nuit profonde !
Août 1855.
STANCES
Si le regret de m’avoir méconnue
Te vient plus tard comme vient le remord,
Ne te dis pas : Qu’est-elle devenue ?
Mon cœur est mort ! mon cœur est mort !
Il faut laisser le passé plein de larmes,
Mon bel amour dans l’exil s’est terni ;
Puisqu’un tel bien te paraissait sans charmes,
Tout est fini ! tout est fini !
Si quelque jour tu songes en silence
À ce bonheur qu’on t’enviait tout bas,
Dis : « Je voulus cette éternelle absence ! »
Ne reviens pas ! ne reviens pas !
Je ne peux plus me trouver dans ta vie ;
À quoi bon, dis ? tu n’en as pas besoin ;
Ma peine amère est d’une autre suivie :
Le rêve est loin ! le rêve est loin !
J’aurais voulu, partageant tes tristesses,
Prendre ma part plus lourde que ta part ;
Le temps n’est plus de ces folles ivresses :
Il est trop tard ! il est trop tard !
J’ai su par toi que tout n’est qu’ironie,
Mon cœur froissé n’a plus battu pour rien ;
Le doute est là, moi-même je me nie :
Le sais-tu bien ! le sais-tu bien ?
Vois-tu, souffrant d’une angoisse trop rude,
Sans que jamais un mot te l’ait redit,
Du fond de l’ombre et de ma solitude,
Je t’ai maudit ! je t’ai maudit !
Pour l’oublier, pour sortir triomphante
D’un long combat dont Dieu seul sait le prix,
Un linceul noir me recouvre vivante :
L’as-tu compris ? l’as-tu compris ?
Loin l’un de l’autre achevons notre route,
Tu me viendras seulement au tombeau ;
Là tu diras sans qu’un témoin t’écoute :
« C’était trop beau ! c’était trop beau ! »
« C’était trop beau, cet amour ineffable,
« Ce dévoûment qui m’était dévolu ;
« Pour l’en punir je me fis implacable :
« Je l’ai voulu ! je l’ai voulu ! »
Mais d’ici là, dans le bruit et le monde,
Joyeusement, va sans tourner les yeux ;
Plus que le deuil chaque joie est féconde :
Reste joyeux ! reste joyeux !
S’il m’arrivait d’être lasse avant l’heure,
De trop souffrir de mon mal ignoré,
N’y prends pas garde et loin de moi demeure :
Je me tairai ! je me tairai !
C’est vers Dieu seul, qui sait ma défaillance,
Que je crierai, si trop lourd est mon sort,
Et si, malgré ta dure indifférence,
Je t’aime encor ! je t’aime encor !
***
Elle l’aimait ! le cœur n’a plus de plaintes,
Lorsqu’il est mort à tout amour humain,
Mais pour jamais ses peines sont éteintes,
Voyez sa tombe au détour du chemin.
Il est là-bas : une larme échappée,
Du fond de l’âme a passé par ses yeux ;
Puis il a dit : « Elle s’était trompée !… »
— Tous deux s’aimaient : Priez pour tous les deux !
1856.
CHANTS
I
Quoi ! le veux-tu, que mon regard se taise,
Et qu’il t’oublie à présent qu’il t’a vu ?
Veux-tu qu’en moi la tourmente s’apaise,
Quoi ! le veux-tu ?
Tous ces trésors que l’âme goutte à goutte,
Mystérieuse et s’épanchant tout bas,
Apporte au cœur qui près d’elle l’écoute,
N’en veux-tu pas ?
Voulez-vous mieux qu’un peu d’indifférence
Vienne s’asseoir et sourire entre nous ;
Voulez-vous mieux un morne et froid silence,
Le voulez-vous ?
Faut-il fermer ce ciel de mes pensées
Qu’un mot de toi faisait enfin s’ouvrir ?
Ce sentiment d’extases commencées
Doit-il mourir ?
Faut-il aller, redemandant la tombe
Aux noirs chagrins plus profonds désormais,
Dire à mon cœur sans qu’une larme y tombe :
C’est pour jamais !
Le sais-tu bien cependant, que sur terre
Se trouvent peu d’amours comme le mien,
Sachant souffrir, mais à la fois se taire :
Le sais-tu bien ?
Faut-il vous dire, en détournant la tête
Pour mieux cacher mon trouble plein d’effroi,
Un long adieu qu’un long sanglot répète ?
Répondez-moi !
Je ne sais pas t’aimer comme l’on aime,
Paisiblement et sans crainte, à demi ;
Si c’en est trop de cet entier moi-même,
Tout est fini !
Je ne veux pas regretter l’heure sainte
Où le bonheur nous a su réunir ;
Je veux garder, quand ma joie est éteinte.
Le souvenir !
Mais, dis-le-moi, que mes craintes sont vaines,
Et qu’à jamais l’un sur l’autre appuyés,
Tous nos ennuis avec toutes nos peines
Sont oubliés !
Janvier.
II
Vois-tu, j’aime à t’aimer et non à te haïr ;
Ma pensée à toi va sans cesse ;
Vois-tu, mon culte aimé, mon aimé souvenir,
C’est ton doux nom que je caresse.
Vois-tu, quand je te dis quelque mot bien amer,
Quand mon cœur offensé te gronde,
C’est preuve encor d’amour, c’est que tu m’es trop cher,
C’est que ma peine est bien profonde.
Vois-tu, j’aime à t’aimer, j’aime à croire au bonheur,
Qu’importe que ce soit un rêve,
Et que le premier vent de doute et de malheur
Soudainement vienne et l’enlève !
Vois-tu, j’aime à t’aimer, à te dire tout bas
Cet ineffable mot : Je t’aime !
Quand même le regret s’acharnant à mes pas,
Viendrait me jeter l’anathème !
J’aime à t’avoir donné tout le meilleur de moi,
Ce qui peut survivre à ma tombe ;
Vois-tu, j’aime à savoir qu’une larme de toi
Me pleurera si je succombe.
Peut-être jamais plus nous ne nous reverrons ;
Jamais plus ici-bas peut-être,
L’un près de l’autre encor nous ne nous redirons
Ce doux secret qui nous pénètre.
Peut-être jamais plus nos regards à tous deux
Ne traduiront notre silence ;
Peut-être pour toujours sont venus les adieux,
Peut-être l’éternelle absence.
Qu’importe ! une heure, un jour, le jour où je t’ai vu,
Où ma main a pressé la tienne,
J’aurai su le bonheur et je l’aurai connu :
Comme à mon cœur qu’il t’en souvienne !
N’AIMONS JAMAIS
Arrachons de notre poitrine
Ce cœur insensé qui bondit,
Où la souffrance s’enracine
Comme un germe amer et maudit !
Le cœur étouffe la pensée,
À son tour étouffons le cœur ;
Que l’âme soit débarrassée
De ce maître dominateur,
Ressuscitons l’intelligence,
Souveraine enfin désormais :
Pour lui conserver sa puissance,
N’aimons jamais, n’aimons jamais !
Ne jouons pas avec la vie
Pour un regard, pour un aveu :
Bien présomptueux qui s’y fie,
Bien fou qui se brûle à ce feu.
L’amour, c’est la chimère sombre
Du grand carnaval d’ici-bas ;
On la poursuit, mais c’est une ombre
Qui va, qui va, qu’on n’atteint pas.
Fuyons ce fantôme funeste
Qui dit à tous : Je vous soumets !
Pour garder de nous ce qui reste,
N’aimons jamais, n’aimons jamais !
L’amour assujettit notre être
Aux tourments qu’il a su créer ;
Hors lui seul tout doit disparaître
De quiconque il veut torturer ;
Tout s’efface, — même, à démence !
L’intime sentiment de Dieu.
Avant l’heure la mort commence.
L’âme croyait poursuivre un jeu,
Et voilà qu’elle arrive au terme
Avec un seul mot : Je l’aimais !
Que de regrets ce mot renferme !…
N’aimons jamais, n’aimons jamais !
N’abdiquons pas pour des chimères
La royauté de nos destins ;
Le voile des larmes amères
Rend nos regards trop incertains ;
Voyons le but qu’il faut atteindre,
Et brisons, pour y parvenir,
L’obstacle qui viendrait enfreindre
Nos devoirs envers l’avenir.
La vie est un fatal problème
Qu’il faut étudier en paix ;
À Dieu seul disons : Je vous aime !
N’aimons jamais ! n’aimons jamais !
1854.
LE MURMURE DE LA MER
Murmure, ô mer ! murmure à l’horizon mouvant !
Au bord de tes rives couchée,
J’écoute ; et ton flot bleu que ride un léger vent,
M’apporte une rumeur cachée.
Bien doux à mon oreille et bien mélodieux
Est ton bruit, mer harmonieuse !
Viens donc ! oh ! viens bercer d’un chant mystérieux
Ma peine aussi mystérieuse.
Ta vague roule, roule, elle roule vers moi,
Impénétrable elle s’avance ;
Laisse-moi me jouer sur l’écume avec toi,
Comme aime à se jouer l’enfance.
Viens-tu me rapporter ces longs jours disparus,
Cette paix qu’en vain je rappelle ?
Mes rêves de bonheur me seront-ils rendus,
Ô mer majestueuse et belle ?
Le ciel profond est clair comme est clair ton miroir,
Clair l’horizon qui se déroule ;
Seule mon âme est sombre et seul mon cœur est noir,
Mon triste cœur que je refoule.
Sur l’aile de tes vents m’apportes-tu l’oubli,
Afin qu’à mes maux je pardonne ?
Et ton reflux va-t-il rouler enseveli
Le regret que je t’abandonne ?
Sur ta vague emportée et bien loin avec toi,
Bien loin je veux suivre les ondes ;
Dieu, ton maître et le mien, et dont tu suis la loi,
Me parle en tes rumeurs profondes.
Je trouverai peut-être en ton sein le sommeil ;
Perdue avec toi dans l’espace,
Mon âme jusqu’au jour de l’éternel réveil
Devant le sort trouvera grâce.
La brise mollement passera sur mon front.
Invisible et lente caresse ;
Et ce que Dieu le dit, les flots me le diront :
Ton murmure en est la promesse.
***
Le soir brumeux descend et couvre de vapeurs
L’onde et le ciel mêlés ensemble ;
Mais Elle est là toujours, écoutant les rumeurs
Que la profonde nuit rassemble.
Le phare au loin s’allume, en même temps qu’aux cieux
L’étoile, qui vient chasser l’ombre ;
La mer phosphorescente a presque un bruit joyeux ;
Seule une âme demeure sombre.
Lion-sur-Mer, 13 août 1856.
BOULOGNE-SUR-MER
C’était par un matin admirable d’été,
Les flots étincelants se déroulaient tranquilles ;
L’aube rouge empourprait les phares immobiles,
C’était une sereine et douce majesté.
Sur les roches de sable et la falaise grise
Des vapeurs serpentaient s’amincissant toujours ;
Et, du fond du vieux port aux sévères contours,
Se dressait le clocher effilé de l’église.
Ô bonheur d’aspirer, libre et paisiblement,
Le front dans la lumière et l’esprit dans le rêve,
Les senteurs de l’espace et les bruits de la grève,
Et d’ouvrir tout son cœur aux brises du moment !
Entre deux coups de vent parfois une éclaircie
Découvre dans le ciel un soleil radieux :
L’âme a ses coups de vent ; mais, de même qu’aux cieux,
Il se fait des clartés d’une heure dans la vie !
LA PETITE PLACE
(Paris).
Je sais une petite place
Aux vieux ais par le temps rongés :
Un arbre oublié s’y prélasse
Le long de débris étagés.
L’herbe entre les pavés croît rude :
Et de toutes petites fleurs
Heureuses de leur solitude
Çà et là jettent leurs couleurs.
Le jour que je l’ai découverte,
Toute seule à la parcourir,
J’eusse en vain cherché l’herbe verte,
Les fleurs prêtes à s’entr’ouvrir.
La terre avait sa blanche hermine,
Trop chargés les ais s’effondraient ;
Par chaque masure en ruine
Les vents sonores s’engouffraient.
Mais je songeais comme la brise
Bientôt succéderait aux vents,
Le soleil à la brume grise,
À l’hiver neigeux le printemps.
Et j’évoquais comme un présage
Les jeunes mousses des vieux toits :
Ô le clair et doux paysage
Rêvé cette première fois !
1859.
DANS LA RUE
C’était un petit pauvre, il mendiait tout bas ;
Sa figure déjà découragée et morne
Marquait des traits flétris tout songeurs et tout las ;
Son maigre petit corps s’appuyait d’une borne.
Et les passants pressés, indifférents et sourds,
N’entendaient point l’appel de sa jeune misère :
Ils ne s’arrêtaient pas, et, murmurant toujours,
L’enfant continuait l’inutile prière.
Aucun d’un tel spectacle empoigné tristement
Ne prenait en pitié le petit enfant pâle ;
Et sur ses froids haillons avec accablement
L’enfant crispait ses mains toutes noires de hâle.
Une femme elle-même, impitoyable aussi,
Allait tourner le coin sans prendre non plus garde,
Quand, à bout de souffrance, exténué, transi,
Le pauvre se redresse et, pour qu’elle regarde,
Il s’élance après elle et, dépliant soudain
Sa blouse où quelque chose et s’agite et tremblote,
Il lui fait voir inerte, ayant comme lui faim,
Sa chère et déjà roide et mourante marmotte.
Lequel de tous les deux la suppliait le plus,
L’enfant près de tomber, ou la marmotte grêle ?
C’étaient les mêmes yeux de tristesse éperdus
Où tremblait jusqu’au fond même larme jumelle.
1858.
MINUIT
Tout est noir, on dirait la mer à l’horizon.
La rafale du vent qui fouette la maison
Contient des bruits de houle et des voix de fantômes.
L’heure sonne son glas par-dessus les vieux dômes.
Ainsi qu’un œil sanglant et sinistre qui luit,
Çà et là des clartés font des trous dans la nuit.
Sous les ponts encaissés clapote l’eau profonde.
Les quais sont seuls : au loin des gardes font la ronde.
Les arbres dénudés ont des cliquetis sourds,
Et la pluie à torrents tombe et tombe toujours.
Apparaissez, sorciers ! dansez vos sarabandes !
Sortez, vivez, parlez, mystères et légendes !
La ville en plein sommeil est à vous : racontez
Les visages humains, tous les masques ôtés.
Chaque bâtiment clos a sa lugubre histoire :
Ce qui nous est caché, c’est cela qu’il faut croire.
Secrets cadenassés tant que dure le jour,
Regret, désir, espoir, remords, vengeance, amour,
Spectres de la pensée, épouvantes de l’âme,
Secouez vos linceuls, levez votre oriflamme,
Rose du cœur de l’homme ose montrer ton ver !
Voici, voici pour tous les longues nuits d’hiver,
L’intermède et l’entr’acte où, libre en sa demeure,
L’acteur joue à la fin son propre rôle et pleure !
AU BAL
Ne fais pas de bruit, oh ! prends garde !
Amortis le pas, ne dis rien !
Le chagrin hait qu’on le regarde :
Quelqu’un pleure ici, sais-tu bien ?
Se croyant seule, inobservée,
Et toute libre de souffrir,
D’un coup de douleur ravivée
Une femme se sent mourir.
Elle a pu fuir inaperçue,
Laissant les quadrilles nombreux :
Quelle flèche en plein cœur reçue
Déchire un passé douloureux ?
C’est une vieille maladie
Ce mal invétéré d’amour,
C’est une vieille comédie
Ces perfides serments d’un jour :
Et pourtant l’éternelle histoire
Du même éternel drame humain
Semble toujours plus triste à croire
De lendemain en lendemain.
N’approchez pas de son silence,
Vous les résignés d’aujourd’hui !
Cet accès d’agonie intense
La soulage : laissez-le-lui !
Là-bas on chante, on danse, on joue,
Le bal enlace chaque main ;
Et le plaisir sur chaque joue
Au lis ajoute le carmin.
Une seule note entendue
Peut-être dans un cœur mal clos
A, pour la pauvre âme éperdue,
Rouvert l’abîme des sanglots.
Laissez-lui l’abri d’un quart d’heure !
Seule, sous le regard des cieux,
Cette femme en détresse pleure
Toutes les larmes de ses yeux !
Ces yeux étranges et pleins d’ombre,
Jadis de soleil éblouis,
Semblent dans leur profondeur sombre
Rouler des rêves inouïs !
Demain, reprenant son courage
Et le secret de sa douleur,
Nul ne soupçonnera l’orage
D’où plus fier va sortir son cœur !
RÉPONSE
Avec ta douleur toute vive
Fais-nous une belle chanson !
(Lettre).
Avec ma douleur toute vive
Je ne puis faire une chanson ;
C’est un long sanglot qui m’arrive,
Une suprême explosion !
Il vient une heure où de la plaie
S’échappent des flots noirs de sang :
Toute parole qu’on essaie
Expire sombre en frémissant.
Avec ma douleur toute vive
Je ne puis que de la douleur :
Plus tard, s’il faut que j’y survive,
Je mettrai l’archet sur mon cœur ;
Et, désespérément farouche,
Les accords que l’on entendra
Feront résonner chaque touche
De tous les rires qu’on voudra !
RETOUR AU PASSÉ
Était-il donc possible encor
De souffrir de pire souffrance
Que les misères de mon sort ?
Tant d’outrage après tant d’offense
Était-il donc possible encor ?
Oh ! combien elle est plus heureuse
L’ouvrière dans son coin noir,
Dont l’aiguille laborieuse
Travaille du matin au soir :
Oh ! combien elle est plus heureuse !
On laisse en paix son pauvre cœur !
On ne vient pas lui railler l’âme,
L’humilier dans sa grandeur,
Torturer ses secrets de femme :
On laisse en paix son pauvre cœur !
Elle est libre dans le mystère !
L’orgueil ne se fait pas un jeu
De ses rêves de solitaire !
Sa pensée appartient à Dieu :
Elle est libre dans le mystère !
Oh ! combien je voudrais m’enfuir
Vers cette solitude ancienne !
Combien je voudrais revenir
À l’aiguille quotidienne !
Oh ! combien je voudrais m’enfuir !
Périsse mon ombre de gloire !
Mes tristes succès douloureux,
Mes titres, hochet dérisoire !
Je les offre à qui voudra d’eux :
Périsse mon ombre de gloire !
LON LON LA
CHANSON
Lon lon la ! les jours se passent
Vides, misérablement !
Lon lon la ! les cœurs se lassent
D’errer éternellement !
Toujours la même folie,
Les mêmes tristes amours,
Et toujours la même lie :
Lon lon la ! toujours, toujours !
Lon lon la ! comme on se leurre
D’être ferme et d’être fier !
Lon lon la ! qu’on rie ou pleure
Demain recommence hier !
Où l’on est tombé l’on tombe !
Nous ne cessons d’être fous
Que les deux pieds sous la tombe :
Lon lon la ! dessous ! dessous !
Lon lon la ! d’un air de ronde
Je voulais railler un peu
Lon lon la ! ce pauvre monde
Si morose dans son jeu !
Mais une angoisse subite
Vint pleurer quand je chantais :
De soi l’on n’est jamais quitte,
Lon lon la ! jamais ! jamais !
À UNE MUSE
Eh bien ! après ? ô pauvre Muse !
Toi qu’on appelle le bas bleu,
Et que tout au plus l’on excuse
D’écrire, si l’on t’aime un peu ;
Eh bien ! après chaque soirée
De nombreux compliments pour toi,
Lorsque enfin te voilà rentrée
Que te rapportes-tu, dis-moi ?
Il n’est pas besoin qu’on te dise,
Hélas ! derrière toi, comment
L’on te raille ou ridiculise :
Tu t’en doutes amèrement !
Ô pauvre femme de génie,
Qui souvent, d’esprit ingénu,
Chante en beaux vers ton agonie,
Et mets ton triste cœur à nu ;
Au lieu de cette sombre lyre
Toute vibrante sous tes doigts,
Qui fait pleurer ou fait sourire
Les moins sensibles à ta voix,
Oh ! combien il serait plus sage,
Oh ! combien il serait meilleur
D’avoir un jeune et beau visage
Qui sans rien dire allât au cœur !
Lorsque, d’une tendresse émue,
Toute seule aimant et rêvant,
Ta chaude parole remue
Un peu de cendre, un peu de vent ;
Le héros, que ton âme invente,
Indifférent sans le savoir,
Se sert de ta plume savante,
De tes vers pour te décevoir !
Il se les apprend et récite,
Imitant le son de ta voix,
Pour en faire hommage au plus vite
À quelque beauté de son choix !
Ô retardataire candide,
Qui parles d’éternel printemps
Avec une première ride
Sur un front qui n’a plus vingt ans !
Quelque fêtée et triomphale
Que soit ta marche sans appui,
C’est la solitude finale
Demain, toujours, comme aujourd’hui ;
Cette compagne qui t’effraie,
Cet isolement sans retour,
C’est la seule réponse vraie
Qui soit faite à ton cri d’amour !
Rentre au logis, toi dont on cause,
Qu’on juge vaine chez les sots ;
Là, derrière ta porte close,
Sanglote enfin à pleins sanglots !
Fais bien ton ardente prière,
Jette à Dieu ton cruel succès !
Aucune main pieuse et chère
Ne prendra la tienne, jamais !
Tout ce qui te suffoque l’âme,
Le poids d’ennuis à récolter,
Ô pauvre Muse, ô pauvre femme.
Toute seule il le faut porter !
Tandis que, tout simplement belle,
(Tout le reste est dérision) !
La plus vulgaire demoiselle
Aura son lot d’affection.
Vois-tu bien, être aimée et vivre
De dévoûment et de bonheur,
Rien de cela n’est dans le livre
Qu’avec du sang signa ton cœur.
SUR UNE FEMME ABANDONNÉE
Ce n’est pas elle qu’il faut plaindre,
Cœur tendre, cœur loyal, cœur noble et douloureux ;
C’est celui qui feignit une âme pour l’atteindre
Et vite la briser en deux !
Celui qui recrépit pour elle
Son cœur, dès longtemps mort, d’un jeune et chaud rayon,
Et, lui chantant l’amour comme une ritournelle,
Se dit joyeux : mon piège est bon !
Non ! malgré sa publique injure,
Son angoisse dont nul n’a sondé la moitié,
Ce n’est point elle qui, devant tous, je le jure,
A le plus besoin de pitié !
Non ! ce n’est point la pauvre femme,
Ruine désolée, épave sans aveu,
C’est l’homme tout-puissant, tout absous, tout infâme
Qui s’est joué d’elle et de Dieu !
Donner sa vie, et plus peut-être,
Expier à jamais le crime d’aimer trop,
C’est horrible et brutal ; pourtant il vaut mieux être
La victime que le bourreau !
1854.
L’AUTOMNE
La nature est toute apaisée.
Ce n’est plus le torride juin
Dont l’âme entière est embrasée,
Et l’hiver n’est qu’à mi-chemin ;
Voici les jours de grise automne,
Atténués, humbles, discrets ;
Voici les brises où résonne
Le chœur auguste des forêts.
Les feuilles, encor vigoureuses,
Se nuancent de reflets roux ;
Les molles brumes vaporeuses
Flottent fines autour de nous.
Ô mon cœur ! s’il se peut, repose,
Avant l’hiver, après l’été !
Le repos est si douce chose,
Si douce est la tranquillité !
T’a saison torride est passée ;
Pas à pas, l’automne est venu,
Attiédissant ta pensée,
Jetant l’ombre sur ton front nu !
Fais une halte dans ta vie !
Plein d’orage encor, dis-toi bien
Qu’ici-bas tout se pacifie,
Et prends le calme, s’il te vient !
ASPIRATION
Les lointains gris, les lointains gris,
Oh ! comme ils font rêver, quand le vent passe et pleure,
Quand les cloches d’église, au loin, font tinter l’heure,
Frappant les airs de leurs grands cris !
Au lieu de vivre emprisonnée,
Que ne suis-je à l’air libre et sous les libres cieux,
Berçant ma plainte au bord des océans brumeux…
Oh ! bien loin que ne suis-je née !
CHANT
J’ai tout compris : ne me dis rien !
L’heure des adieux est venue.
C’est une angoisse trop connue…
Une larme tombe, c’est bien !
J’ai tout compris : ne me dis rien !
Prends garde que mon cœur se brise :
Pars vite, ne t’attendris pas.
La joie est peut-être où tu vas…
Que cette larme te suffise :
Prends garde que mon cœur se brise !
La vie est un flot : suis son cours !
Près de cette autre qui t’appelle
Va jurer que tu n’aimes qu’elle !
Le rêve est fermé pour toujours :
La vie est un flot, suis son cours !
Et cependant tu m’as aimée !
Déjà tu ne te souviens plus,
Tous tes serments se sont perdus
Comme s’envole une fumée :
Et cependant tu m’as aimée !
À UNE FEMME
Ce possible bonheur d’un jour,
Cette apparence de l’amour,
Ô rêveuse passionnée,
Où cela t’aurait-il menée ?
Quand ce qui lui semblait vos jeux
Soudain devenant sérieux,
Il fût par quelque sortilège
Tombé lui-même dans son piège ;
Quand bien même une pauvre fois
Pris au son de sa propre voix
Au feu de la tienne enflammée,
Pour une heure il t’aurait aimée,
Eh bien, après ? ô folle ! après ?…
Oh ! Dieu te garde des regrets
Qui d’un douteux et court délire
Font un réel et long martyre !
CHANT
Oh ! crois-moi, je n’y pense plus !
Je n’y pense plus, je t’assure !
Tant de pleurs que j’ai répandus
Ont enfin éteint ma blessure :
Oh ! crois-moi, je n’y pense plus !
Quand je passe de son coté,
Où je le rencontrais naguère,
Je vais d’un pas précipité,
Je regarde à peine en arrière
Quand je passe de son côté !
Je l’ai tout à fait oublié,
Je me le dis avec délice ;
Mon cœur se serre humilié
En songeant à l’ancien supplice :
Je l’ai tout à fait oublié !
Mais toi qui le vois, oh ! sais-tu
S’il est autant que moi paisible,
S’il a longuement combattu
Avant de se rendre insensible ?
Oh ! toi qui le vois, le sais-tu ?
Parle-m’en longtemps, ne crains rien !
Je suis délivrée à cette heure !
Si je suis triste, oh ! crois-le bien,
C’est d’autre chose que je pleure :
Parle-m’en longtemps, ne crains rien !
QUESTION
Lorsque tu vois au cimetière
Escorter quelque jeune bière
Recouverte d’un long drap blanc,
Et qu’avec respect saluant
Un vieillard pâle à front de neige
Tu laisses passer le cortège ;
Oh ! devant ce modeste deuil,
Ce maigre, cet étroit cercueil
Où deux petits pieds sont tranquilles,
Deux petites mains immobiles,
Où, pour toujours cloué, s’est clos
Un cœur, cet abîme à sanglots !
Oh ! ne sens-tu pas ta pensée
Effroyablement secouée ?
Comme en songe, n’entends-tu pas
Un cri d’adieu, l’appel d’un glas ?
Ne revois-tu pas en toi-même
Quelque mourant visage blême ?
Sur le plus pauvre des grabats
Il est, quelque part ici-bas,
Un vieillard sans pain ni famille
Qui te redemande sa fille :
Oh ! le solitaire convoi
De la morte d’amour pour toi !
1849.
VIEILLES LETTRES
Je les ai toutes rassemblées
Feuille à feuille, sans rien rouvrir,
Et je ne les ai pas brûlées :
J’aurais eu peur d’en trop souffrir !
Mais au fond d’une sombre armoire,
Vieux bahut d’ébène incrusté,
Et dans un long coffret d’ivoire
Pêle-mêle j’ai tout jeté !
J’ai mis les roses desséchées,
Les livres qui parlaient d’amour,
Et jusqu’aux faveurs détachées,
Qui les avaient noués un jour.
Avec elles, la mort dans l’âme,
J’ai mis, pour ne plus les revoir,
Les parures de jeune femme
Qui le mieux fui plaisaient le soir !
Et pendant la besogne austère
Qui lentement s’accomplissait,
Je sentais, entre ciel et terre,
Que mon propre convoi passait !
Sans cortège ici que moi-même,
Ces choses, successivement,
Implorant un oubli suprême,
Étaient bien mon enterrement.
Dans chaque lettre, chaque livre,
Dans chaque pétale de fleur,
Avait pu battre, avait pu vivre
Et mille fois mourir mon cœur !
J’ai scellé d’une triple chaîne
Le profond coffret douloureux,
J’ai fermé le bahut d’ébène ;
Et les deux clés, toutes les deux,
Leurs anneaux et leurs ciselures,
Leurs chiffres qui brûlaient mes doigts
D’anciennes et vives brûlures,
J’ai tout précipité des toits !
NOVEMBRE
Le soleil quitte les cieux ;
Sous son manteau pluvieux
L’hiver, ce vieillard morose,
Rouille la dernière rose.
La brume emplit le bois clair,
Novembre bruit dans l’air,
Le vent mugit à nos portes :
Songeons aux amitiés mortes !
Qui nous réchauffaient si bien
Lorsque, ne doutant de rien,
Ne nous raillant point nous-même,
Nous aimions comme on nous aime.
Au feu vif du souvenir
Invitons à revenir
Pour ranimer nos pensées,
Nos félicités passées !
Oh ! oui, nos félicités !
Quelques pleurs qu’ils aient coûtés
Ces amours dont nous aimâmes
Épanouissaient nos âmes !
Pour un jour redevenons
Ce qu’autrefois nous étions
Avant nos décrépitudes :
Repeuplons nos solitudes.
Sous nos esprits dépouillés
Tant de songes gaspillés
Ne sont qu’endormis, peut-être !
Et, qui sait, pourront renaître !
Qu’importe ! embaumons pour eux,
Au fond de nos cœurs pieux,
Un fidèle reliquaire
Où se plaise leur poussière !
LA PETITE MAISON
Dieu garde la maison, la petite maison
Déserte sur la plage !
Voici les vents d’hiver, et la dure saison
Sévit sur le rivage.
Dieu garde la maison, la petite maison
Du pêcheur solitaire !
La neige est dans la brume au bord de l’horizon,
La neige est sur la terre.
Dieu garde la maison, la petite maison
Tremblante au flot qui gronde !
L’ouragan est si noir, l’océan si profond,
Elle est si loin du monde !
LES PÊCHEURS
Ils regardent venir et s’enfuir les marées ;
Leurs petites maisons basses, désemparées,
Aux toits plats, envieillis, lutteurs de cent hivers,
Revêtent le varech et le brouillard des mers ;
Et le long du rivage, à l’immense étendue,
Ce sont des filets noirs jusqu’à perte de vue.
Ici la terre cesse, ici rien n’est vivant,
Nul bruit humain ne trouble et n’effare le vent.
Tout seuls de grands oiseaux à sinistre envergure
Jettent leurs cris plaintifs au flot qui se torture.
Les placides pêcheurs, à l’œil indifférent,
Livrent leur barque frêle et mince au dur courant.
De semaine en semaine et d’année en année
Même éternelle vie est chaque jour menée.
La brume à l’horizon, des nuages dans l’air,
Des grains inattendus, des coups de vents en mer,
Parfois dans l’ouragan des barques chavirées
Çà et là sans pilote et sans mât rencontrées…
Souvent, par dessus bord disparu par hasard,
Un matelot de moins au retour qu’au départ,
Des abandonnements seul à seul avec l’onde
Et des silences, tels qu’il n’en est point au monde…
Voilà toujours pareil, toujours recommençant,
Le spectacle qui s’offre au pêcheur en naissant.
La vague est sa nourrice et lui soigne sa tombe.
Et les filles du port aux doux yeux de colombe.
Aux francs rires joyeux que l’on entend chanter,
Oubliant tous les deuils qu’elles ont vu porter
Joignent leurs gais printemps à ces jours pleins d’épreuves :
Plus tard mères sans fils, ou bientôt pâles veuves !
SOUVENIR DE DOUVRES
Au bord des flots croulants et sous les cieux chargés,
Au bruit des grandes voix sous la houle grossies,
Comme la nuit tombait en brumes épaissies
Et que les quais déserts ruisselaient submergés ;
Une femme chantait un vieux psaume biblique,
Ses haillons flagellés cinglaient son maigre corps,
Mais toute au sens profond de ses pieux accords
Son âme avait passé dans le divin cantique.
Et le respect renait au cour le plus durci,
Et l’extase montait au front le plus rebelle
De voir transfigurée une misère telle,
Et d’entendre les cieux glorifiés ainsi !
CHANSON
Dis-moi, qu’as-tu fais, ma chérie,
Qu’as-tu fait, dis-moi, de ton cœur ?
Ta jeunesse est encor fleurie,
Y croit-il toujours le bonheur ?
Dis-moi, qu’as-tu fait, ma chérie,
Qu’as-tu fait, dis-moi, de ton cœur ?
Tes yeux versent un charme étrange
Sous ton bleu regard de velours,
Et derrière leur noire frange
Il y fait soleil tous les jours :
Tes yeux versent un charme étrange
Sous ton bleu regard de velours.
Quel talisman, quelle amulette,
Quel don magique as-tu reçu ?
Ta vie est toujours en toilette,
Aucun de tes vœux n’est déçu :
Quel talisman, quelle amulette,
Quel don magique as-tu reçu ?
— De ma jeunesse et de mon rêve
J’ai fait un rire tout du long ;
Je m’endors comme je me lève
Avec des roses sur mon front :
De ma jeunesse et de mon rêve
J’ai fait un rire tout du long.
De mon cœur qui vibre et palpite,
De mon cœur qu’est-ce que j’ai fait ?
Mon rouge cœur battait trop vite,
Mon cœur tout rouge m’étouffait.
De mon cœur qui vibre et palpite,
De mon cœur qu’est-ce que j’ai fait ?
J’en ai fait ce que vous en faites,
Le plus dur des petits cailloux.
Un cœur chaud est un trouble-fêtes,
Il faut le glacer, voyez-vous :
J’en ai fait ce que vous en faites,
Le plus dur des petits cailloux.
CHANT
N’y touche pas ! n’y touche pas !
Si tu savais toute ma peine,
Toute ma peine, hélas ! si vaine
Pour qu’il souffre et pleure plus bas :
N’y touche pas ! n’y touche pas !
N’y touche pas ! n’y touche pas !
Ô mon pauvre cœur plein de larmes !
Si tu l’ouvres et le désarmes
Il t’effraiera toi-même, hélas !
N’y touche pas ! n’y touche pas !
N’y touche pas ! n’y touche pas !
Laisse faire au leu dans mon âme !
La flamme dévore la flamme,
C’est la ruine et le trépas :
N’y touche pas ! n’y touche pas !
1860.
CHANT
Celui que j’attends ne vient pas !
Hélas ! et c’est si long d’attendre !
Mon cœur, trop prompt à le défendre,
Mon triste cœur lui-même est las :
Celui que j’attends ne vient pas !
Celui que j’aime ne vient plus !
Il a passé, d’humeur légère ;
La minute où j’ai pu lui plaire
S’efface en des brouillards perdus :
Celui que j’aime ne vient plus !
C’était bonjour ! ce fut adieu !
C’était soleil, ce fut nuit noire !
Ma folie est de n’y point croire :
Le bonheur a duré si peu !
C’était bonjour ! ce fut adieu !
CHANT
C’est un amour manqué : triste en serait l’histoire.
L’on s’est vu, l’on a cru pour toujours se lier ;
Un seul, tout seul aimait : victime expiatoire !
Et ce cœur-là ressonge et ne peut oublier.
C’est un amour manqué : fleur qui n’est point éclose,
Sourire vite éteint, ciel qui s’est refermé !
Rencontre sans aveu, bientôt adieu sans cause :
Hélas ! le moins aimant toujours le plus aimé !
Ainsi de frais boutons jamais n’épanouissent !
Le cœur est tout jonché de ces pâles décors ;
Mais le silence est plein de soupirs qui frémissent
Quand le regret remue en nous ces débris morts.
CHANSON
Amour, avec sa flèche aiguë
M’avait menacée un moment ;
À cette feinte inattendue
Je pris peur, je ne sais comment.
Mais ce fut de courte durée,
Ma vive frayeur s’envola :
Amour, amour, ailleurs que là
Dirige ta flèche acérée !
Allume ailleurs ton incendie,
Roule ailleurs tes fauves éclairs ;
De ta cruelle comédie
Joue ailleurs les actes divers.
Je sais ta vieille ritournelle,
Tes flammes, je les sais aussi :
Amour, amour, ailleurs qu’ici
Déploie en souriant ton aile !
Et ne crois pas quand l’on te chasse
Qu’on soit blessé d’un souvenir,
Et, d’un cœur las, d’une âme lasse,
Qu’on veuille en paix ne plus souffrir !
Non ! mais le front où tu te poses
Veut l’ombre plus que tes fleurons :
Amour, amour, sur d’autres fronts
Porte ta couronne de roses !
1864.
CHANT
Senteurs des pins que la brise balance,
Paix des grands bois sous le jour affaibli,
Tranquillité des champs, profond silence,
Versez-lui, versez-lui l’oubli !
Fermez son cœur, influences sereines,
Taisez le nom dont il est trop rempli.
Chants des oiseaux, murmures des fontaines,
Versez-lui, versez-lui l’oubli !
Ô souvenirs, effacez-vous pour elle,
Rêves trop chers de son printemps pâli.
Vents qui passez, touchez-la de votre aile.
Versez-lui, versez-lui l’oubli !
Qu’une autre rêve ! elle, il faut qu’elle oublie !
Ah ! pauvre cœur, sommeille désormais !
Rumeurs des soirs sur la mer assouplie,
Cieux brillants, versez-lui la paix !
EFFROI
Cette éblouissante lumière
Dont les jeunes yeux sont surpris,
Est-il bien vrai qu’elle n’éclaire
Sur les sommets que des débris ?
Quoi ! cette incomparable aurore
De l’âme humaine à son matin,
C’est la même clarté qui dore
L’esprit de l’homme à son déclin ?
Quoi donc ! est-il inévitable
De passer successivement
Par chaque étape lamentable
Qui mène au dernier croulement ?
Quoi ! faut-il donc la monter toute,
Cette montagne aux durs cailloux,
Où restent, sanglants sur la route,
Toujours quelques lambeaux de nous ?
Tout soi-même et tout son bagage
Ne peut-on, dès le premier trou,
Le premier piège du voyage,
Le laisser tomber n’importe où ?
Ce qu’il faut en détail comprendre,
Ce qu’il faut en détail souffrir,
Ne peut-on d’un seul coup l’apprendre,
Ne peut-on d’un seul coup mourir ?
PENSÉE
Toutes choses nous sont prêtées,
Souvent pour peu d’instants bien courts,
Toutes choses nous sont ôtées,
Celles-là même et pour toujours !
Joie ou tristesse, rien ne dure,
Ici-bas rien de permanent :
Présomptueuse créature
L’homme change comme le vent !
Consolons-nous donc dans nos peines,
Dans nos larmes consolons-nous !
Les pires âpretés humaines,
Les plus noirs chagrins s’en vont tous,
Comme s’envolent en fumées
Nos jeunes rêves merveilleux,
Nos vives amours enflammées,
Ce que nous chérissons le mieux !
Ainsi s’écroulent en poussière
Comme une vanité de plus,
Les grandes douleurs de la terre,
Quel que soit le nom mis dessus !
L’homme, de débile nature,
Est entraîné par les courants,
Et souffre, selon sa mesure,
Un peu de tout, mais pas longtemps !
À LAMARTINE
À LAMARTINE
Et quand le cœur d’un peuple est devenu sa Lyre,
L’écho s’appelle Gloire et devient immortel.
Lamartine.
Oui, nous partagerons ton royal héritage !
Nous ne laisserons pas tomber au vent d’oubli,
Ta lyre aux flammes d’or, la gloire de notre âge !
Nous resserrons nos rangs plus étroits aujourd’hui.
Chacun de nous sera ton disciple Elisée.
Plus le siècle est mauvais, plus nous protesterons !
L’âme peut sembler morte et paraître écrasée :
L’âme humaine est vivante, et nous le prouverons !
Oui, nous serons les purs, nous serons les poètes !
Le monde, qui se trompe en courant aux faux dieux,
Reviendra sur ses pas, écoutant ses prophètes :
Nous dirons les chansons qui vibrent sous les cieux.
Indomptés, invaincus, fermes, croyants quand même,
Calmes sous l’ironie et fiers sous le dédain,
Nous mènerons l’esquif vers le salut suprême :
Pilotes du danger, nous savons le chemin !
Malgré les flots, malgré les vents, malgré l’orage,
Prenons le gouvernail, et sauvons l’équipage !
Le 4 mars 1869.
PAIX
Dors enfin ! dors, soldat ! retire ta mitraille !
L’armure épaisse est lourde, et tes membres sont las !
Dors, soldat ! rêve en paix à ton champ de bataille :
C’est la trêve de Dieu qu’un bon somme ici-bas !
Dors enfin ! dors, poète ! Ôte ton cœur ! sommeille !
La journée est si longue et le chemin si dur !
La nuit va t’apporter une hymne sans pareille :
Le silence est l’asile où rayonne l’azur !
Dors, âme abandonnée, âme qu’on sacrifie !
Dormez, vous qui souffrez ! vous qui pleurez, dormez !
Goûtez l’oubli profond des choses de la vie :
Il est doux de paraître et d’être inanimés !
À NOBODY
Moi, je n’ai voyagé qu’en un sombre pays,
Le noir pays de l’âme humaine :
C’est là que tous mes vers ont été recueillis
Selon le vent qui m’y promène.
À la flamme du cœur ils ont été forgés,
Le sang du cœur fut leur rosée :
Tous les âpres soucis dans l’ombre interrogés
Ont fait leur plainte inapaisée.
Sur le morne océan des muettes douleurs,
Vagues sourdes, écueils intimes,
Ma pensée a creusé de telles profondeurs
Que j’ai vu le fond des abîmes !
Les plongeurs sous les flots et les rochers marins
Ont les perles étincelantes ;
Et les hardis penseurs, ces chercheurs souverains,
N’ont que des larmes ruisselantes.
La fleur de l’Idéal, ce beau lis radieux,
Éternellement poursuivie,
On la demande à l’homme, on la demande aux dieux,
On la cherche toute la vie.
Entrevue en un cœur l’âme frappe à ce cœur :
« Ouvrez ! » dit l’âme illuminée ;
« Ouvrez ! de par le Rêve et de par le Seigneur ! »
La porte reste condamnée.
C’est toujours un mirage et toujours un désert :
La fleur n’est qu’une ardente épine !
Elle éblouit, fascine…, elle entraîne et vous perd,
Elle ensanglante, elle ruine !
Lorsqu’une âme absolue, en sa fière beauté,
Immuable offre sa tendresse,
On lui change en poison ce nectar enchanté,
En épouvante son ivresse !
Dès qu’un semblant d’amour à votre amour répond,
Ô la décevante capture !
Le piège a sa victime, et l’angoisse est au fond :
L’amour est faux, la peine est sûre !
Moi, je n’ai voyagé qu’en un sombre pays,
Le cœur humain fut mon domaine ;
Et les profonds sanglots qu’en mes vers j’ai redits
Sont la chanson de l’âme humaine !
TABLE DES MATIÈRES
***
Préface de la première édition…
Préface de la troisième édition…
***
POÈMES ET PORTRAITS
À la Muse — Dédicace…
Blanche…
Jobbie…
Maria…
Lucie…
Madeleine…
L’innocente…
Déshérités…
Elles…
Claire…
Rosina…
La Rêveuse…
Conchita …
Portrait…
Erwige…
Portrail…
Clary…
Portrait…
Meshra…
Alberte…
***
CHANTS ET PENSÉES
À Nobody : Dédicace…
Les Larmes…
À Camille…
À M. A. de Lamartine…
Chanter et prier — Réponse de Lamartine…
À Charlotte Brontë…
Le Destin…
Refus…
Pascal…
Prière…
Résolution…
Résignation…
Sonnet…
Vœu…
Apparition…
Chant…
À mon enfant qui va naître…
Jalousie de mère…
À mon fils, le jour de sa première Communion…
L’Aumône d’un enfant…
Fleurs de Monceaux…
À Béranger…
Réponse de Béranger…
Le 24 février…
À M. de Lamartine…
Réponse à des vers contemporains contre la poésie…
Sur un Album…
Dans l’Église…
À une fiancée..
Pensée en voyant emporter le cercueil d’une petite fille…
Misanthropie…
Départ…
À Sidi-El***…
Souvenir de Gênes…
Les Mules turques…
Repos dans la campagne…
La Fleur hollandaise…
Serment…
Aux choses d’ici-bas, quoi ! tu te rapetisses !…
Pensée : Qu’importe la souffrance…
Pensée : Ce qu’il faut quand tout manque…
Chant…
Aspiration…
Le Sommeil…
À la Solitude…
La Coupe d’or…
À Michel-Ange…
À un poète…
Réponse…
Away ! Away !…
Consolation…
La branche de Troène…
Chant…
Ne mets pas ton pied sur les tombes…
Rêverie…
Une prière…
Conseil…
Au même…
Ne la dispersons pas, cette vie éphémère…
La Délaissée…
Vérité…
Chanson…
L’oubli, l’austère oubli…
Jamais…
À celui qui n’est plus…
Chant : Oh ! non ! je ne puis pas m’y faire !
Lignes…
Les Morts…
La nuit…
Stances…
Chants : Quoi ! le veux-tu ?…
Chants : Vois-tu, j’aime à t’aimer…
N’aimons jamais…
Le Murmure de la mer…
Boulogne-sur-Mer…
La petite place…
Dans la rue…
Minuit…
Au bal…
Réponse (Avec ta douleur toute vive)…
Retour au passé…
Lon lon la !…
À une Muse…
Sur une femme abandonnée…
L’automne…
Aspiration…
Chant : J’ai tout compris !…
À une femme…
Chant…
Question…
Vieilles lettres…
Novembre…
La petite maison…
Les Pêcheurs…
Souvenir de Douvres…
Chanson…
Chants : N’y touche pas ! n’y touche pas ! …
Chants : Celui que j’attends…
Chants : C’est un amour manqué…
Chanson…
Chant : Senteur des pins…
Effroi…
Pensée…
À Lamartine…
Paix…
À Nobody…
