Merci à Clément Barnavon pour la numérisation et l’édition de ce texte !
La Voix des heures
de Gisèle Vallerey
Prix Jacques Normand
Paris, Eugène Figuière
1929
À MA MÈRE
Maman, tu m’as donné, avec la vie, le besoin de chérir et d’exprimer la Beauté.
Cette joie suprême et ce suprême refuge, je te les dois.
Et c’est pourquoi j’écris ton nom avec une pieuse tendresse, c’est pourquoi je le donne comme guide à ces pages.
Il est dans la voix de toutes mes heures.
Gisèle VALLEREY.
Grasse, 1928.
Narcisse
NARCISSE
Oh ! si chacun de nous se penchait au miroir
Que toute conscience offre sans artifice,
Pourrait-il bien jurer qu’il a pu s’entrevoir
Sans reconnaître en lui ton visage, Narcisse ?
L’IDOLE
Nymphe, éloigne de moi ton amour importun,
Et si tu veux, ce soir, en accorder l’aumône,
Tends-le, dans tes doigts blancs, au sourire du Faune.
Peut-être, obscurément, en souhaite-t-il un.
Mai traîne dans les bois son manteau de parfum ;
La lune s’est posée à la cime de l’aune ;
Et l’Homme aux pieds de chèvre a cligné son œil jaune,
Pendant qu’un long frisson passait sur son poil brun.
Va-t’en vers lui… Mon cœur appelle une autre étreinte.
Là-bas, au bord de l’eau qui murmure et qui tinte,
Entre les joncs rêveurs, les dormants nénuphars,
Je m’en vais contempler la vision que j’aime :
Le temple qui l’abrite est fait de flots blafards,
Car j’adore ce dieu qui se nomme « Moi-même » !
PUISSANCE
Sans arrêt, j’ai couru jusqu’au bout du vallon.
Devant moi, dans l’air frais, s’envolait mon haleine ;
Mes pieds allaient, rythmés par le chant de Silène,
Si vifs, que je sentais des ailes au talon.
Puis, mon poing a lancé le lourd disque de plomb
Vers le but qu’est cet if, au milieu de la plaine.
Et, triomphant du Poids, de fierté l’âme pleine,
Entre mes bras ouverts, j’ai pris le matin blond.
Ô vent de la nuée, ô sève de l’écorce,
Mouvement, feu du Sol, vous êtes dans ma force
— Impétueux torrent que n’arrête aucun mur ! —
Et je roule en mon sang le geste de furie
Des Titans orgueilleux pour qui l’immense azur
Semblait être la vraie et la seule patrie !
M’ENTENDRE
Et voici que revient la saison des pipeaux.
Ô satyre cornu qui ris entre les branches,
Et toi, fille du Sol, Dryade aux belles hanches,
Approchez, car je veux égayer mon repos !
Cette flûte rustique et faite des copeaux
D’un roseau lisse et droit que terminent des anches,
Mélodieusement, sonne sous mes mains blanches
Mieux que n’ont jamais pu les cloches des troupeaux.
Entendez cette note où nulle voix n’arrive,
Ni chant d’oiseau, ni bruit de vague sur la rive,
Ni soupir de la brise errant au gré du soir ;
Et celle-ci, pâmée et douce et sans pareille…
Heureux qui, près de moi, pourra venir s’asseoir
Et du jeu de mes doigts, enchanter son oreille !
DANS LE MIROIR
Mes yeux sont deux bluets éclos dans ton frisson,
Ô Source, et tu pâlis la rose de ma bouche ;
Mes cheveux rayonnants que la brise effarouche
Ondulent sur ton eau, comme au vent, la moisson.
Et mon corps pur et nu qu’encadre le buisson,
Mon corps aimé des Dieux, seul digne de leur couche,
Est un blanc nénufar que de son aile touche
La libellule d’or, fille de ta chanson.
Tu me tends, en courant, à l’azur de la nue,
Au soleil printanier, à l’aurore ingénue,
Comme un vivant bouquet que ton onde a cueilli.
Et les Nymphes des bois se demandent entre elles
Quelle divine ardeur a, du Monde vieilli,
Fait jaillir cette gerbe aux senteurs immortelles ?
POURQUOI ?
Ma main vient d’effleurer l’aile d’une colombe,
Mais aussitôt l’oiseau s’est élevé dans l’air ;
J’ai cherché dans la ruche un rayon de miel clair,
Mais l’essaim m’a chassé, tourbillonnante trombe :
Alors j’ai ramassé cette feuille qui tombe,
Mais, d’entre mes deux doigts tendus d’un geste fier,
La brise l’arracha, dans le temps d’un éclair…
Sitôt né, mon désir s’est couché dans la tombe.
Pourquoi ? J’ai piétiné le sol, plein de dépit,
Et, contre le dieu Pan, l’immortel Décrépit,
Sans respect et sans peur, j’ai proféré l’injure.
Pour ce que moi, le fils chéri de la Nature,
L’Homme, je n’ai pas pu briser ce faible joug,
Qu’est le vol d’un insecte ou le vent du mois d’Août ?
LA VRAIE PRISON
Non, nulle de vos nuits, Immensités célestes,
Non, pas un de tes jours, Soleil, roi de l’Été,
N’a pu remplir mon cœur d’autant de volupté
Que ne l’ont fait mes mots, ma pensée ou mes gestes.
Et les rêves subtils où se plaisent mes siestes
Me paraissent donneurs de plus d’Éternité,
Et plus dignes des Dieux que n’ont jamais été
Ce temple lumineux et ces sites agrestes.
Les Plaisirs sont néant et les Départs sont vains ;
Je porte au fond de moi le meilleur des levains,
Celui qui fait la joie et le plus beau voyage,
Et qui pose sur eux le plus vaste horizon.
Je garderai mon chant, même dans une cage,
Le vide de mon âme est ma seule prison !
CRÉATEUR
Tout l’infini du ciel s’est posé sur mon toit ;
Et, dans les flots d’azur, le chaud soleil navigue
Pour ouvrir cette rose et dorer cette figue
Que mes lèvres boiront, que cueillera mon doigt.
Et si la source est fraîche, et si le roseau croît,
Et si la nuit se fait autour de ma fatigue,
Et si d’odeurs, de chants, la Nature est prodigue,
Une voix, dans mon cœur, proclame : « C’est pour toi ! »
C’est vrai. La vie est là, si j’y mêle mon âme :
Je suis plus qu’un écho, qu’un miroir, qu’une flamme,
L’Univers n’est créé qu’avec tous mes instants !
L’Amour lui-même est roi, parce que j’ai vingt ans.
Et je pleure le jour qui verra, solitaire,
Sous mon étroit linceul, le néant de la Terre !
À MOI
Ce palais est de marbre et l’or fleurit son dôme ;
Ses colonnes d’albâtre aux contours ciselés
Si délicatement qu’ils paraissent ailés,
Sont le plaisir du prince et l’orgueil du royaume…
Mais, par les soirs de Juin, où la Nature embaume,
Assis dans le vallon, je vous ai contemplés,
Avec bien plus d’amour, ô toi, mon champ de blés,
Toi, ma simple maison qu’abrite un toit de chaume !
Vous tenez peu de place, et je vous vois si grands.
Sol que j’ai travaillé, doux Seuil de mes parents,
Que les temples des Dieux, les cités des monarques.
S’annihilent pour moi, devant votre douceur !
Oh ! l’Érèbe lui-même, où vont, filant, les Parques,
Je le préfère au Ciel, si j’en suis possesseur !
MA VIE
Le Fleuve, en longs soupirs, passe traînant ses flots ;
La Rivière gémit dans les branches du saule ;
Et la Nymphe, cachant son front sur son épaule,
Au deuil de la Nature, a mêlé ses sanglots :
Le grand cerf est tombé, percé de javelots ;
Là-bas, le prisonnier s’est éteint dans sa geôle ;
La Terre a tressailli de l’un à l’autre pôle,
Et l’Hiver a fauché les calices éclos.
Eh qu’importe à mon cœur où le sang tiède roule
Ce dont souffrent les jours, ce que pleure la houle !
Ils vivaient, ils sont morts : inéluctable loi !
Et quoi, ce pâtre aussi ? ce double de mon âme ?…
C’est bien triste, et les Dieux s’acharnent contre moi !…
Mais que mon bras est blanc, que mes yeux ont de flamme !
À LA DÉESSE
Ô fuyante Astarté, symbole de chimère,
Je ne chercherai pas les vestiges menus
Qu’aux routes de l’azur ont laissé tes pieds nus,
Car j’ai trouvé sans toi, le Pays-où-l’on-erre.
Le royaume où l’étreinte est sans fatigue amère
Dont on n’a pas jaugé les pôles inconnus,
Et dont les voyageurs ne sont pas revenus
Sans un peu d’éternel dans leur vie éphémère.
Je parcours l’Infini ; de l’Espace et du Temps,
Sans aide, je maintiens les chevaux haletants.
Et les jours nuancés, les soirs semés d’opales,
Sont nés de mon désir, pour l’ardeur de mes yeux.
Puisque je suis le roi des Rives idéales,
Puis-je sincèrement me courber vers les Dieux ?
SACRIFICE
Le sang de l’agneau blanc a coulé pour l’offrande ;
Et, du panier de jonc, de feuilles recouvert,
J’ai tiré les doux fruits que m’a laissés l’Hiver,
Le gâteau de miel d’or et les fleurs en guirlande.
Puis, ayant accompli ce que la Loi commande,
Mes yeux se sont levés vers l’azur grand ouvert
Sur la pente veillait l’ombre d’un cyprès vert ;
Le matin était plein d’une senteur d’amande.
Et mon regard cherchait au-dessus de l’autel,
En éclatants contours, ta présence, Immortel !
Mais rien ne palpitait et le ciel restait vide.
Alors, voyant ma chair, sur mes muscles puissants,
Vibrer d’ardent orgueil et de jeunesse avide,
J’ai compris qu’à moi seul devait aller l’encens !
AIMER
Ô ! trésor de ma voix qui murmure ardemment :
« J’aime ton front offert au cristal des fontaines,
Le regard de tes yeux aux prunelles hautaines,
Et ta bouche si douce aux baisers de l’amant ;
J’aime ta nuque blanche au parfum de froment,
Et ton flanc virginal aux ardeurs incertaines
Dont ce tissu de lin, à la mode d’Athènes,
Voile, sans le cacher, l’épanouissement… »
Piédestal de mes mots, délicieux mirage,
Qui vient diviniser la Nymphe du bocage,
Qui, dans l’ombre d’un toit, édifie un palais !
Mes Dieux seraient-ils sourds, boiteux, borgnes et laids,
Par cet enchantement qui naît de ma parole,
Sur leur front, j’ai posé la sublime auréole !
L’IMPOSSIBLE LASSITUDE
Oui, je me lasserais de l’hymen du Printemps,
Et j’aime le regret que l’Hiver m’en apporte.
Il me plaît que, sur l’eau, coure la feuille morte,
Que craque sous mon pas, la glace des étangs.
Si j’étais un des Dieux, de l’Olympe habitants,
Parfois je prierais Zeus qu’il fasse que j’en sorte,
Et si le Temps voulait s’arrêter à ma porte
Pour me garder l’Amour, je chasserais le Temps !
Le spectacle d’autrui vieillit vite ! En revanche,
Tout ce qui naît de moi reste neuf. Je me penche
Sans fatigue, jamais, sur mes traits familiers,
Tant j’ai faim de me voir et soit de me connaître…
Et mes jours fussent-ils des siècles par milliers.
Je n’en aurais pas trop pour contempler mon être !
RENAÎTRE
Mourir ! Mot impossible à celui qui s’enivre
Du bonheur obstiné d’aspirer le soleil,
Qui ne se lasse pas du choc toujours pareil
Que tu mets dans son sein, cœur tourmenté de vivre !
Je veux être la fleur que le Printemps délivre
De l’engourdissement de l’hivernal sommeil,
Et qui tend, chaque année, au chaud rayon vermeil
Sa sève que glaça la caresse du givre.
Je croîtrai près de l’eau, pour m’admirer encor
Dans mes pétales blancs, dans mon calice d’or !
Je parfumerai l’air — sublime récompense ! —
Et je rayonnerai dans ma fragilité…
Pour avoir fait de moi l’Homme qui souffre et pense,
Ô Dieux, vous me devez cette immortalité !
Autour de moi
IL EST !…
Il est un roi très vieux, très las,
Dont le spectre, sans trêve, rôde
Dans son palais de pourpre chaude
Qu’il emplit du bruit de ses pas.
De sa plus haute tour, il guette
Le retour des nefs d’autrefois.
Mais les ans succèdent aux mois,
Sur les eaux rien ne se reflète.
Il se penche au balcon de fer
Pour que son « bon peuple » l’acclame.
Mais, sur la place, pas une âme,
Nul cri ne s’élève dans l’air.
Est-ce la victoire que sonne
Son armée aux tambours battants ?
Il ouvre l’huis à deux battants,
Mais, sur la route, il n’est personne.
Il descend aux coffres de bois
Qui gardaient l’or des rois avides.
Mais toutes les caisses sont vides,
Et rien ne roule sous ses doigts.
Toujours déçu dans son attente,
Le vieux roi, pourtant, cherche encor
Flotte, peuple, armée et trésor
Au bout de sa course haletante.
Et ce roi très vieux et très las
Dont le sceptre, sans trêve, rôde
Dans son palais de pourpre chaude,
C’est mon Espoir qui ne meurt pas.
VIVRE
À Maman.
Maman, c’est vrai, je suis infirme,
Et j’en ai souffert bien souvent.
Pourtant aucun cœur, je l’affirme,
Ne fut plus fier d’être vivant.
Et de ma jeunesse immobile,
Et des béquilles de mes bras,
Le souvenir indélébile
A comme un parfum de lilas.
Je me dis que, parfois, peut-être,
— Ton cœur est si tendre, Maman ! —
Tu pleuras de l’avoir fait naître,
L’enfant vouée au long tourment.
Il ne faut pas : j’aime ma vie,
Si pâle et dure, qu’elle soit.
Et je demeure inassouvie
Des jours qu’elle traîne après soi.
Et pour que ma part de ton âme
Palpite, sans souci blessant ;
Écoute, Maman, ce que clame
La cloche pourpre de mon sang :
« Sonnez, fanfare aux sons de cuivre,
Le chant sublime et jamais las,
Le chant divin… Oh ! vivre, vivre !
Vivre sans yeux, vivre sans pas !
Vivre sans aimer, sans entendre !
Sans penser ! N’être qu’un instinct !
Ou n’être qu’une fleur, et tendre
Son cœur au soleil du matin !
N’être qu’une onde de lumière,
N’être qu’un soupir du torrent,
Qu’une larme d’une paupière,
Mais être, enfin, hors du Néant !
Le vent hurle et l’averse pleure.
La neige tisse un linceul clair,
Je sens ton baiser qui m’effleure,
Et le jasmin embaume l’air.
Oh ! cette charrette qui crie !
Cet enfant qui passe en courant !
Les plis de cette draperie !
L’éclat de ce ciel transparent !
L’auréole d’or de la lampe !
Les feuillets que tournent des doigts !
Les tons gris de la vieille estampe !
Le doux chant des luths d’autrefois !
Et, là-bas, derrière le râle,
L’autre vie immense !… Ah ! Maman,
Quel diadème a mon front pâle !
Merci de ton enfantement !
L’EFFORT
J’ai marché, quand mes pieds étaient lourds de la route,
J’ai chanté, quand mon cœur pliait sous son destin.
J’ai prié, quand en moi l’ironie et le doute
Proclamaient le ciel vide et le Néant certain.
Et lorsque la douleur couronne mon front blême,
Que ma bouche se serre au-dessus de mes cris,
Je me dresse plus haut que la souffrance même,
Et devant le linceul évoqué, je souris.
Effort, Effort, ô notre orgueil et notre joie,
Flamme qui fais de l’homme un dieu, dans l’Univers,
Et qui, dans cet azur où le soleil flamboie,
Le rends indispensable à l’immense concert !
Effort des muscles durs, tendus sous la poussée,
Effort du cœur s’ouvrant en un fleuve d’amour,
Et toi, suprême Effort, Effort de la pensée,
Qui vas vers l’Avenir, en planant sur les jours.
Pressez-vous dans notre être, exaltez-en la vie.
Gonflez la chair active, et l’esprit, et le cœur.
Et, sur la voie obscure et durement gravie,
Faites courir nos pas, comme un torrent vainqueur.
Aidez-nous à bâtir, nous promis à la Terre,
De nos jours fugitifs, une œuvre de beauté,
Pour que, de notre voix qui va bientôt se taire,
S’élancent des échos de sûre éternité !
Enfin, mettez en nous un peu de ce miracle
D’une création qui surgit du Néant.
Oh ! l’homme est, en ce monde, un vivant tabernacle,
Et l’infirme a reçu le pouvoir d’un géant !
Rêves, flambez ! Amour, arrache les barrières !
Hérisse-toi, chemin, au-devant de nos pas !
Pour l’Effort, il n’est pas de trop vastes carrières,
La fatigue est un mot, la peur n’existe pas !
Et je crois, et je sens, par mon âme élargie,
Par mes sens décuplés, tumultueux Efforts,
Que vous avez, en nous, semé tant d’énergie,
Que nous ne pourrons pas être tout à fait morts !
MATURITÉ
Et je suis seule avec l’Été. Rien ne palpite
Contre mon cœur, que ton cœur immense, ô Saison.
Me voici parvenue à l’âge où chaque site
Se satisfait en soi, sans besoin d’horizon.
Le Passé, l’Avenir sont des valeurs pareilles,
J’ai mesuré la Joie et j’ai pesé le Deuil,
Dans le grand champ offert, par ma peine et mes veilles,
J’ai tracé mon sillon et j’en ai de l’orgueil.
Je contemple avec paix les jours qui doivent suivre,
Je sais ce que seront l’Automne, puis l’Hiver.
J’entends déjà l’écho de la feuille de cuivre
Tomber en frissonnant du vieil arbre désert.
Mais l’évidente fin de cette plénitude
M’apparaît seulement dans sa nécessité,
Nulle peur, nul regret et nulle lassitude,
Nul espoir, puisque rien ne peut ressusciter.
Je jouis de l’Été, de celui de la Terre,
De celui de mon être encore si vivant,
Sans que je sente en rien m’accabler le mystère
Des heures qui verront notre double néant.
Sommet d’où l’on ne voit aucune des deux pentes,
Hymen harmonieux de l’Être et de l’Été,
Épanouissement dont seuls, les Dieux s’enchantent,
Je t’ai conquise enfin, sainte Maturité !
À FONINE, MA CHATTE BLANCHE
Ne cherche plus, ma pauvre chatte,
De cet air tragique et surpris.
Ton chaton blanc aux yeux d’agate,
Les Dieux cruels te l’ont repris.
Ces dieux qu’on appelle « les Hommes »,
Qui flattent ou tuent, à leur gré,
Et qui troublent jusqu’à tes sommes.
Ne cherche plus dans le fourré.
Il ne court pas entre les tiges
Des bambous, ni dans le cellier.
Les Hommes te l’ont pris, te dis-je.
Ne monte pas cet escalier.
Ne viens pas gratter à ma porte,
En miaulant d’un ton d’effroi.
Tu veux que j’ouvre et que je sorte ?
Je ne l’ai pas caché sur moi.
Non, dans aucun pli de ma robe,
Le fugitif ne s’est blotti.
Je sais trop ce qu’on te dérobe,
Je t’aurais rendu ton petit.
Serre-toi contre ma poitrine,
Plaintivement, comme on gémit.
Auprès d’un bonheur en ruine,
Il est doux d’avoir un ami.
Bientôt, tu reprendras tes joies,
Tes bonds, tes courses au soleil,
Le guet patient de la proie,
Les caresses ; les bons sommeils.
Toute la ronde de tes heures
Saura, demain, te consoler.
Aujourd’hui, tu cherches, tu pleures
Le petit qui s’en est allé.
Pauvre chatte, il faut te soumettre.
Va, le faible, en vain, se défend !
Et nous avons aussi des maîtres
Qui nous enlèvent nos enfants !
Ma chatte au regard d’or, quand roule sous mes doigts
La tiédeur de ta tête ronde,
Quand, de tes yeux mi-clos à tes ongles étroits,
Ton corps frissonne comme une onde.
Quand, de ta gorge blanche, en rythmes haletants,
Monte le râle d’allégresse,
Ma chatte, ce n’est pas ta plainte que j’entends,
Ce n’est pas toi que je caresse.
C’est tout là-bas, au fond d’un antre du Passé,
— Roi de la jungle quaternaire —
Le grand tigre, fouillant le sol, mufle dressé,
Et dont la voix roule en tonnerre.
Je sens entre mes doigts rugir la volupté
Des bonds dans le fouillis des branches
Des poursuites d’amour, au creux des nuits d’été,
Des soifs que les sources étanchent.
Des cris et de l’effroi de l’adversaire humain,
Du sang tiède et de la bataille…
C’est cela qui ronronne et vibre, sous ma main,
Ô mon petit fauve à ma taille !
***
Elle est inquiète aujourd’hui,
Ma chatte blanche,
Sur cette vitre qui reluit,
Sur cette branche,
Sur le vol de ce papillon,
Sur l’eau qui tremble
Dans la vasque, en mouvant sillon,
Sur tout ensemble,
Ses tragiques prunelles d’or
Errent sans trêve…
Et l’on n’est plus celle-qui-dort,
Celle-qui-rêve,
Ses fines pattes en manchon,
Rides hautaines,
— Noble baronne en son donjon,
Prude en mitaines —
On est l’esclave de l’Instinct,
Rien qu’une bête
Que chaque bruit de ce matin
Rend inquiète.
LE FLEUVE
Nous n’aimons, je le crois, les choses qu’en nous-mêmes,
Et ce mont, cet étang, ce bois ou cette mer
Ne nous sont chers qu’autant — égoïsmes suprêmes —
Que nous y retrouvons le Divin ou l’Amer.
J’ai miré dans ton cours l’aurore de mon âme,
Dans ton cours nostalgique, hésitant et sans cris,
Et c’est l’Ineffaçable en moi qui te proclame
Le Fleuve, le seul Fleuve, ô ma Seine aux flots gris !
Tant de fois, j’ai grimpé les pentes de tes berges,
Pour te suivre plus loin, hors des voûtes du pont,
Hors de ce lit étroit où les îles émergent,
Hors de tes remorqueurs aux traînes de charbon.
J’aurais voulu te voir jouer avec les saules,
Purifier tes eaux au seul contact des prés
Et n’être sous le ciel, loin de toutes les geôles,
Qu’une fluide plaine aux reflets azurés.
Mais, tandis qu’il partait sur ton onde fuyante,
Libre de tant de champs, clair de tant de soleil,
Mon Rêve — ce vainqueur de ce qui pèse et hante —
Mes regards se heurtaient à l’horizon pareil….
Le long des quais de pierre, entre deux rangs d’affiches,
Tes eaux sombres roulaient sans joie. Avec lenteur,
Un sillage, grisâtre éclosait des péniches,
Et des égouts sortaient des flots de puanteur…
J’ai toujours retrouvé ce choc de mon enfance :
L’impossibilité d’ignorer le Réel.
Tendresse, Joie, Espoir, sans baume recommence,
Entre mon Rêve et moi, le tragique duel.
Et c’est pourquoi ton nom, entre tous les grands fleuves,
Est « le Fleuve » pour moi, même au creux du vallon.
Ô ma Seine aux flots gris, tes plaintes toujours neuves,
Je les porte en écho désespérément long.
STÉRILITÉ
Ô mon enfant ! J’écris ces mots avec fierté,
Car, n’est-ce pas, j’ai su t’aimer, petit fantôme ?
Ta chair lisse, tes bras câlins, tout ce royaume
M’était offert. Et je ne l’ai pas accepté.
J’ai dit « Non ». J’avais peur : peur pour ton existence.
Quel sang aurais-tu pris, dans mon corps maladif ?
Oh ! Tous tes jeux sans bruit, ton regard trop pensif,
Ton sourire trop doux, ton cœur vaincu d’avance !
Lorsqu’au creux de mes nuits, je t’évoquais parfois
Gravissant à ton tour la route de la vie,
De quels remords affreux étais-je poursuivie,
Mon fils, je te chargeais moi-même de ta croix !
Ainsi, pour satisfaire un instinct de mon être,
J’aurais, dans le chemin de sueur et de sang,
Jeté cet homme faible, angoissé, gémissant,
Cet infirme sans doute, ou ce monstre peut-être.
Oh ! s’il existe un Dieu penché sur la douleur,
Comment voit-il nos maux avec un œil tranquille ?
Je n’ai pas pu. J’ai dit « Que mon flanc soit stérile.
Car je n’ai pas le droit d’enfanter du malheur ».
J’ai dit cela souvent d’un ton calme et sévère,
Mais mon cœur bâillonnait ses sanglots éperdus.
Et le geste d’amour de mes deux bras tendus,
Nul ne l’a vu. Nul n’a pensé : « La pauvre mère ».
Mais toi, mon chérubin, mon doux agneau, mon roi,
Mon tout petit à moi, mon âme mon délice,
Tu comprends, n’est-ce pas, ce que fut mon supplice ?
Qu’il m’a fallu t’aimer pour renoncer à toi !
Tu comprends. Car tu vis au fond de ma pensée.
Ton âme inexprimée erre subtilement.
Elle met dans mes yeux des regards de maman
Pour ma vieille poupée, en secret caressée.
Elle me fait donner au chat souple et soyeux
Cent noms bêtes et doux. Sur sa robe rayée,
Elle presse mon front, Tendresse inemployée ;
Je ne l’ai pas séchée en moi ; cela vaut mieux.
Je ne porterai pas le poids d’un cœur fossile.
Ce grand besoin d’étreinte et d’amour maternel,
Il m’illuminera fort et vif, éternel,
Et prodigue donneur d’élan, même inutile.
Oui, j’irai vers les jours, épanchant ce trésor
Plus riche de donner et de donner encor :
Je saurai, sans amers pensers, dire : « Les vôtres »,
Et mes bras se tendront vers les enfants des autres !
À L’ANCRE
Ainsi, les beaux vaisseaux des rêves de naguère
Sont à l’ancre au creux du vallon.
Galion aux flanc lourds, corvette armée en guerre,
Leur voyage ne fut pas long.
Je les ai désarmés avec mélancolie,
Dans un tenace espoir de flot,
Qui les emporterait — héroïque folie —
Vers quelque merveilleux îlot.
Mais non. Le souffle est mort, qui sut gonfler leurs voiles
Et j’en porte le deuil en moi.
Je n’écouterai plus, des cordes, sur les toiles,
Claquer au vent le bref aboi.
Ils ne couperont plus, d’une orgueilleuse proue
La vague qui danse en luisant.
Je n’arracherai plus à mon Destin, la roue
Pour parer le choc du brisant.
Sur le plus haut des mâts, le pavois des conquêtes
Ne criera pas l’enivrement
D’avoir atteint, malgré révoltes et tempêtes,
Golconde, l’île en diamant.
Jamais plus. Les vaisseaux ne sont que des épaves
Qu’use le seul travail sournois
Des insectes rongeurs — mort rampante — qui gravent
Le mot « fin » sur les flancs de bois.
Un jour, bientôt, qui sait ? Dans le havre placide,
Ceux qui furent « les beaux vaisseaux »
S’engloutiront sans bruit, sans troubler d’une ride
Le gris monotone des eaux.
Et ce jour-là, peut-être — étreinte de la tombe ! —
Je ne m’en apercevrai pas.
Et, tout au plus, dirai-je, à l’heure où le soir tombe :
« Ils étaient quelque part, là-bas
Très loin, si loin ! C’étaient des vaisseaux de mirage.
Leur diaphane majesté
Voguait toujours vers quelque invisible rivage,
Mais ils n’ont jamais existé !… »
Et je vivrai, près du tombeau de l’Atlantide,
Sans une larme dans les yeux.
Mon espoir sera mort et mon cœur sera vide…
Peut-être cela vaut-il mieux.
À HÉSIODE.
Poète, c’est à toi, dans ce décor attique
De hauts cyprès pensifs érigés dans l’azur,
De senteurs de jasmins et de chansons rustiques,
— Houle de volupté berçant ce matin pur —
C’est à toi que j’adresse à travers les vieux Âges
À ton œuvre d’amour et de tranquille foi,
À tes pas effacés, à ton nom sans visage,
Cet hymne que je veux fort et doux, comme toi ?
Dans l’Olympe où la gloire accueille les poètes
Et les place à jamais à la droite des Dieux,
Pourquoi donc est-ce toi que mon âme inquiète
Ose ainsi détacher du chœur harmonieux ?
À peine si le ciel étendu sur ma tête
Brille du même éclat que le ciel de tes jours ;
À peine si, là-bas, la nudité des crêtes
Évoque l’Hélicon que hantent les vautours ;
À peine si, perdus dans cette oliveraie,
Fleurissant ses flots gris de leur toit nacarat,
Ces « mas » qui font, tout blancs, une touche de craie,
Sont un lointain reflet des demeures d’Ascra ;
À peine si mon rêve aux rondes insensées,
Si mon doute ironique et mon durable ennui
Sont, pèlerins venus vers ta calme pensée,
Dignes de l’approcher et d’y mirer leur nuit ;
À peine. Et cependant, parmi toutes ces ombres
Au front ceint de verveine, ô Poète, c’est toi
Que je voudrais chanter avec des voix sans nombre,
Chanter, chanter si haut qu’on n’entendit que moi !
Car c’est toi qui, d’abord, éveillas dans mon être
L’impérieux désir des rêves exprimés.
Le divin « art des vers », Hésiode, ô mon maître,
De toute mon ardeur, tu me le fis aimer.
Tu chantais un ciel pur envahi par l’orage
Avec de tels accents pénétrants et vainqueurs,
Que tu donnas mon cœur aux « merveilleux Nuages »,
Si bien que pour toujours ils ont gardé mon cœur.
« Au firmament flottaient quelques blancheurs sereines,
Brebis qui vont sans hâte, au chant de leur pasteur,
Vers l’herbe des vallons et les eaux des fontaines »…
Je voyais le troupeau marcher avec lenteur.
« Mais au souffle du vent les vapeurs s’amoncellent,
Ainsi, mufle dressé, la génisse aux flancs noirs,
Se presse en bondissant vers la voix maternelle »…
Et les longs meuglements roulaient au vent du soir.
« La foudre va jaillir hors des sombres nuées,
Tels, aux cris des bergers, les taureaux furieux
S’élancent au hasard en sauvages ruées »…
Et le troupeau courait, éperdu, dans les cieux.
Ô cadence, ô couleur immortelles du verbe,
Sésame lumineux de notre cœur humain,
Ce n’est rien un épi qui tombe d’une gerbe,
Qu’un poète le prenne, il est sceptre en sa main ?
Je n’ai plus soif, je bois au grand lac du mirage,
Votre ombre est sur mon front, palmiers de l’oasis,
Parce que quelques mots, au milieu d’une page,
Ont ouvert devant moi le temple d’Éleusis.
L’infini de l’éther où les soleils tournoient.
Ne semble pas trop vaste à mon rêve emporté…
Oh ! pour ce bien donneur de surhumaines joies,
Poète, n’est-ce pas que je dois te chanter ?
N’est-ce pas que je dois être pour ta statue,
À travers le Passé, le vivant piédestal,
Faire vibrer le son de la voix qui s’est tue,
Des monts béotiens au fleuve occidental ?
Des siècles entassés, ébranler la muraille,
Et les ressusciter, les candides pasteurs,
Pour que leurs yeux craintifs, comme jadis, s’en aillent
Vers la cime voilée où vit Zeus créateur ?
Voir les peuples en paix baiser avec ivresse
Les traces de tous ceux qui rêvent en marchant,
Et, comme au temps heureux où florissait la Grèce,
Unir l’amour des Arts et le respect des Champs !
LE CHEVAL
Le cheval noir s’ébroue, éclaboussé de sang ;
Des montagnes de morts s’élèvent sur sa route,
Son oreille mobile est dressée. Il écoute
Le blessé qui, là-bas, se traîne en gémissant.
Naseaux tendus, humant l’âpre odeur de la poudre,
Il frémit, Il attend un appel de clairon,
Ou le lancinement du coup de l’éperon.
Mais les Dieux ont brisé sur eux leur propre foudre.
Hors les lâches terrés, il ne reste debout
Que le cheval du prince à la luisante armure.
Du prince ? Non. De ce fantôme qui murmure
À des ombres : « Soldats, je suis content de vous ! »
LE CHEMINEAU
À Théo Varlet.
Oui, le Monde est usé. La poudre de ses routes
A senti ton pas dur et long de chemineau.
Les haltes de ses nuits d’amour ? Tu les sais toutes.
Nul chemin devant quoi tu dises : « I don’t know. »
Et les détours obscurs des cours et des pensées,
Et les motifs, les buts, les secrets, les élans
Tombés autour de toi — flasques outres percées —
Ne feront point tes pas ou plus vifs, ou plus lents.
Des morts sont là, dormant sur la planète morte.
Solitude et Néant ! Le gris des jours pareils
Momifiant ton cœur, cadenasse ta porte…
Et tu lances ton rêve à l’assaut des soleils !
BEAU DÉPART
Au poète J. Vassivière.
Poète, les oiseaux s’assemblent
Sous les dômes verts de l’Été.
Et leurs concerts, ce soir, ressemblent
À quelque grand appel jeté.
Vers un espace ouvert aux ailes,
Vers un merveilleux horizon.
Aux splendeurs plus vastes que celles
Des ombrages de la maison.
Dans les roulades et les trilles,
J’entends retentir des adieux
Faits aux murs, aux portes, aux grilles,
À tout ce qui cache les cieux !
Il semble que les vocalises
De ces minuscules ténors
Célèbrent quelques nuits exquises,
Dans de voluptueux décors.
Et je crois, oui, je crois, qu’ils chantent
Au creux des platanes, ce soir,
Les hymnes de rêve et d’espoir
Qui, tout bas, sourdement, nous hantent.
AU PILOTE
Où mènes-tu ce vieux bateau
Dont les flancs sont rongés de houle,
Dont chaque bordage fait eau,
Et qui, sans trêve, tangue et roule ?
Aucun tour de son cabestan
— Inutile fardeau d’errance —
Vers aucune plage ne tend
Le croc aigu de l’Espérance.
Et les voiles, au long des mâts.
Pendent comme des ailes molles.
Oiseaux qu’ont glacé les frimas,
Et qui ne savent plus s’ils volent.
Dans le gris du ciel et du flot,
Où tout annonce les tempêtes,
Où le mènes-tu, Matelot,
Ce vieux débris de mes conquêtes ?
Mais, jusqu’à l’engloutissement,
Sans savoir où le bateau flotte,
Je questionne vainement…
« On ne parle pas au pilote » !
OUI, JE PENSE…
Oui, je pense, mais d’autres vivent,
D’autres se tendent au baiser.
Ils vont, buvant aux sources vives,
Où je ne saurais plus puiser.
Ils passent, joyeux et superbes,
Pleins d’une force de géant.
L’Univers tient dans ces brins d’herbes
Qu’ils cueillent tous deux, en riant.
Et, lorsque leurs bouches se joignent,
— Fussent-ils les plus humbles gueux —
Les rois de toutes les Espagnes
Sont des pauvres à côté d’eux.
Amants que l’extase soulève,
Élus des seuls vrais Dieux qui soient,
Votre Vie, auprès de mon Rêve,
M’en a fait sentir tout le poids.
Demain, je me dirai sans doute :
« Pauvres gens qui ne font qu’aimer… »
Aujourd’hui, le fiel, goutte à goutte,
Tombe sur mon cœur affamé :
Mes bras s’ouvrent pour une étreinte,
Mes lèvres embrassent du vent,
L’Amour est vrai, la Vie est sainte,
Et tout le reste est décevant…
Amour, Vie !… Attente insensée !
Hélas ! — revanche du Destin —
Pour que fleurisse la Pensée,
Faut-il n’être qu’un Monde éteint ?
LA CHASSE
Taïaut ! La meute court, accrochée à la proie,
Comme un aimant vivant ; les galops des chevaux
Emportent avec eux des cris et des bravos ;
L’Été met sur la terre un grand dôme de joie.
Le visage et le mufle ont le même rictus.
Oh ! sentir devant soi, cette fuite éperdue
Aux yeux fixes et fous, à la tête tendue,
Cependant qu’au vallon, résonne un angélus.
Et les gouttes de sang des griffures de ronces
Font des joyaux de pourpre au sol brun des labours.
Là-bas, le souffle halète et les bonds sont plus courts :
Sur les crocs acérés, les babines se froncent…
« … Va ! Je te forcerai dans ta caverne, Auroch !
J’ai faim ! Faim de ta chair qui saigne sur les flammes,
Faim de mon pied sur toi, faim des cris qui m’acclament !
Et je viens d’arracher ma hache aux flancs du roc !
Je t’ai suivi, rampant sous les vertes fougères ;
Je humais, dans le soir, l’odeur des corps velus :
Ta piste me retint. Tu ne bondiras plus,
Cornes hautes, parmi les lianes légères.
Quand je fendrai ton front des coups du silex bleu,
Et que tu battras l’air de tes sabots sans force,
Moi, l’être nu, terré dans sa hutte d’écorce,
Je me sentirai grand comme le Soleil-dieu !… »
… Comme cet écho la résonne dans la plaine,
Derrière les élans du vieux cerf aux abois !
Ah ! l’on a beau créer des livres et des lois,
C’est toujours, malgré tout, la vieille ardeur qu’on traîne !
Poursuivre longuement — tous les muscles en jeu —
Le faible ou le méchant, cet homme ou cette brute ;
Augmenter, par sa peur, l’ivresse de la lutte ;
Tuer un univers d’une pointe d’épieu ;
Enfoncer son amour au cœur qu’on vous dérobe,
Et posséder les cris du corps qui se défend ;
Atteindre, par-delà le nuage étouffant,
Les sommets de l’azur et les secrets du globe ;
Du brumeux Avenir, faire tomber le mur ;
Du vol de sa pensée, épouser l’Impossible ;
Toujours, devant ses pas, se jeter une cible,
Et mourir, espérant un surhumain Futur…
Ah ! Vous nous retrempez aux sources de la Race,
Cors ! Sonnez l’Hallali, dans l’air neuf du matin !
Vous êtes les hérauts de l’immortel Instinct,
Puisque notre vrai but, c’est la Chasse, la Chasse !
LES ERRANTS.
Oh ! comme nous avons marché, depuis l’Asie !
Souvenez-vous. C’étaient de longs déserts glacés.
La séculaire faim que rien ne rassasie
Nous déchirait le ventre et criait « Avancez ! »
Plus loin, toujours plus loin ! Les hurlements des fauves
Entrecoupaient nos nuits de cauchemars affreux ;
Les vieillards des tribus secouaient leurs fronts chauves
Et les enfants en pleurs se serraient près des feux.
Lianes des forêts, sables des marécages,
Précipices des monts, rapides des torrents,
Chaque pas rencontrait son obstacle. Et les Âges
Marquaient de leurs tombeaux, la route des Errants.
Le Soleil, notre dieu, nous guidait par son orbe
Comme lui, nous allions sans trêve, à l’Occident.
Nos Mages nous montraient l’horizon qui l’absorbe,
Patrie où le Repos se dressait, attendant.
Ainsi que l’Astre d’or et de feu, notre race
Retrouverait là-bas tout ce qui rajeunit
Les longues nuits sans crainte et la facile chasse,
La plaine douce aux pieds, le Printemps infini.
On se disait : « La halte est derrière ce fleuve,
Au-delà des côteaux, au bout de ce vallon »
Et, chaque jour, naissait une espérance neuve
Qui nous faisait courir vers un nouveau jalon.
Des tribus s’essaimaient, lasses ou satisfaites ;
Et le gibier des monts, des rivières, des près,
Retenait les amants des paisibles conquêtes
Leurs tentes fleurissaient les côteaux diaprés.
Mais, nous, poussés par une obscure nostalgie,
Un besoin véhément de posséder le ciel,
De le toucher là-bas, où sa pâle magie
Enveloppe le sol de son voile éternel,
Nous allions, nous allions !… Quand notre pas avide,
Emplissant le silence et l’horizon offert,
Vint heurter de son choc la barrière liquide,
Nous tendîmes le poing au rempart de la mer !…
Je porte au fond de moi la faim de nos ancêtres
Que le « Toujours plus loin » pouvait seul apaiser.
À l’Espace je dois plus d’ivresse qu’aux êtres,
Et le vent qu’il me jette est le plus beau baiser.
Le Départ m’apparaît joyeux comme une aurore,
Et mon pas sur la route est un hymne d’orgueil ;
Mon cœur s’épanouit et ma chair se colore,
Un triomphe m’attend quand je franchis un seuil.
Et si le Mal étreint ma force exténuée,
Si mon corps pèse au sol, courbé par le Destin,
Mon regard continue, à travers la nuée
L’insatiable course au but jamais atteint.
J’ai le besoin de croire au consolant Mirage
De l’âme qui subsiste au-dessus des tombeaux.
Quoi, le Néant serait la fin d’un tel voyage,
Le glissement des vers ou le bec des corbeaux ?
Non, non. L’Espace est là qui s’ouvre pour des ailes !
Je le sens devant nous, riche de tant de pas !
« Plus loin, toujours plus loin ». Oh ! comme ils nous
[appellent,
Tous ceux que nous suivons et qui marchent « Là-bas » !…
Ville et villages
PARIS, MA VILLE NATALE
Autour de moi, les monts semblaient hausser leurs cimes
Pour en mieux caresser les eaux glauques du lac,
Et le Couchant vêtait de coloris sublimes
Les touffes des roseaux que berçait le ressac.
Je promenais mes yeux, du glissement des cygnes
Aux rives où pleuraient les saules chevelus,
Aux vallonnements verts tout hérissés de vignes,
Au ruban de la route, aux pentes des talus.
Et, tout à coup, le lac, les monts et le rivage
Sombrèrent au Néant — reflets évanouis —
Parce qu’entre eux et moi se levait une image
Aux éclatants contours : l’image du Pays…
… Un diaphane azur — ciel de l’Ile de France —
Qui pose, sans peser, sur des côteaux lointains,
Et puis, des toits, des toits, toute une mer immense,
C’est Paris, c’est ma Ville aux glorieux destins !
Paris ! Paris ! Ce nom aux syllabes sonores
Met au cœur des échos de rires et de cris.
Il semble qu’il soit fait d’éternelles aurores
Dont tous les angelus sonnent ce mot : Paris !
Paris ! Sa tour de fer qui déchire la nue.
Et son Arc de Triomphe où veille le Tombeau
— Diadème de pierre au front de l’Avenue,
Tout scintillant du feu de l’unique joyau. —
Paris ! Son Panthéon ceint de sa colonnade,
Et son Louvre orgueilleux où l’on croit voir encor
Entre deux rangs massifs de Suisses en parade,
Passer le Roi-Soleil dans son carrosse d’or.
Paris ! Les spectres noirs de ses tours Notre-Dame,
Et son Marais, vieilli d’avoir été berceau,
Et le génie ailé qui, dans un vol de flamme,
De son lourd piédestal emporte le fardeau.
Paris ! Son île antique éclose au sein du fleuve
Qui, mirant dans ses flots le soleil au zénith,
Jette aux murs d’autrefois sa chanson toujours neuve,
Et joint ses bras mouvants sur le cœur de granit.
Paris ! Son dôme d’or, sa crypte de porphyre
Où, d’une course immense, encore tout vibrant,
Parmi ceux « qui veillaient au salut de l’Empire »,
À l’ombre des drapeaux, rêve le Conquérant.
Paris ! Et le torrent des foules dans les rues,
Dont un flux sans arrêt bat les murs étouffants,
Où s’enchâssent parfois — oasis apparues —
Les fraîcheurs des jardins pleins de rires d’enfants.
Paris ! Son geste alerte et sa pensée active,
Ses salons, creusets d’art où la gangue se fond,
Où l’on s’en va puiser, comme à la source vive,
Le mouvement du Siècle et son esprit profond.
Paris ! Son âme, enfin, qui plane et l’auréole,
L’âme de ses faubourgs, l’âme de ses palais ;
Son sérieux bon sens sous son masque frivole,
Et son pouvoir d’aimer qu’elle ne perd jamais.
Paris ! Cité cherchée avec idolâtrie,
Le point de l’Univers qui — pour notre fierté —
À tout être qui pense, offre une autre patrie !
Paris ! Lieux-Saints de l’homme épris de Liberté !
Paris ! où l’on se sent le cœur chaud, l’âme grande,
Où, plus intensément, les jours semblent vécus ;
Où le pamphlet frondeur dénonce la légende,
Où l’on vaut par l’esprit plus que par les écus !
Paris, ma ville à moi, qu’à travers tant de lieues
Je serre sur mon cœur avec des cris d’amour,
Mon immense village aux toits d’ardoises bleues,
Paris, mon cher Paris, où j’ai connu le jour !
Paris ! mon souvenir, ma vision première,
Seul horizon réel devant les horizons,
Qui sait, posant sur eux ta tranquille lumière,
Estomper les clartés rutilantes qu’ils ont !
Où que le Sort m’emporte, où que la Mort me prenne,
Paris, fleur de mon rêve, aube de tous mes pas,
Je sentirai ma vie accrochée à la tienne,
Et ce sont tes clochers qui sonneront mon glas !
LE VILLAGE DU MIDI
Il fleurit rouge et blanc, dans le ciel de turquoise,
Le hameau provençal où s’abritent mes jours ;
De l’École-Mairie aux platanes du « Cours »,
L’ombre de son clocher s’allonge d’une toise.
Tout le monde est cousin, et chacun y patoise.
Des bœufs roux accouplés, au pas lent des labours,
Traversent la grand’rue, impassibles et lourds,
Sous le regard doré d’une chatte sournoise.
Et Tante Thérésou, le tricot dans les doigts,
Suit de l’œil ses pigeons qui volent sur les toits ;
Choses, cœurs, tout est plein d’une calme lumière ;
Le travail est sans hâte, et, sous les hauts cyprès
Qui gardent doucement le petit cimetière,
Le sommeil des aïeux connaît la même paix !
LE VILLAGE DU NORD
Le Village ! Ces mots sont comme une prière
Que je prononce avec respect, avec émoi,
Le cœur lourd de soupirs ; le Village, pour moi,
C’est le village où dort mon frère !
Le tout petit village aux maisons de mineurs,
Aux maigres jardinets, aux toits sombres que souille
Le vol perpétuel des poussières de houille,
Et qu’étreint un ciel sans lueurs.
Le tout petit village au milieu d’une plaine
Qui s’élève en vallonnements vers l’horizon,
Et qu’un pâle soleil, à l’arrière-saison,
Emplit d’une brume qui traîne.
Le tout petit village, au lointain nom du Nord,
Le tout petit village au cimetière immense,
Où, sous la croix de bois des « Tombés pour la France »,
À tout jamais, mon frère dort !
VARIATIONS
SUR SAINT-CASSIEN-DES-BOIS
Pour mon mari.
Entre les bras de la rivière,
Gît ce petit village mort
Dont le clocher bas prie encor
Pour ses quelques maisons de pierre.
Sur un roc noir, vêtus de lierre,
Les derniers murs d’un château-fort
Semblent veiller Celui-qui-dort
De leur silhouette guerrière.
Un pont enjambe un des torrents,
Menant sur les flots transparents
Un chemin que ne suit personne.
Le bruit monotone de l’eau
Fait autour du petit hameau
Comme un glas qui toujours résonne.
***
Puisqu’ils t’ont fui, je t’ai fait mien, petit village,
Et, désormais, c’est toi qui seras mon berceau,
Oui, je suis née ici, au pied du roc sauvage,
Sous ce toit bossué qui se mire dans l’eau.
J’ai joué tout enfant à l’abri des platanes
Qui posent sur le cours leur frais mirage vert ;
Et j’ai trempé mes pieds dans les flots diaphanes
Encore tout glacés des neiges de l’hiver ;
De mon battoir de bois — joyeuse lavandière —
J’ai fait chanter le choc au rythme du torrent ;
Et mes vœux se bornaient à voir, dans la lumière,
Le rose de mes doigts sur le linge bien blanc ;
Puis, de ta mince voix, cloche vert-de-grisée,
Battant, sans grand écho, le tout petit clocher,
Tu n’as dit le bonheur de la simple épousée
Qu’à ce lambeau de ciel, qu’à ce pan de rocher ;
Et, le long des troncs gris, cariatides d’ombre,
Sur le roc micacé, dans le fouillis du jonc,
J’ai vu mes fils rieurs grimper vers les décombres
De la tour qui, jadis, fut un si fier donjon ;
Maintenant que je suis une très vieille aïeule
Au visage cuivré de soleil et de feux,
Qui, de matin au soir, pour se sentir moins seule,
Fait courir son rosaire entre ses doigts noueux,
Mes yeux vont du village aux croix du cimetière
Dont les bras argentés luisent sous les cyprès,
Et je dis la plus belle chanson de la Terre,
— Celle qui fait les jours sans Doute et sans Mystère —
« C’est là que j’ai vécu, là que je dormirai !… »
***
Petit village, abandonné dans la forêt,
Et qui dors au murmure errant de l’eau qui roule,
Par tous les carillons de ton clocher muet,
Par les vivats de ton inexistante foule,
Je me suis couronné Seigneur de ton castel,
— Cette tour en ruine où nichent les hulottes —
Mon chapelain dira la messe à ton autel,
Sur ton Cours, mes massiers feront sonner leurs bottes ;
Mes métayers et mes serviteurs danseront
Sur le grand pont qui joint les rives l’une à l’autre ;
Sous l’orme, je rendrai la justice, en baron,
Et la chasse au gerfaut suivra le patenôtre ;
Le soir, j’écouterai de gentils troubadours
— Habiles à conter les exploits de mes armes —
Chanter et ma sagesse et mes « nobles amours »,
Puis, je m’endormirai près de rustiques charmes ;
Et si jusqu’à nos bois accourt le Sarrasin,
Ou si l’ours brun descend des montagnes voisines,
Tous mes vassaux debout à l’appel du tocsin,
Pour me faire un rempart offriront leurs poitrines.
L’on dira, moi défunt « Du temps du bon Seigneur… »
Je laisserai mon nom créateur d’une race
Oui s’enorgueillira de « l’aïeul au grand cœur,
Savant dans l’art d’Amour et dans l’art de la Chasse »…
Et voici plus de deux cents ans que je suis mort,
Ma race est au néant, elle fut inféconde ;
Les enfants de mes serfs ont tous pris leur essor
Et se sont dispersés, au hasard dans le monde.
Que reste-t-il de nous ?… Les débris d’un donjon,
Un étroit cimetière aux murs qui se lézardent,
Un porche qu’envahit un gros fourré d’ajonc,
Et sous leurs toits crevés, quelques maisons blafardes,
Pas plus qu’il ne demeure aujourd’hui, sous mes yeux,
Des simples bûcherons et de leur vie honnête…
Dieu ! Quel être assez fou peut prendre au sérieux
« L’Avenir éclatant promis à la Conquête !… »
***
Saint-Cassien-des-Bois,
Ton nom sent la fraise
Que le soleil baise
Dans ton val étroit.
Il s’allonge, il glisse
Comme ton torrent
Qui s’en va courant
Pour notre délice.
Il a les couleurs
De ton ciel tranquille,
De tes toits de tuile,
De tes pins rêveurs.
Il résonne, il chante,
Comme en ton clocher
Tout endimanché,
La cloche dansante.
Et ton nom frémit,
Et ton nom flamboie
Du regard de joie
De mon doux ami.
Les Conquérants
LES CONQUÉRANTS
« Comme un vol de gerfaut, hors du charnier natal… »
J.-M. DE HÉRÉDIA
Gueux ou rois, des plus grands aux plus humbles des hommes,
Exclave aux yeux baissés, rêveur aux pas errants,
Dès l’aube de la vie, ô tous, tant que nous sommes,
Nous recélons en nous un de ces conquérants !
L’ALCHIMISTE
Depuis longtemps, courbé dans son étroit réduit,
Au-dessus du brasier qui chauffe la cornue,
Ses doigts griffant la chair de sa poitrine nue,
Il chercha le secret qu’il possède aujourd’hui !
Il a tout oublié. Tout. L’heure qui s’enfuit,
La fièvre de son corps que la veille exténue,
Et cette ombre arrêtée au coin de l’avenue,
Et les pas des espions qui martèlent la nuit.
Eh ! qu’importe à l’esprit du savant assoiffé
Le spectre de la geôle et de l’autodafé ?
L’or au nom palpitant et bref comme la flamme,
L’or qu’on crible en un sas et qu’on fouille du pic,
L’or qui courbe les fronts et fait se vendre une âme,
Il est là, rutilant, au creux de l’alambic !
CELUI QUI PRIE
Ses reins sont ceints de corde et la bure aux longs plis
Cisèle les contours de son ombre pensive.
Le clair-obscur bleuté des voûtes en ogive,
D’un voile d’irréel nimbe ses traits pâlis.
Il a bu tout le suc des népenthès d’oublis ;
Du mystique banquet, il est bien le convive.
Muet et solitaire, il semble qu’il survive
À la destruction de Mondes abolis.
L’horizon se limite aux arcades du cloître ;
L’aurore peut briller et le soleil décroître
Sans que l’homme à genoux lève son front penché.
Ses doigts joints sur son cœur serrent son rêve austère
Qui lui montre la Croix triomphant du Péché
Et levant ses grands bras pour étreindre la Terre !
LE VOLCAN
Une nuit étouffante étreint Herculanum.
Au loin, dans l’air brumeux fusent des lueurs ternes :
C’est Pompéi qui danse au feu de ses lanternes ;
Une gaîté bruyante emplit chaque atrium.
De son stylet, gravant la cire de l’album,
Un sagace écrivain commente les Modernes ;
Des soldats font sauter les dés, dans les tavernes ;
Des groupes de marchands s’attardent au forum.
Et cependant qu’au ciel, les astres sont plus pâles,
Montent des cris d’amour, plaintifs comme des râles…
Nuit intense, où fleurit le mot d’espoir : « Demain ! »
Où nul ne sent l’abîme entr’ouvert pour le prendre,
Et ne voit — pauvreté de notre instinct humain —
Le Vésuve accroupi sur la plaine de cendre !
SOUS LE SABLE
La ville morte est là, sous son linceul de sable.
Les siècles ont coulé, traînant dans leur reflux,
Les peuples en prison, les Césars absolus,
Les rêves éternels, la gloire impérissable.
Mais, du Passé défunt, amoureux inlassable,
Cherchant ce qui sera dans tout ce qui n’est plus,
L’Historien, penché vers les Temps révolus,
S’essaye à demander au sol l’Inconnaissable.
Sur cette dune aride, il retrace le plan
Des remparts enfouis, du temple somnolent,
Du port d’où s’envolait la fuyante trirème…
Alors, il se redresse orgueilleux : la cité
Que les Dieux destructeurs vouaient à l’anathème,
Lui, de ses faibles mains, va la ressusciter !
FAUSTA
Vers le miroir d’argent que lui tend une esclave,
Elle penche son front alourdi de joyaux,
Le Tibre roule au loin ses murmurantes eaux
Qu’une galère fend du fil de son étrave.
Fausta s’est contemplée. Et sa bouche suave,
Son visage d’enfant, tout son corps sans défauts,
Jusqu’aux pieds longs et fins où luisent des anneaux,
Ont subi le regard inquisiteur et grave.
Sans tendresse, elle tâche à saisir le pli las
Qui trahirait son âge… et ne le trouve pas.
Alors, elle sourit d’être encore si belle,
Et, certaine de plaire, elle attend que le soir
Lui vienne rapporter ce tableau doux à voir :
L’invincible César à genoux devant elle !
LA LÉGION
Entre les oliviers, la Légion s’avance,
Poursuivant depuis l’aube un reste de tribus ;
Mais les pas sont pesants et les chevaux fourbus.
L’Été verse du feu sur le sol de Provence.
Une clameur, soudain, vient rompre le silence :
« Qu’importent ces Gaulois et leurs prêtres barbus !
César, nous sommes las ! Qu’importent les tributs !… »
Tous les chefs, vainement, prêchent la violence.
Vainement, le soleil, glissant à l’horizon,
Montre les fugitifs en marche vers le mont.
Et bientôt, l’Aigle seule est debout sur sa pique.
Les glaives sont tombés des baudriers de cuir ;
Les corps jonchent le sol ; et le Soir pacifique,
Courbé sur les vainqueurs, les regarde dormir !
LE FEU
La terre est à son aube : une immense paix verte
Enserre ses côteaux et recèle ses rocs.
Seul, le long meuglement des sauvages aurochs
Au cœur du troglodyte apporte quelque alerte.
La Nature à ses yeux est avare et déserte ;
Rien ne lui dévoila le miracle des socs ;
Pour arme, le rocher lui concède ses blocs.
L’être est pauvre, devant tant de richesse offerte.
Mais ce caillou qu’il tient du pouce et de l’index
Arrache un soir la flamme aux pointes du silex.
Alors l’Hiver s’enfuit et la Nuit est vaincue,
Et la hache de fer remplace les épieux,
Et le Progrès surgit dans chaque heure vécue.
L’esclave devient roi : l’Homme a créé ses Dieux !
LE MALADE
Je ne suis rien qu’un être au souffle vacillant.
Ce qu’on nomme « Âge mûr » a rejoint mon enfance
Dans le prolongement d’une même souffrance.
Et mon Destin ne fut que subir l’assaillant.
Que de fois, le matin, j’ai dit en m’éveillant :
« C’est fini. La voilà, l’heure de délivrance,
Et mon cri de douleur paraîtrait une offense
À l’azur si limpide, au soleil si brillant.
Je vais guérir !… » Ces mots sombraient dans une plainte.
Sourdement, je sentais monter, jamais éteinte,
La flamme d’incendie allumée en ma chair.
Sur le chemin des Jours, elle m’a poursuivie ;
Elle a mis en prison tout ce qui m’était cher,
Amour, Espoir… Mais quoi ! je possède la Vie !
LE MASQUE
Le cabotin râpé que pâlissent les veilles,
En sortant de la scène aux rutilants décors,
Emporte dans son cœur les pourpres et les ors
Qui parent l’oripeau dont nos yeux s’émerveillent.
Son logis est étroit et ses hardes sont vieilles.
Mais Crésus tient toujours la clef de ses trésors ;
Mais Buckingham se cambre, et son brun justaucorps
Est de velours noué d’aiguillettes vermeilles ;
Sur les carreaux usés, glissent de nobles pas ;
La tirade supplée au néant du repas ;
Les gestes rempliront l’heure où s’éteint le poêle ;
Et, quand le vieil acteur devra fermer les yeux,
On sent que, fier, jouant jusqu’à son dernier râle,
Don César nous criera : « Bon appétit, Messieurs ! »
LA MACHINE
Des torrents de fumée empanachent l’usine ;
Et, dans des flamboiements qui font croire à l’enfer,
La rumeur des pilons qui martèlent le fer
Emplit de longs échos la campagne voisine.
Formidable, hurlant comme un monstre en gésine,
Qui se plaint sans arrêt de ce qu’il a souffert,
La Machine aux flancs noirs, souillés de mâchefer,
Halète en vomissant des odeurs de benzine.
La courroie enroulée autour de chaque treuil
D’un effort continu qu’on sent bandé d’orgueil
S’agrippe, musculeuse et souple tentacule,
Sans un à-coup, glissant dans son rouage étroit.
Tout ronfle, crie et mord… Et l’Homme minuscule
Fait mouvoir le géant d’un geste de son doigt !
LES ÉMIGRANTS
Entassés sur le pont, ils sont là par centaines :
Hommes au dos courbé de tant d’efforts sans fin ;
Femmes au brun visage émacié de faim,
Enfants aux yeux remplis d’images de géhennes.
Leurs lourds sommeils bercés aux clameurs des sirènes
Leur montre l’oasis qui les attend enfin !
Les jours de bons repos, de rires et de pain…
Sous le hâle bistré, les fronts se rassérènent.
Et le frisson de l’aube éveille les dormeurs.
Tout proche, le grand port, où meuglent les steamers,
Leur tend ses quais souillés, ses taudis et ses bouges,
Comme pour tuer en eux l’espoir de temps meilleurs.
Mais ils sont tous debout, yeux flambants, lèvres rouges,
C’est triompher un peu que de souffrir d’ailleurs !
LES INSOMNIES DE RONSARD
Ronsard a fui sa couche où règne l’insomnie.
Les dalles ont gémi du rythme de ses pas.
Le miroir de Venise a reflété là-bas
Ses yeux brûlés de fièvre et sa face jaunie.
Une heure, encore une heure, oh ! détresse infinie !
L’aurore est donc si loin qu’elle ne vienne pas ?
Le veilleur sur ses mains a posé son front las,
Et, dans le grand silence, écoute son génie.
Plus haut que la souffrance, ils parlent les doux chants :
Ceux qui disent la paix et le parfum des champs,
Ceux qui disent le rire et la beauté d’Hélène,
Les baisers du Printemps et les fleurs des Amours.
Ô ! Poète, sois fier, ta douleur n’est pas vaine
Et le cri de tes nuits enchantera nos jours !
LE PORTEUR DE FLAMBEAU
Plus haut la torche ! Il est encore des ténèbres.
Des glissements furtifs ont rampé dans la nuit ;
Au-dessus de ton poing, la flamme les poursuit.
Ils sont là, grelottant aux clartés qui les zèbrent.
Et les Dieux monstrueux que leurs sabbats célèbrent,
S’écroulent sous l’assaut de tant de jour qui luit.
Enfin, voilà le vent qui va prendre avec lui
Ces cendres sans réveil et ces ombres funèbres !
Sous ton casque d’airain et ta cuirasse d’or,
Ton front peut rayonner, ton cœur battre plus fort :
Les échos ont frémi des cris de ta victoire !
Et les mânes de ceux qui cherchèrent le Beau,
Dans les Âges chétifs, sans guides et sans gloire,
S’endormiront en paix, ô Porteur de Flambeau !
Au pays de mon cœur
DÉDICACE
Ce livre ne contient que mes chants et mes cris,
— Égoïstes échos de joie ou de souffrance —
Jamais en l’écrivant, je n’eus cette espérance
De faire œuvre sublime. Et pourtant, je l’écris.
Car j’attends seulement de ces pages sincères,
Qu’elles aillent vers vous, comme deux bras tendus,
Comme un merci fervent pour ce qui vous est dû,
À vous tous, cœurs battants pour ma longue misère.
De mes plus sombres jours, je vous dois la lueur ;
Vous avez moins vécu, pour que je puisse vivre.
C’est pourquoi je vous fais l’offrande de ce livre,
Ô tutélaires Dieux du Pays de mon cœur !
CIVILISATION
J’ai mis une barrière autour de tous mes rêves…
Oh ! c’était une horde aux larges fronts cornus,
Aux durs sabots amis des longs espaces nus,
Aux yeux rouges du feu des soleils qui se lèvent !
Dans la poussière d’or, elle allait, bondissant ;
De l’écho de ses cris et du bruit de sa course,
Elle faisait trembler le palmier sur la source,
Et laissait derrière elle un sillage de sang !
Elle allait, elle allait !… J’ai dompté la rebelle.
Toute la troupe errante est parquée avec soin.
La barrière lui crie : « On ne va pas plus loin ! »
Et ce n’est maintenant, qu’un blanc troupeau qui bêle…
ORGUEIL
Mes Jours, je vous ai fait de mes fragiles mains.
Effort après effort, misère après misère,
J’ai bâti le palais, le taudis, la chaumière,
Où tour à tour sont nés tous mes rêves humains.
Vous êtes devant moi, comme une grande ville,
Gigogne de souffrance et prison de clarté,
Où la fleur du balcon croît dans l’air empesté,
Où près des murs lépreux, des coupules rutilent.
Et, despotiquement, je pense, ô mes Hiers,
Que puisque c’est à moi, que vous devez la vie,
Je puis, ma lyre en mains, chantant votre incendie,
Faire de ma cité, quelque immense désert !
BRAVADE
C’est fini ! C’est fini ! La tempête fait rage ;
La tartane a touché les pointes du récif ;
La voile, au gré du vent, vole, oiseau fugitif ;
La cale est pleine d’eau : c’est fini, le voyage !
Matelot, je crois bien que nous allons mourir :
La côte est loin de nous, et la mer est affreuse.
Nous ne l’atteindrons plus cette île Bienheureuse,
Que nous étions certains de savoir conquérir.
Passe-moi, sans trembler, la gourde de genièvre.
Des larmes ? À quoi bon ? J’ai fait ce que j’ai pu.
Et je veux m’en aller, le gosier bien repu,
Le calme dans les yeux, le rire sur la lèvre !
LUTTE
Non, tu n’entreras pas, Spectre blême, aux yeux caves !
Et sur les draps si blancs que caressent mes doigts,
Comme pour les serrer plus fort autour de moi,
— Naufragé qui s’accroche à la plus frêle épave —
Tu n’allongeras pas mes mains pour le repos.
Me reposer ? Je ne veux pas. J’ai soif de vivre !
S’enivrer des saisons, se pencher sur ce livre,
Tendre ses bras au grand Amour, penser si haut !
Être, et crier : « Tu m’appartiens » à chaque aurore,
Et, longuement, prévoir la tâche de Demain !…
Tu n’allongeras pas, inertes, mes deux mains.
Je me sens de l’ardeur, pour des siècles encore !…
UTOPIE
Spectres que j’aperçois, pressés dans la pénombre.
Avez-vous fait bien creux, le lit de mon repos ?
Car j’y veux enfermer avec mes pauvres os
Mon immense fatigue et mes douleurs sans nombre.
Autour de tous mes jours, ils ont, les chiens d’enfer,
Mis leur bave, leurs cris, leur ombre et leurs morsures.
Mais vont-ils disparaître avec moi ? Suis-je sûre
Que nul n’en souffrira, comme j’en ai souffert ?
Oh ! lorsque vous verrez, Spectres pâles, mes frères,
Leur meute s’acharnant sur mon cadavre froid,
Dans le trou si profond, murez-les avec moi.
Pour que j’en puisse au moins, débarrasser la Terre !…
TÉMÉRITÉ
Ah ! Cadavre insensé, te croyais-tu vivant,
Que tu tendais tes bras et ton visage blême,
Et qu’empoignant ton cœur, tu murmurais : « Je l’aime ! »
Plus lumineux, plus roi que le soleil levant ?
Que tu lançais ton rêve à l’assaut de l’Étreinte,
Du sublime sommet de l’âme et de la chair ?
Que, l’œil en feu, le pas sonnant, le rire clair,
Tu caressais ta Vie, en l’appelant : « Très sainte ! »
Mais il faut revenir à la raison, mon corps.
Elle glace ton sang, la fidèle gardienne.
Elle couche tes os dans leur roideur ancienne,
Et te dit : « Halte-là ! Dans vos tombes, les Morts ! »
ENNUI
L’Ennui n’existe pas : l’on respire, l’on pense,
Le Rêve est inlassable, et la main tient l’outil ;
Ce jour-ci va venir, et cet autre est parti.
Espoir ou souvenir, la ronde recommence.
Oh ! puisqu’au fond de nous, bat, de son rythme fort,
La palpitante Vie, et puisque ses esclaves,
L’Espace qu’elle dompte et le Temps qu’elle brave,
Nous ouvrent le palais immense de l’Effort ?
Que le Mot sans objet, guide où rien ne s’appuie,
— Devant l’activité dont ce siècle est rempli —
S’envole, éparpillant au grand vent de l’Oubli.
Cette impossible image : un être qui s’ennuie !
HABITUDE
Les colonnes du Temple ont frémi sous mes poings.
Je sais que je n’ai plus qu’à gonfler mes épaules,
Pour que, dans un fracas, s’aplatisse ma geôle.
Il suffit de ce geste, et je ne le fais point.
Pourquoi donc hésiter, si je puis être libre ?
Si l’homme aux yeux crevés, peut renaître Samson ?
Pourquoi ?… Vous le savez, Jours que nous entassons,
Et qui nous enchaînez par de secrètes fibres.
Vous qui savez user le Divin, le Cruel,
Jusqu’à n’en faire plus que des faces blafardes
Que ne reconnait pas celui qui les regarde…
Et j’offre mon cou blanc au carcan rituel !
ATTENTE
Un souffle a traversé l’air pestilentiel,
Et, dans les vieux canaux, où dorment les gondoles,
Le flot verdâtre et lourd, cabre ses vagues molles,
Au rythme retrouvé du ressac éternel.
Et c’est l’assaut, contre les mornes moisissures
La mousse cramponnée aux marches du palais,
Les longs fucus gluants collés au long des quais,
Rongeant les pilotis de leur étreinte obscure.
L’eau les happe à coups durs, pressés d’ensevelir
Toutes ces puanteurs, tyrans de son silence…
Au pied des murs plus blancs, le flot clair se balance…
Mon Cœur, ô vieux guetteur, vois-tu le « grain » venir ?
SILENCE
Pour garer l’Amour mort, de nos jérémiades,
Point n’est besoin d’orgueil, au geste surhumain,
Ni d’espoir forcené dans un meilleur Demain :
Il suffit d’écouter les cris des camarades.
Tous ces pauvres appels clamés si vainement,
Ces larmes en ruisseau, ces éternelles plaies,
Ces cœurs, publiquement étalés sur des claies,
Donnent la sainte horreur de hurler son roman.
« Il pleure dans mon cœur, » comme le dit Verlaine ;
Mais il pleure tout bas, en s’essuyant les yeux,
Et se masque parfois d’un sourire joyeux.
Comme il faut se pencher pour t’entendre, ma Peine !…
DEVOIR
Devoir, Devoir, ombre torturante et précise,
Je ne chercherai pas à m’évader de toi.
Vois ! J’ai roulé mon corps dans ton suaire étroit,
Il t’appartient, muré sous ta lumière grise.
Je clos mes yeux, j’éteins l’appel de volupté,
L’appel fait des farouches cris de tout mon être,
Qui s’en allait là-bas, vers ce qui pouvait naître.
J’éteins le grand Appel de mon dernier Été.
Je suis ton prisonnier, patient et docile.
À toi, mes jours pareils, le repos de mes nuits ;
Et qu’autour de ma tombe errent tes pas sans bruit.
Mais, le Devoir ricane et me dit : « Imbécile ! »
RÉMINISCENCE
Sous un doigt d’ambre clair, une corde a vibré.
Un chant s’est élevé, gazouillis de mésanges,
Vers le ciel africain, montent les mots étranges,
Et l’ombre des palmiers baise le sol nacré.
Dans le bassin d’onyx, viens baigner ton corps pâle :
La lune allongera sur lui son reflet bleu.
Elle fera fleurir pour mes yeux amoureux,
La trace de ton pied humide sur la dalle.
Et jusqu’au jour, mes baisers brûleront sur toi !…
Oh ! comme je la vois, cette nuit de délices,
N’est-ce qu’un vœu secret qui dans mon cœur se glisse ?
Est-ce le souvenir d’un lointain Autrefois ?…
HÉROÏSME
Héroïsme ? Quel mot ! Et puis je bien moi-même,
Le donner, comme titre, à ma douleur sans cris ?
Oui, j’ai mal. Je pourrais hurler, et je souris.
De l’Héroïsme ? Non, C’est sagesse suprême.
L’être est seul dans sa plainte, et cela, je le sais.
Le Ciel est bien trop haut… Des présences humaines,
Les mots sont impuissants, et les larmes sont vaines…
Et, seul, un pauvre fou, risquerait l’insuccès.
C’est pourquoi je me tais ; mais si j’étais bien sûre
Qu’un vrai Libérateur accourût à ma voix,
L’Héroïsme aurait tort ; et nul autre que moi,
Plus pitoyablement, ne crierait sa torture…
CONVALESCENCE
Comme c’est beau ! Mes bras s’ouvrent pour une étreinte,
Où je voudrais blottir tout l’immense Univers !
Des fleurs d’or ont éclos sur les arbres d’Hiver,
Une cloche impalpable, en gai carillon tinte.
Je vis ! Je vis ! Le Miracle habite ma chair !
Oh ! Le sang qui circule, en flammes purpurines !
Oh ! l’air qui, doucement, vient gonfler ma poitrine !
Oh ! l’odeur de la Terre, éparse dans cet air !
Divinités des Jours, ma faim inassouvie,
Vous contemple jalousement, sans daigner voir
Les fantômes d’Amour, de Pensée ou d’Espoir.
Je n’espère, ne rêve et n’aime que la Vie !…
ÂPRETÉ
Amour du cœur, eau de la soif, pain de la faim,
Tu m’as donné tous ces présents, ma vie humaine.
Ah ! comment s’étonner qu’ainsi je t’appartienne,
Et que te prolonger me soit la seule fin ?
Trésor, je te contemple avec des yeux d’avare,
Et, désespérément, je me cramponne à toi.
Mais tu t’en vas, tout l’or a glissé de mes doigts ;
Mon cœur cesse de battre, et mon regard s’effare.
Ô ma Vie, ô ma Vie, ultime volupté,
Immense espoir des jours, souffrances et pensées.
Je regrette âprement les heures dépensées,
Et je n’accepte pas qu’il faille te quitter !
GÉNIE
Non, tu n’es pas en moi, Génie au vaste front
Aux yeux toujours levés vers des cimes lointaines ;
Ce n’est pas ta grande ombre aux tâches surhumaines
Qui mènera ma vie, et bercera mon nom.
Mes yeux, pensifs et doux, regardent moins d’espace,
Si je m’enorgueillis, c’est de savoir aimer ;
Et si, de mon labeur, quelque chose a germé,
C’est tout mon cœur offert qui marquera sa trace.
Pitié, Douceur, Tendresse, ardente Charité,
S’il faut un piédestal pour hausser ma statue,
Pures filles d’amour, c’est vous que j’institue
Les uniques gardiens de mon éternité.
MÉMOIRE
Je me sens seulement, l’immense cimetière
De tous ceux que j’ai lus, le cœur extasié,
Hésiode, Ronsard, Virgile, Edgar Poé,
De tous ceux d’au-delà des siècles, des frontières !
Sous de hauts cyprès noirs, en mon cœur, vous dormez,
Poètes ; et, parfois, vos ombres glorieuses
Glissent subtilement, nocturnes visiteuses,
En murmurant les vers que vous avez aimés.
Et mon front s’alourdit du poids de vos pensées…
Ce rythme qui me hante est-il vraiment à moi ?…
Fantômes du jardin des Tombes, c’est pourquoi,
Je traîne sur la terre, une âme dispersée !
DOUTE
Que t’en viens-tu chercher, près de cette charogne,
Grand Vautour à l’œil dur ? Il n’est rien de vivant.
Tes serres et ton bec ont fouillé si souvent,
Qu’il n’y reste plus rien à tenter ta besogne.
Et le soleil immense a beau luire et brûler,
Et l’air se parfumer des senteurs des collines,
Et les pas retentir ; du squelette en ruines,
Rien ne fera frémir le néant désolé…
Croire très simplement, prier ce qu’on redoute,
Crier vers un secours et bénir d’un bienfait,
Dire « Tout est ainsi, car c’est Lui qui l’a fait. »
Pendant que, vainement, plane l’oiseau du Doute !…
Oh ! pauvres pas humains, quelle est la bonne route ?…
GLOIRE
Je cherche à regarder dans mon cœur, ton visage,
Gloire, but avoué de mes gestes humains.
Ton visage ? est-ce bien le mot ? n’en as-tu qu’un ?
Je veux le soulever, le voile de l’image.
Mes mains tremblent. J’ai peur, au seuil de cet effort
Sous cette draperie aux plis onduleux, est-ce
Ton front hautain qui va m’apparaître, ô Déesse ?
Et n’est-ce pas plutôt, le mufle du Veau d’or ?
Du dieu des dos courbés, des reniements infâmes ?…
Mais non, je me rassure, au rythme de mon cœur.
J’ai soulevé le voile et je n’aurai plus peur,
Car ma Gloire, c’est toi, chère âme de mon âme !…
IVRESSE
Oh ! nous sommes les dieux de l’immense Univers !
Et notre rire éclate en rayons glorieux.
Et nos pas sont un hymne. Oh ! nous sommes les dieux !
Le globe n’est qu’à nous, dans ses voiles d’éther.
Qu’il est mesquin ! Mes doigts emprisonnent sa marche ;
Ton souffle abolirait ses plus grands continents.
J’en suis lasse, versons le Déluge en torrents,
Et laissons y périr le dernier patriarche.
Et puis, — car tous les Dieux doivent se récréer —
Car mes flancs sont vibrants d’une force féconde,
Car dans tes souples reins, git le pollen d’un Monde,
Veux-tu nous amuser à ce beau jeu : créer ?
NOSTALGIE
Où s’en est-il allé, ce double de moi-même,
Le plus vrai de ces « moi » qui déchirent mes jours,
Celui qui me vaudrait, par son heureux retour,
La fin du cauchemar et le mot du problème ?
Et quand donc ai-je pu permettre ce départ ?…
J’ai beau m’interroger, fouiller dans mes années,
Évoquer tous les noms des Îles Fortunées,
Je ne trouve d’échos de mon « moi » nulle part.
Est-il mort ? Son linceul, je le traîne peut-être,
Dans mon regard sans joie, et dans mon rêve errant.
Ou bien, tout est possible, heureux, dans son néant,
N’a-t-il pu, mon vrai « moi », se refuser à naître ?
SOUFFRANCE
Martèle-moi, Souffrance, ô toi, mon lot humain.
Emprisonne mon cou, de tes griffes aiguës ;
Mets au fond de mes reins, le froid de la ciguë,
Tu n’arracheras pas la plume de ma main.
Calme, j’écouterai l’incessante marée
Qui porte à mon oreille, entre les murs amis,
Le choc déconcertant d’imaginaires bruits.
Nul cri ne sortira de ma bouche enfiévrée.
Hors du « moi » douloureux, affrontant l’Univers,
Je bâtirai le temple en l’honneur de ma vie.
Triomphante du mal, et saintement ravie,
Je chanterai mon cœur, en écrivant des vers !
NÉANT
Ne pas pouvoir penser. Oh ! je crispe mes poings
Sur mon front bouillonnant et mes tempes serrées.
Comme il est lent le flux de ta vaste marée,
Océan de l’Idée, ô toi, le seul Besoin !
Impossible ! Ce mot est là, comme une digue.
Je l’acceptais jadis, devant ces voluptés,
Voir, marcher. Devant toi, je l’avais accepté,
Aimer, verbe éternel, souhaitable fatigue.
Mais me heurter à lui, lorsque j’entends ta voix,
Lorsque ton âcre souffle embaume ma poitrine,
Quand je pourrais plonger dans tes vagues marines,
Océan de l’Idée, oh ! le voir devant toi !…
Ne vais-je pas briser cette coque de noix ?…
IMPUISSANCE
J’ai jeté mon dessin d’un geste de colère.
Ce n’étaient ni vos traits, ni leur expression.
Mais pourquoi donc penser que du bout d’un crayon,
Je pouvais exprimer la grâce qui m’est chère ?
Mes mots ont-ils jamais su raconter mon cœur ?
Ai-je pu mettre au fond de mes yeux, tout mon rêve ?
Il semble que mon sang roule un torrent de sève,
Qui me brûle, sans faire éclore aucune fleur.
Quand la plaine, à mes yeux, se déroule, infinie,
Quelle prison m’étreint ? Pudeur ou lâcheté ?
Et qui me fait agir comme un morne « raté »,
Lorsque peut-être en moi, bouillonne le génie ?…
SOUVENIR
Des fleurs autour de moi, partout à l’horizon,
Tout près, au pied des grands oliviers gris, fleurissent
Anémones, genêts, jacinthes et narcisses,
Là-bas, jonquilles d’or, et roses à foison.
Et le regard fixé sur les corolles claires,
Voici ce que je songe, en ce doux mois de Mai :
« C’est beau, toutes ces fleurs, mais que je les aimais,
Les trois brins de muguet, que m’apportait mon frère !…
Cœur humain, tu ne sais pas bien ensevelir,
— Quelque ingrat que tu sois, — joie ou tristesse mortes.
À travers les parfums que le présent t’apporte,
Elle embaume toujours, la fleur du Souvenir…
SÉRÉNITÉ
Lorsque j’aurai touché l’ultime infirmité,
Quand tous mes sens blessés, seront morts de souffrance,
Quand dans mon cœur battant, s’éteindra l’Espérance,
Je vous étonnerai par ma sérénité !
Car je n’aurai plus rien qui me rende semblable
À l’être qui se hâte, et qui craint, et qui veut.
L’inutile Regret et l’inutile Vœu
Ne mettront plus en moi, leur ronde infatigable.
Et, je ne sentirai, hors du monde réel,
Dont rien ne troublera mon Nirvâna funèbre,
Que la paix du cadavre au milieu des ténèbres…
Car du fond de l’abîme, on ne voit que le Ciel…
ÉGOÏSME
Moi, moi, c’est moi toujours, et l’univers entier,
Terre et soleil, choses et cœurs, acte et problème,
Ce que je vois à travers tout, oui, c’est moi-même,
Et je m’y pleure, et je m’y chante volontiers.
Eh, quoi ! tous sont ainsi ; tous ceux qui sont sincères
Et qui ne disent rien qu’ils ne l’aient ressenti ;
Qui délibérément, ont pris le grand parti
De souffleter en eux, les vices de leurs frères.
Tous sont ainsi… Mais toi, toi-même qui tiendras
Ce livre d’égoïsme entre tes mains pressées.
Homme, peux-tu nier que tu te chercheras,
Et sauras te trouver jusque dans ma pensée ?…
CRÉATION
Jeune mère penchée au berceau de l’enfant,
J’ai souvent jalousé tes muettes extases,
J’avais tort, puisque l’idée est là qui m’embrase,
Et qui met dans mes yeux, son regard triomphant
Idée !… Idée !… Elle procrée et l’œuvre germe,
Et grandit sous la courbe étroite de mon front.
Sommeils des nuits, travaux des jours, rien n’interrompt
Sa marche et rien n’en peut modifier le terme.
Et tandis qu’étreignant son enfant dans ses bras,
La mère cherche en lui, des traits de son visage,
Je contemple mon œuvre, œuvre sans alliage,
Et je dis : « C’est à moi que tu ressembleras ! »
ÉPOUVANTE
Ne me regarde plus du seuil de mon enfance,
Visage aux yeux hagards. Main qui crispes tes doigts,
Main plus grande que tout, ne l’étends pas vers moi !
Ne danse plus ! Tais-toi, vieux rire de démence !
Mais non, il va mener autour de tous mes lits,
Du berceau, de la couche d’amour, de la bière,
Sa ronde aux cris aigus, la ronde familière
De mon regard plaintif et de mon front pâli.
Horreur ! sa main a pris ma main et la tenaille !
Horreur ! elle m’entraîne ; et je ris comme lui !
Et je tourne, et mes yeux s’ouvrent sur de la nuit !
Souvenir, Souvenir, où veux-tu donc que j’aille ?
BONHEUR
Ce matin, j’ai touché le faîte d’un bonheur.
Oh ! je n’ai point gravi de surhumaine cime.
Pas de rêve éperdu, pas d’étreinte sublime,
Non, ce fut à la fois, et plus simple, et meilleur.
On entendait au loin, chanter des jeunes filles.
La senteur des jasmins se répandait dans l’air.
Sous des ronces, un ru mettait ses cailloux clairs.
Le gai soleil posait de l’or sur mon aiguille.
Elle peignait, la tête inclinée à demi.
La toile fleurissait sous ses pinceaux agiles,
Et je sentais à coups mesurés et tranquilles,
Battre mon cœur aimant, près de son cœur ami.
RÉSURRECTION
Avoir éperdument erré dans sa pensée,
En cherchant une Voix, une Source, un Flambeau
Ne découvrir au bout de sa course insensée,
Qu’un squelette poudreux, raidi dans son tombeau.
Glacé d’horreur, interroger la terre entière,
Voir le sol sans Printemps et les cœurs sans amour.
Interroger le Ciel, le voir aveugle et sourd.
Maudire le néant du Ciel et de la Terre…
Et puis un jour qu’on ne cherchait plus rien, trouver !
Trouver ! D’échos sans fin, remplir son âme heureuse !
Boire, sans l’épuiser, une onde lumineuse !
Sous un soleil, marcher joyeux et ravivé !
Mon Dieu, ces choses-là peuvent donc arriver !…
CONSTANCE
« Ai-je bien pu vraiment écrire cette lettre,
Vibrer de cet émoi, me leurrer de ces mots ? »…
Ainsi je vous entends parfois penser tout haut,
Rempli d’étonnement, et de honte peut-être.
Mais pourquoi donc rougir ? La vie a ses saisons,
Et tout être sincère en exprime la flamme.
Quoi, cette heure d’amour vous apparaît infâme,
Et les sommets d’hier choquent votre raison ?…
Les mots ont bien servi tout mon cœur dans ses phases.
Qu’il fut sublime ou fou, qu’importe, c’est le mien !
Des jours de son passé, je ne regrette rien,
Et je ne désavoue aucune de mes phrases !…
FAIBLESSE
Hein, vous rappelez-vous, cœurs faibles, mes amis.
Combien nous avons pu mésuser de la vie ?
Quel beau chemin c’était que la route suivie,
Et dans les jours offert, ce que nous avons mis ?
Les résignations de nos courses bornées,
Nos fureurs sans échos, nos gestes étriqués,
Et tous les beaux départs que nous avons manqués,
Et les élans piteux de nos amours morts-nées ?
Les avons-nous trouvés assez devant nos pas,
La Pitié, le Devoir, l’habituelle Tâche,
Ronronnement des jours, épouvantails des lâches ?
L’anéantissement ne nous surprendra pas !
HÉRÉDITÉ
Se pencher sur soi-même, avec sincérité ;
Crever sa poche à fiel, et fouiller dans son âme,
En sortir une injure, une pensée infâme,
Après un grand élan d’une pure beauté.
Et l’offrir pêle-mêle aux regards sans tendresse,
Ce composé d’orgueil, de lâcheté, d’erreur,
De furtive bonté qu’est notre pauvre cœur ;
L’offrir en frissonnant d’une sorte d’ivresse ;
Dire, crier bien haut — morbide volupté —
« Voici mon « moi » bien nu, sans favorables voiles,
Il est là, pantelant, disséqué jusqu’aux moelles.
Ce n’est pas beau, ni grand, mais c’est la vérité !… »
Oh ! de ce « Mal du Siècle », ai-je assez hérité ?
LASSITUDE
Oui, je sais, il faudrait marcher, marcher encore.
Mais d’autres le feront, plus jeunes, plus vaillants.
Moi, je me sens de ceux qui demi-sommeillant,
Piétinant dans la nuit, tombent avant l’aurore.
Il en faut. L’avenir est à vous, pas à moi.
Ma course finit là. Je crois que j’en suis aise.
J’ai trouvé la nuit noire et la route mauvaise,
Et sais exactement combien pèse ma croix.
Allons, repos ! Je vais décharger mon épaule.
Et vous, marchez, mon cœur ne vous jalouse pas.
« C’est l’aube — dites-vous — qui va poindre là-bas.. »
Ce sera beau ? Tant mieux, car ce n’était pas drôle !
AGONIE
Lorsque je m’en irai, je veux, non, je souhaite
— Car rien n’arrive au gré de notre volonté —
Qu’on me laisse partir avec tranquillité ;
Que les yeux soient sans pleurs et les bouches muettes.
Pour que, devant l’effort de franchir le grand seuil,
Concentrant le pouvoir de mes forces dernières,
Je vous puisse quitter, visions familières,
Sans avoir le cœur lourd du poids de votre deuil.
Devoir se dire : « Hélas ! ils vont être bien tristes !
Ils pleureront longtemps peut-être !… » Quel fardeau !
Ma pitié pèserait jusque sur mon tombeau ?…
Laissez-moi, s’il vous plaît, mourir en égoïste !…
ÉPITAPHE
Ci-gît… Il est besoin pour moi d’une épitaphe.
Et je porte en mon cœur assez de vanité,
De respect de mes os, pour vouloir édicter
Comme doit besogner mon historiographe.
Ci-gît… Pas de grands mots. Un seul m’écraserait…
On subit son Destin, on ne le mène guère.
On souffre, on aime, on pleure, on rit…Que c’est vulgaire,
Ce résumé des jours, des miens !… Mais que c’est vrai !
Ci-gît… Je veux pourtant une petite glose
Qui puisse renseigner « Tout l’Avenir » sur moi.
Le faire se pencher sur mon doute narquois.
Ci-gît ?… Ah, je crois bien avoir trouvé la chose…
Ci-gît N’importe-qui, qui fit N’importe-quoi !
L’ASTRONOME
À ma sœur,
Madame Edmée Chandon.
Oh ! contempler le ciel, avec des yeux humains !
Vouloir traduire avec le néant des paroles,
Des comètes de feu, la géante hyperbole,
Et des planètes d’or, les ellipses sans fin !
Écouter, — se sentant une fragile chose —
L’ample vibration des Mondes en chemin !
Et sentir dans ce cœur qui doit mourir demain ;
De l’Éther constellé, frémir l’apothéose !
S’en aller dans la vie, ainsi, géant et nain !
Frôlé par le secret, n’être au regard des autres,
Qu’un savant simple et doux, au sourire d’apôtre…
Ma sœur, il sait filer, cet étrange Destin !
LE PEINTRE
Elle peint ! Et les plis du visage attentif,
Et le geste des mains, et les yeux pleins de flammes,
Et l’ardente tension de tout le corps proclament
Que l’Art est tout-puissant et que l’être est captif.
Elle peint ! Eh qu’importe que les jours s’en aillent.
Qu’importe l’Univers, et peut-être l’Amour !
À larges coups fougueux et sûrs, le pinceau court.
Une fièvre, une force intenses le travaillent.
Elle peint ! ô Nature, ô Reine des couleurs,
Le peintre est ton amant, bien plus que le poète !
Son geste est une offrande ; on dirait qu’il te jette,
À chaque instant, splendide et simple, tout son cœur !
MUSICIENNE
L’Aria, sous ses doigts, chante passionnément.
Et je vois !… Un portique blanc… des caravanes…
Un long désert… sous le soleil, un aigle plane…
De grands yeux noirs… Tout un mirage d’orient !
Pourquoi, pourquoi trouver dans ta voix solennelle,
Ô Bach, Ami des nefs aux doux parfums d’encens,
Cet étrange, brutal et lumineux accent ?
Pourquoi ce sable d’or, ces femmes, ce bruit d’ailes ?…
Mais rien ne brille plus, le violon se tait.
Baissant son front rêveur, la blonde musicienne
Soupire… Ah ! je comprends. Cette flamme était sienne,
Et c’est à travers Bach, son âme qui chantait !
LABOUREURS
Frère, je me souviens de nos jours de voyage…
Au rythme cahotant, nous étions emportés.
Villes et champs, devant notre immobilité,
Défilaient, incessant et mouvant paysage.
Des prés ; une maison qu’entoure un bouquet d’ifs ;
Les bras hâlés, un laboureur à sa charrue ;
L’aiguillon à la main, sa femme blonde et drue…
Et nous nous regardions avec des yeux pensifs.
Bourgeois trop affinés par l’Étude et le Rêve,
Nous sentions le regret et presque le remords
De n’être pas ces paysans simples et forts,
Courbés sous le soleil, vers le sol plein de sève !
LE RÊVEUR
Rêver ! Oui, mais pas trop : on perd l’amour des Hommes,
Car le Rêve est un ogre et vous mange vivant.
On va de la cellule à l’Univers souvent,
Mais l’on ne descend plus des Mondes aux Atomes.
Il est trop enivrant, le chant de l’Infini.
On jette, loin de soi, la chétive enveloppe,
Et les frères humains sont, sur la vieille Europe,
Des fourmis s’agitant à l’entour de leur nid.
Les taudis encombrés, les campagnes désertes,
La guerre en marche avec la faim… Vain bruit qui meurt
Au seuil de cet asile où veille le Rêveur…
Mais, tu dois bien sentir, Homme, que tu désertes…
LA CHATTE
Elle a tant miaulé, qu’elle est entrée enfin,
— La chatte famélique au regard de prière,
Au pauvre corps transi de pluie et de misère —
Dans la chaude maison où l’on mange à sa faim.
Et — compensation de ses peines passées —
Elle a droit, maintenant, aux bribes du poulet,
Au coussin de velours, à la jatte de lait,
Aux baisers les plus doux de l’hôtesse empressée.
Mais, parfois, tout au fond de ses prunelles, luit
— Malgré tant de chaleur, de tendresse et d’orgie —
Comme un obscur regret, comme une nostalgie,
De ses jours sans butin et de ses froides nuits !…
PRINTEMPS
Il a levé sur moi, ses yeux énigmatiques,
Et, lentement, sa patte arrête mon crayon :
« Quoi, Mitis, vous forcez ma pensée au bâillon,
Eh pourquoi ?… « Devant nous, est l’horizon rustique.
J’écrivais. À quoi bon ? Aux branches, les bourgeons
Mettent leurs boutons bruns et leurs étoiles vertes.
L’herbe haute étincelle, et la mésange alerte
Sautille, entre deux chants, sous les touffes d’ajoncs.
Le ciel est bleu. L’eau de la vasque est presque chaude.
Écrire ? Non. Le chat écoute. Et, comme lui,
Immobile, je tends mon oreille aux doux bruits
Que fait le mois d’amour et de rêve qui rôde !
AUTOMNE
Les bambous du bassin se mirent d’un air las,
L’azur du ciel est pâle et le jardin se fane ;
Autour de la maison, les feuilles du platane
Glissent sur le gravier, avec un bruit de pas.
Ensanglantant les murs tout blancs, les vignes rousses
Se dépouillent avec lenteur, comme à regret.
Et — hérauts proclamant que l’Été disparaît —
Les chrysanthèmes d’or haussent leurs jeunes pousses.
Des troncs violacés, la sève redescend…
Et n’est-ce pas qu’à voir cette lente agonie,
Il semble que les cœurs, tels des feuilles jaunies,
Près d’une tombe ouverte, errent en gémissant !
HIVER
J’ai froid : l’Hiver est là, dans mon cœur, sur la terre.
C’est lui qui fait plier ainsi les rameaux blancs ;
Lui qui fait, sur mon front, frémir mes doigts tremblants.
C’est lui, le grand sommeil des flammes solitaires.
Les arbres noirs se profilent sur le ciel bas.
La fenêtre fermée enserré mon visage.
Et nous tendons, spectres glacés, vers les nuages,
Lugubrement, eux leurs branches, et moi mes bras.
Le vent passe sur nous, avec des cris farouches :
La sève dort. Le sang est lent, Quand donc Avril,
Pour nous ressusciter, nous apportera-t-il
Les baisers des rameaux et les fleurs de sa bouche ?
PINS
« Grands pins, que chantez-vous, au-dessus de ma tête ?
— La brise de midi nous frôle tendrement.
Le soleil nous étreint ; un long tressaillement
Parcourt nos troncs unis, des racines au faîte.
Nous voudrions plus loin, plus haut, épanouir
Le doux enchantement de la sève qui monte,
Cette force qui fait que nos rameaux affrontent
Le long sommeil d’Hiver, sans cesser de verdir.
Ô triste cœur humain, cherche notre harmonie.
Il te rajeunira, notre éternel Été.
Il t’apprendra la sage et forte volupté
De jouir de tes jours et de chanter la vie !… »
FIGUIER
Juillet. Le soleil brûle et le ciel étincelle.
Tout le jardin aspire à la fraîcheur du soir.
Seul, auprès du bassin, le figuier aux fruits noirs,
S’offre amoureusement aux clartés qui ruissellent.
Ses racines ont pu percer le sol durci,
Et puiser dans ce feu, l’eau donneuse de vie.
Jadis, l’arbre ancestral, dans les plaines d’Asie,
Sut grandir, ombrager, fructifier ainsi…
Et je songe à l’abri de ces feuilles charnues,
Que tout, plantes et cœurs, a de semblables lois.
Et, comme le figuier sut trouver l’eau, je vois
Le Soleil-Vérité transparent sous les nues !
OLIVIERS
Oliviers, qui versez vos ombres violettes
Sur cette pente herbeuse accrochée au côteau,
Ne tendez plus vos bras vers le ciel. Mais, plutôt,
Baissez-les, pleins de paix, vers mon âme inquiète.
Je souffre, je suis lasse et peut-être, je meurs ;
Mes pieds se sont rougis aux pierres de la route,
L’Espérance n’est plus ; l’Amour est trop ; je doute.
Et, misérablement, je traîne de la peur.
La fièvre, autour de moi, met ses monstres informes.
Oh ! reposer mes yeux du Rêve et du Réel !
Doux Oliviers, ne tendez plus vos bras au ciel.
Bercez-moi tendrement, afin que je m’endorme !
CYPRÈS
Oh ! votre odeur vibrante et tiède, hauts cyprès.
Oh ! le tapis moelleux de vos aiguilles mortes.
Oh ! les accents émus que la brise vous porte.
Oh ! l’abri toujours vert de votre ombrage épais.
Je veux, je veux que vous croissiez près de ma tombe,
Arbres amis, témoins de mes matins d’Été !
Qui me bercerait mieux de ce qu’ils ont été ?…
Quand, solennels, presque noirs, dans le jour qui tombe,
Vous semblerez, sur moi, crier : « De Profundis » !
Le vol des Souvenirs nichés dans vos ramures,
Descendra vers ma nuit, avec de doux murmures,
Et me vivifiera des bonheurs de jadis !
UN TABLEAU
C’est une route qui descend vers une plaine ;
Un grêle arbre automnal y pose ses doigts roux ;
Des collines, au loin mettent leurs contours flous ;
Pas d’ombres sur le sol, le ciel s’azure à peine.
Je ne puis contempler ce tableau sans émoi.
Car il est la fidèle image de ma vie :
Cette pente, autrefois, si durement gravie,
Et qui descend, descend, pour arriver à quoi ?
Vide route d’Automne, au sol terne, au ciel pâle,
Route dont l’horizon est fait de souvenirs,
Qui, du morne Présent, mène au morne Avenir,
Ah ! je te descendrai jusqu’à mon dernier râle !…
LA VIEILLE MAISON
Près de cette maison depuis longtemps déserte,
Et dont les murs lépreux s’effritent au soleil,
De hauts cyprès pensifs, gardiens de ce sommeil,
Profilent dans l’azur, leur sombre masse verte.
Sur l’un d’eux, le hibou sournois a fait son nid.
La couleuvre s’embusque, en un trou de muraille.
Autour du puits tari, la ronce s’embroussaille.
Ni chants, ni pas ; seul pèse un silence infini,
Ô vous, Passants, aux yeux pâlis, au front livide,
Qui souriez sans joie, et dédaignez les pleurs,
Ne vîtes-vous jamais, aux pays de vos cœurs,
Et ces arbres muets, et cette maison vide ?
LE BANC DE PIERRE
Dans l’ombre qui descend de ce micocoulier,
Un banc de pierre s’arrondit, de simple pierre
Qu’un très long temps a revêtu d’un peu de lierre,
Et qui tend sans façon, son siège hospitalier.
Ce banc, ô Paysans, ce sont vos mains calleuses
Qui, pierre à pierre, l’ont tiré du sol durci.
Vous y tassiez votre fatigue et vos soucis,
Pourrai-je y délasser ma course paresseuse ?
Non, mon repos à moi, vous serait un affront !
Que le micocoulier centenaire le garde,
Ce banc contemporain des tâches campagnardes,
Contre l’oisiveté de ceux qui passeront !…
LE PUITS
De la voûte du puits, une pierre est tombée.
Elle s’enfonce, avec un « floc » retentissant,
Les murs moussus se répondent en gémissant ;
Un long sanglot remplit cette bouche qui bée.
La vase qui dormait, rejaillit tout à coup,
Et l’eau limpide et fraîche, et l’eau si bonne à boire,
En devient une bourbe épaisse et presque noire,
Dont l’insecte altéré s’éloigne avec dégoût.
Prends garde au mot qui naît à ta lèvre, à ta plume,
Qui sait de quels échos, il peuplera mon cœur.
N’est-il pas trop brutal, n’est-il pas trop moqueur ?
Dans le vieux puits, sommeille un tel fond d’amertume !…
LE MASCARON
Pour vous, ce fil d’argent qui coule dans la vasque,
Et la face en ciment du satyre cornu
Qui souffle une caresse humide à nos bras nus.
C’est de l’eau qui jaillit de la bouche d’un masque ?
Mais, pour moi, c’est la voix éternelle de Pan,
— Du dieu des voluptés terrestres et splendides —
Qui chante et retentit sur des lèvres rigides,
Et, dans le chaud matin, voici ce que j’entends :
« Aime, aime, c’est pour toi, que la terre est en fête,
Frémis, soupire, étreins, frôle, tremble, gémis ! »
Vis démesurément, les Dieux te sont amis !… »
Vous devez envier l’oreille du poète !
À TRAVERS LE BROUILLARD
Le vallon est perdu dans de l’ouate humide.
Les pointes des cyprès n’émergent même pas ;
C’est dans une vapeur que s’enfoncent mes pas ;
Et je marche pourtant, ma mémoire est mon guide.
Là, c’est un mur ; là, c’est un champ ; et le ruisseau
Qui coule sous le pont de pierre grise, est proche.
La ville est par ici, — j’entends le bruit des cloches —
Et le chemin rejoint la route, un peu plus haut…
À travers le brouillard de notre vie humaine,
De sa source cachée à son but inconnu,
Nous allons : quelque chose en nous s’est souvenu.
Notre instinct, notre instinct, oh ! comme tu nous mènes !…
DEVANT LE GOUFFRE
Durer, durer, pourquoi ? Traîner cette carcasse
Plus amoindrie à chaque pas vers le néant ?
Ne jeter qu’une chair pourrie au sol béant,
Cadavre veuf, depuis longtemps, d’une âme lasse.
Il me semble parfois, entendre ton appel,
Terre, transformateur antique d’énergies.
Pour quel but inconnu, souhaites-tu l’orgie
De muscles neufs, au lieu des vieux os rituels ?
Mais qu’importe. J’apaiserai ta faim d’ogresse.
J’ai décidé le don — sans calcul importun —
De mon visage lisse et de mes cheveux bruns.
Et je t’appartiendrai, terre, avec politesse !…
SUR LE MUR
La chambre vit étrangement dans l’orbe d’or :
Mes gestes, sur le mur, ont des ombres énormes,
Et mon profil rêveur que le halo transforme,
Prend le net relief d’un fier conquistador.
Oh ! ce nez aquilin qui commande aux orages.
Ce menton volontaire et ce front plein d’orgueil.
C’est bien l’Aventurier qui riant des écueils,
Lançait son galion à l’assaut des mirages !…
Mais non, Mon doux visage aux traits naïfs et purs,
Où transparait mon âme aux craintives prudences,
Avec le dur routier n’a pas de ressemblance…
Pardonne à ce bâtard, ô mon ombre du mur !…
AU BORD DE LA RIVIÈRE
Nous étions toutes deux, au bord de la rivière.
Elle, assise devant son chevalet de bois !
Moi, regardant courir le pinceau sous ses doigts ;
L’eau passait, et nos voix montaient, vives, légères.
Les libellules s’accrochaient au bout des joncs ;
Leurs ailes de velours palpitaient, comme l’onde ;
Le soleil, déjà haut, faisait les herbes blondes,
Et la brise chantait entre les saules blonds.
L’eau passait, emportant le frisson des yeuses,
Et les doux frôlements des frênes éplorés,
Et les soupirs furtifs des cœurs enamourés…
L’eau passait : nous étions très doucement heureuses.
AU FOND DU NID
C’est un doux nid d’oiseaux, posé sur une branche…
Tout à l’heure, le vent va tordre la forêt ;
Cette nuit, le hibou ramera l’air, muet ;
Demain, l’Hiver prendra le sol, dans ses mains blanches.
Mais, comme si le sort avait mis autour d’eux,
Un tout-puissant rempart de durée et de force,
Dans leur fragile nid, fait de laine et d’écorce,
Paisibles, les oiseaux serrent leurs corps frileux.
Nous aussi, nous avons notre rameau qui tremble,
Notre Hiver destructeur, notre ennemi jaloux :
Le Malheur acharné, rôdaille autour de nous.
Que craignons-nous pourtant ? Rien : nous sommes ensemble !
SOUS LE CIEL
« Nuages, merveilleux Nuages », blancs palais,
Vous à qui j’ai donné tous mes rêves d’enfance,
Mon somptueux orgueil et ma chère espérance,
Ô vous qu’éperdument, jadis je contemplais !
N’est-ce pas votre forme ailée et tutélaire
Qui se dresse ce soir, au ciel d’or du Couchant ?
Qui grandit, se précise et qui vient, s’approchant ?
Ouvrez-vous. Rendez-moi, tous mes dons de Naguère !
Ils ont passé, portés par la brise de Mai.
Et je les ai laissés poursuivre leur voyage…
Car ce n’étaient pas eux, les « Merveilleux Nuages »,
Les « Toujours attendus » qui ne viennent jamais !
DANS LE VALLON
Quelquefois, je te dis que je rêve d’espace,
Que je veux m’enivrer d’horizons inconnus ;
Que, dans le sable chaud, enfonçant mes pieds nus,
Je marcherai, sans buts décevants, jamais lasse.
Qu’au Désert, sur le Mont ou la Mer, nulle part,
Je ne me permettrai la borne qui repose.
Toujours plus loin, pour que mes yeux voient « autre chose » !
Indulgent, tu souris à ma faim de départs.
De la main, écartant le feuillage qui bouge,
Tu me montres, tout près, le plus bel horizon :
Et c’est notre jardin couché dans le vallon,
Et c’est notre maison, blanche, sous son toit rouge.
DE LA COLLINE
Ce n’est rien qu’un lambeau de mer, au bas du ciel,
Et, dans l’étroit écrin de mes mains rapprochées,
Il s’avère plus net, minuscule bouchée
D’azur liquide, offerte aux dents de l’Estérel.
Si bornée et si loin, mer aux vagues dansantes,
Comme tu sais pour moi, transformer l’horizon ?
Disparus, les oliviers gris, et la prison
Des murs en pierre sèche, où s’enferment les sentes.
C’est toi, qui, pesamment, les submerges, ô mer !
Ta houle chante, et tes embruns baisent ma bouche.
Et mon rêve s’en va, beau matelot farouche,
Découvrir l’Île d’or, au roulis du steamer !…
VERS LE MONT
C’est du sommet tout blanc de ses candides neiges,
Que nous posséderons l’horizon merveilleux.
Bien des pas, sont devant ce bonheur de nos yeux,
Mais, nous avons l’audace, et les dieux nous protègent.
Qu’importe la fatigue, à qui la peut chanter ?
À qui puise, en son hymne, une force nouvelle ?
Lorsque chacun des pas en avant lui révèle
Un plus large horizon, où luit plus de clarté ?
Guide, guide au pied sûr, ton regard fait aux cimes,
Nous verserait l’ardeur, s’il en était besoin.
Mais, notre propre voix, de courage, nous oint,
C’est en chantant, qu’on va jusqu’aux sommets sublimes !
AU DÉTOUR DU SENTIER
Au détour du sentier plein de brume, ce soir,
Une femme attendait. Amant, enfants ? Qu’importe !
Le vent d’octobre éparpillait les feuilles mortes ;
Et c’est notre inquiet Destin que j’ai cru voir.
Attendre on ne sait quoi, des heures qui nous restent,
Quand la Vie est avare, et le cœur déjà froid,
Au soir de la Jeunesse, attendre on ne sait quoi
De surhumain, de féerique et de céleste.
Jusqu’à ce que la Nuit nous prenne tout entier,
Attendre, attendre, avec des yeux qui fouillent l’ombre !
C’était notre Destin, la silhouette sombre
De cette femme assise au détour du sentier…
SOUS LA LAMPE
Et c’est l’heure de commencer mon beau voyage !…
Au soleil de la lampe, au galop du crayon,
Mon esprit assoiffé d’espace et de rayons,
Va s’en aller, Oh ! le joyeux appareillage !…
Car je sais bien qu’à chaque détour, près ou loin,
Compagnon qui chemine, ou marin qui navigue,
Je ne rencontrerai qu’un bon Destin prodigue
D’horizons et d’amours qui ne déçoivent point.
Tout va me réussir. Meure le crépuscule !
Mes volets sont fermés sur la nuit du vallon.
Dans l’Univers des murs, mettant son orbe blond,
Elle monte au zénith, l’étoile minuscule !…
SUR LA PLAGE
La brise ourle d’argent, l’azur dansant des vagues,
Et le fronce, soyeux, autour des pilotis ;
Tout contre la jetée, au bruit du clapotis,
Dort un très vieux canot, délaissé des madragues.
Il dort, le vétéran. Depuis combien de flots ?
Porte-t-il le relent des pêches du miracle ?
Des récifs de corail, a-t-il heurté l’obstacle ?
Et toucha-t-il jamais, aux Fortunés îlots ?
Mystérieux Passés. Passés des vieilles choses,
Passés des vieilles gens, aux tristes yeux déteints,
Pourquoi donc évoquer l’aube de vos Destins,
Devant ce soir déchu de leurs métamorphoses ?…
FACE AUX ÉTOILES
Oui, je fus l’Univers, toute cette journée.
L’heure passait pour mon travail ou mon repos.
Chaque objet provoquait ma pensée et mes mots ;
Sur l’Espace et le Temps, régnait ma Destinée…
Puis, la Nuit a gravé ses multiples points d’or
Dans l’insondable Éther. Au-dessus de mon être,
Mes yeux se sont levés pour vous voir apparaître,
Soleils, dont notre soir nous révèle l’essor.
Ces gravitations immenses poursuivies !…
Ces orbes s’inscrivant dans le champ éternel !…
Oh ! l’Homme, atome vain, doit oublier le ciel,
S’il veut continuer à regarder sa vie !…
LE LONG DE LA ROUTE
J’ai regardé la Route, où j’ai marché longtemps.
C’étaient de pauvres pas, que les pas de l’infirme.
La Fatigue empoignait leurs élans, et j’affirme
Que la Douleur pesa sur chacun d’eux. Pourtant
Vers le grand But, ils sont allés, comme les autres ;
Avec le même orgueil, la même volonté,
Avec plus de fierté, d’avoir plus à lutter,
Hommes, et leur empreinte a bien valu la vôtre !
Je la vois ; elle est là ! oui, là ! c’est elle encor !
Oh ! la marque est profonde ; elle est reconnaissable !
Dans la foule des pas imprimés sur le sable,
Mes faibles pieds d’infirme ont mis des traces d’or !…
