La Chambre bleue (1923),
Suzanne Valadon (1865-1938)

Merci à Clément Barnavon pour son travail d’édition impressionnant sur cet ouvrage ! Une ultime relecture sera nécessaire, bien sûr, pour supprimer les coquilles qui peuvent subsister.

Nous vous invitons à découvrir ici un recueil de poésies de Blanchecotte, édité par Éléonore Rambaud.

Le Long du chemin. Pensées d’une solitaire

Malvina Blanchecotte

Paris, Chez l’Auteur, 1864

       L’attendrissement sur soi-même et vis-à-vis de ses peines est une fâcheuse et meurtrière faiblesse. Si le corps a des pieds, l’âme doit avoir des ailes. Le mot de la vie est d’aller en avant ; pour atteindre les hauteurs ne faut-il pas franchir des précipices ? L’action est le remède à la souffrance. La rongeuse lamentation inutile amène non seulement une déperdition de temps, mais une déperdition de force. Or, la force est nécessaire dans la bataille. Au lieu de s’apitoyer mollement sur le sort, il faut lutter avec lui, il faut en triompher. La contemplation n’est bonne qu’arrivé au sommet du voyage. Là, les perspectives lointaines se déroulent, le spectacle des misères surmontées n’est plus qu’un accident du paysage, et l’âme victorieuse peut faire halte et déployer l’oriflamme du souvenir. — Mais si déjà les défaillances de la solitude sont déplorables, combien plus encore le sont les plaintes vis-à-vis des autres ! Pauvre âme ensanglantée, à quoi bon ? À quoi bon ? Pourquoi servir de pâture à la curiosité indifférente ? Garde silencieusement la peine, pèlerin de ce monde ! Si tu ne tiens pas avec religion le secret de la pensée, pourquoi veux-tu qu’un étranger le respecte ? Commence par ne pas te trahir si tu ne veux pas être trahi par les autres. 

       Souffre sans te plaindre, agis sans te montrer, triomphe dans la conscience ; le malheur lassé prend fin quelquefois. Et d’ailleurs, qu’importe ! La vie elle-même se lasse, le but arrive, la tâche est faite, alors seulement le soldat valeureux rend les armes.

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       Que de soucis pour se faire une réputation dans le mobile esprit des autres ! Le plus sérieux mérite ne défend pas d’une ambition mensongère ! Esprit en quête de Dieu, qu’as-tu donc à faire avec le caprice du monde ! Ô misérable infirmité ! Il ne suffit pas d’être, il faut paraître, il faut être vanté. Et cependant tu ne te dissimules pas l’insignifiance et l’incohérence du jugement des hommes ; tu leur refuses l’intelligence d’apprécier tes aspirations hautes, et tu leur accordes le droit d’injustice, et tu réclames leurs bons ou mauvais témoignages. Ô Dieu des désintéressés et des forts, Dieu des vrais justes et des vaillants esprits, n’en souriez-vous pas dans votre ciel tranquille ?

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       Marthe est détachée de la vie : ce n’est point pour elle qu’aucune joie est faite. Elle le sait, et sa résignation douce ne connaît pas l’amertume. Sa bonté se donne et ne demande rien ; sa silencieuse attitude est souriante et confiante : son clair regard a des profondeurs célestes. — Mais pourquoi donc ces larmes si bien renfermées et pourtant devinées ? Pourquoi cet obscurcissement de la voix au passage de certains mots tendres ou douloureux ? Paix et pitié ! Le cœur se déshabitue de l’espérance, il ne se déshabitue jamais du regret !

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       Le renoncement du cœur peut être absolu au-dehors, il n’est jamais consommé au-dedans. Plus même il se tait, plus il semble impénétrable, plus le cœur accroît sa force, plus il souffre. Le silence est plein d’effroyables crises. L’immortelle jeunesse de ka nature circule dans notre âme puissante. On croit s’être déraciné de soi-même, et d’ardentes épines vivaces surgissent tout à coup et vous déchirent jusqu’au sang. Se croire retranché de la vie est possible ; mais être réellement détaché des intérêts du cœur est invraisemblable. À la vue des heureux, des aimés, des tranquilles privilégiés du monde, de terribles jalousies muettes s’emparent de la pensée : les sources de l’affection bouillonnent, et le cœur contient la tempête. Le ravage des désolations cachées dévaste l’asile mystérieux du silence. Et pendant ce temps le regard peut sourire, la lèvre peut chanter, le front peut refléter la paix. Aucune trahison n’a lieu au fond des troubles intérieurs ; les défaillances intimes ne se révèlent par aucun symptôme ; l’impassibilité est complète, l’inaltérable quiétude se continue ; et voilà ce qu’on nomme l’abnégation, voilà ce qui, chez les âmes les plus fermes, celles qui ont autorité et résolution, voilà ce qui constitue le renoncement de la terre.

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       Fatigués de leur charge, il en est qui disent : Je préférerais souffrir de telle ou telle autre peine. Ô faible de cœur ! cette peine différente que vous préféreriez conviendrait aussi peu à l’état de votre âme qu’un autre climat que le vôtre conviendrait peu à la condition de votre corps. C’est cette atmosphère-là qu’il faut : vous devez vous approprier les vertus inhérentes aux éléments de votre destinée.

       Ne dit donc jamais : S’il en était autrement ! Manœuvrez avec les instruments que vous fournit le sort ; votre éducation la meilleure est là, et le triomphe s’obtient par le bon emploi des souffrances.

       N’imputez ni à la précocité de votre mort ni aux cataclysmes de votre défaite, c’est vous-même qui échouez dans vous-même. Vous avez donné votre mesure en prouvant que vous pouviez donner plus ; la tombe ne vole rien à la terre ; les jeunes comme les vieux ont fourni à la vie leur contingent de jours : malheur aux vaincus !

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       Quand les vents, les flots, le ciel et la tempête sont contre nous, ce n’est pas le moment de perdre courage ; c’est l’heure de ramasser toute son énergie et de gouverner à la barre. Et quand nous nous serons abandonnés, que nous restera-t-il à nous, malheureux, à qui déjà toute ressource manque, et que tout appui sur la terre trahit et déçoit ! pas de découragement, pas de faiblesse, pas de vaine lamentation attendrissante ! vite à la manœuvre ! extirpons de notre sein qui défaille les intimes ennemis de notre force : les regrets désespérés, les redites de nos misères. Si notre œil s’obstine au spectacle qui nous arrête, arrachons notre œil. Pas de demi-mesure, le cas est grave, le triomphe de la douleur sur notre volonté est imminent ; il est bien vrai que nous souffrons ; qu’il soit plus vrai encore que nous aurons vaincu notre souffrance ; et que, sentant en nous les orages, nous aurons néanmoins navigué à pleine voile sur la mer irrites de notre vie !

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       Que le mot souffrance soir synonyme du mot supporter. Et que le mot supporter lui-même signifie acceptation, fermeté, silence, victorieux courage.

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       Demain ! toujours demain ! en vain la fuite des heures enseigne la brièveté du temps ; en vain le cortège des morts entraînés à la tombe enseigne aux insoucieux vivants l’incertitude de la vie : demain ! demain ! répète notre incurable paresse. Et jamais l’action ne vient quand Dieu l’exige ; le trésor des affections divines est dilapidé par les prétendues distractions de ce monde ! Oh ! comme il faudrait saisir chaque homme de pensée et, l’attachant au problème de sa destinée, comme il faudrait lui dire : Ne regarde pas en arrière dans la vie ! garde-toi des convoitises de passage, des ruses de ton esprit à éluder l’action et la bataille ; accepte les épines pour avoir le droit de recueillir les roses, fournis la route que tu dois suivre, et ne prends point à côté de la tienne la voie autre que tu crois meilleure. Et surtout, oh, surtout ! ne laisse point s’échapper l’heure présente : celle-là seulement t’appartient, tu dois la remplir d’œuvres et ne l’ajouter aux heures termines que grosse d’efforts témoignés et de résultats obtenus. L’heure suivante que se promet notre paresse peut ne sonner pour nous que dans l’éternité. Une voix peut tout à coup nous crier : Homme de peu de forces, qu’avez-vous fait de la vie ? Où sont vos œuvres ? À quoi ont été occupées les heures que je vous avais distribuées ? La moisson est faite : montrez-moi vos gerbes, apportez-moi votre récolte !

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       En vérité, en vérité, si vous ne sceller pas du sang de votre cœur et de l’immolation de votre esprit le désintéressement de vos œuvres, vous aurez pu travailler à votre propre gloire en ce monde, vous n’aurez pas généreusement travaillé pour ceux qui souffrent, ceux qu’il faut consoler et non point pour amuser, — qu’il faut instruire et non point égarer, — ceux qui attendent de vous la parole de vie.

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       S’être désintéressé de la vie est un grand repos : c’est avoir résigné un lourd commerce, c’est avoir mis un terme aux troubles et aux agitations de ce monde. Avec douceur pour autrui et sérénité pour soi, oh ! qu’il est bon d’avoir fermé la porte aux hôtes importuns qui assiègent la pensée, ennemis de tout recueillement intérieur ! préoccupations sociales, craintes, déceptions, poursuites, luttes de la destinée, acharnement de la réussite et du succès ! Oh ! qu’il est bon de n’attendre plus rien, de n’être plus exposé aux désolantes surprises, de n’être plus un candidat misérable dans le tohu-bohu des ambitions humaines ! Oh ! surtout, quel suprême bien de pouvoir obscurément et sans contrôle (sans désir de gloriole et sans appréhension de chute), de pouvoir, dis-je, vis-à-vis de sa conscience, converser avec la pensée invisible et éternelle, de n’être plus dépendant du moindre accident de passage ! Oh ! l’on ne saurait assez répéter et accentuer ce mot : quel bonheur de ne plus attendre ! fût-ce l’amour, fût-ce l’amitié, l’un et l’autre décevantes et rongeuses chimères ! 

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       Les Turcs n’attachent de prix qu’à leurs tombeaux, ils négligent leurs demeures passagères : de simples tentes ici-bas leur suffisent ; mais toutes les gloires du marbre, toutes les beautés de l’architecture, toutes les magnificences de l’art sont employées à l’édification des tombes.

Dans le désert de la vie, leurs maisons, hôtelleries terrestres, représentent à leurs yeux de simples campements ; ils n’y apportent aucune recherche. Voyageurs en route, ils se préoccupent peu de leur halte transitoire ; ils savent que dans ce monde le séjour de l’homme est de peu de durée, et vraiment ils s’abritent comme ils peuvent ; mais la tombe, ce muet sanctuaire du plus profond des mystères, est considérée par eux comme la demeure fixe où leur corps immobile repose éternellement. Ils en font un temple, desservi par la mort, cette grande prêtresse de la destinée : un Turc se dispose lui-même son tombeau futur, de même qu’un bourgeois s’achète une campagne pour sa vieillesse. Que ne faisons-nous comme les turcs philosophes ? au lieu de gaspiller pour nos récréations chétives des richesses de temps inappréciables, que n’édifions-nous pour l’éternité quelque temple sacré où notre esprit s’agrandisse et où nos travaux se recueillent ? pourquoi tant songer à la vie présente et si peu au silence qui suivra ? Regardons par delà notre vie, ne donnons à nos exigences positives que le strict nécessaire, et bâtissons-nous, à force de zèle, de persévérance, d’efforts soutenus, de travail digne, quelque tombeau spirituel où notre nom s’inscrive pour les générations futures. En un mot, n’habitons pas l’erreur, ne cherchons pas pour demeure fixe l’opinion contradictoire et sans cesse renouvelée des hommes. À l’exemple des Turcs, préparons-nous des tombes, disposons-nous des palais magiques : habitons dès à présent et pour toujours la vérité.

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       La période de la contemplation est finie : assez d’hésitation, assez de rêve, assez de halte ! À bord, voyageur négligent ! À l’action, à l’action ! la vie n’a qu’un prélude fort court ; il faut courageusement entrer en lutte ; il faut manœuvrer avec les flots grondants, il faut mettre le cap sur un but sérieux ; il faut batailler en pleine mer et ne jeter les yeux à l’horizon que pour consulter la hauteur des cieux et les menaces d’orage. Notre tâche sous le soleil n’est point une puérile parade ; le temps que nous mesure chaque jour n’est point une indifférente largesse ; il faut aller en avant, il faut agir, il faut travailler sans relâche. La méditation n’est bonne que pour préparer à l’action ; la rêverie est dérisoire quand elle ne mûrit pas l’application de nos forces multipliées. Le songeur doit ressembler au général dressant le plan du combat ; aussitôt ses batteries disposées, il doit se transformer en soldat faisant hardiment face à la bataille, et déployant devant l’ennemi, quel qu’en soit le nombre, le feu de son attaque et le sang-froid de son courage.

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       Pensez comme si vous alliez mourir ; agissez comme si vous étiez immortels !

       Plus l’on vit, plus l’on voit qu’il faut se préoccuper des autres dans la grande affaire de ce monde. L’égoïste qui s’isole pour laisser au malheur le moins de surface possible, ne s’aperçoit pas qu’il prive de ses lumières et qu’il déshérite de sa bonté ceux qui se seraient bien trouvés de ses conseils et qui auraient eu besoin de son expérience. Une observation encore : nous avons le tort de juger les autres d’après nous, et de les condamner suivant les mouvements qui nous sont propres et qui leur sont étrangers. Une nature expansive s’exaspère contre un esprit froid, concentré, silencieux ; et réciproquement un esprit réservé s’offusque des démonstrations du cœur. Nous regardons nos semblables selon le jour qui est en nous et non selon la lumière éternelle de la vérité dans la justice. Perpétuellement nous demandons à l’abricot la saveur de la pêche, au citron l’arôme de l’orange, aux mûres des buissons la délicatesse et le parfum des fraises ; nous demandons en un mot à autrui non ses qualités inhérentes, mais celles dont nous nous flattons et que, par là même, nous mettons au-dessus de toutes. Bien comprendre rend doux et indulgent. La justice n’est plus la justice quand elle est véhémente et colère. Il faut être bon avant tout, il faut dans la vie être bon d’abordensuite et toujours. Votre esprit ne me touche point s’il n’est miséricordieux et sensible ; vos sermons me blessent s’ils n’ont point l’onction de la charité pénétrante. Je préfère à un pompeux discours une humble larme tombant sur une infortune ignorée, et j’ai envie de baiser la main qui, sans rechercher s’il en est digne, se donne au misérable. Le meilleur moraliste, le seul qui vaille la peine d’être écouté, est le moraliste en action : non celui qui s’exténue dans son cabinet clos à façonner sur un sujet de commande des phrases bien rythmées, mais celui qui se mêle à la bataille, qui parle selon la conviction et qui secourt selon son cœur. Une maxime doit être comme l’amour, comme l’amitié, comme les sentiments les plus intimes de l’homme, servie chaud, à son heure, selon l’opportunité qui se présente. Fi des livres théoriques ! mais gloire à la vie militante, à la vie vécue, à la charité pratique ! paroles, œuvres, coopération personnelle en un mot.

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       Je ne sais pourquoi nous crions si haut lorsque quelque coup bien rude nous force d’ouvrir les yeux sur la réalité des choses est-il donc une sorte de volupté, à moi inconnue, dans le fait triste d’être trompé, c’est-à-dire aveugle ? est-il donc une souffrance insigne dans la révélation, dans l’évidence de la vérité ? je maintiens qu’il est utile d’être jeté par terre. Il faut tomber, pour savoir où sont les pièges : les pierres qui nous ont blessés nous ont rendu service. Nous faisons plus attention désormais aux obstacles et aux difficultés du chemin. L’homme est inerte de sa nature : si quelque sensation douloureuse n’aiguisait ses facultés actives, il s’annihilerait dans le repos de l’apparent bonheur. Plus la leçon est rude, plus les effets sont bons. Et ne croyez pas que je parle ainsi, comme ferait un paresseux rêveur emmailloté de bien-être et caressé par des amitiés douces. J’écris avec mon sang, et j’ai grand’peine à contenir le brisement de mon cœur. Je commence par m’adresser à moi-même les exhortations que je fais aux autres : Dieu sait combien j’ai besoin d’invoquer le courage !

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       Le vulgaire crie au scandale, à l’immortalité, à l’audace, quand un esprit vigoureux et déterminé, quand un esprit librement convaincu ose penser tout haut, et tout haut ose formuler sa pensée. Ô timides hypocrites, inoffensifs et hostiles, la vérité vous semble-t-elle immorale parce qu’elle est nue ? — Hélas, non ! La vérité à vos yeux n’est immorale que parce qu’elle est vraie

       Ne croyez guère au désintéressement, c’est justice ; ne croyez guère à l’affection, c’est vérité ; mais n’allez pas outrer la chose, et, vous gonflant d’importance, vous imaginer être le point de mire de la société en hostilité contre vous. Restez dans le réel, c’est-à-dire croyez à l’indifférence ; mais dans la plupart des cas, n’allez guère au-delà. Si le bien coûte à faire, le mal est aussi une besogne, c’est encore intéresser autrui que l’occuper contre soi. Or, il est bien entendu que vous n’intéressez autrui, pour ou contre, que lorsque cet autrui est en cause. Quant à vous, si vous ne vous mêlez à personne, personne ne se mêle à vous. n’ergotez donc point sur les circonstances qui vous touchent ; ne reportez pas sur la liste de vos ennemis tous les amis que nous n’avez pas. Dites : mes indifférents, et vous aurez raison. La vanité a mille ruses, et c’est un de ses pièges que de vous faire croire à une conspiration générale contre vous. Croiriez-vous, par hasard, imposer aux autres, grossiriez-vous votre insignifiant personnage au point de supposer que l’on vous compte, et que l’on vous redoute ? être craint ! mais c’est un magnifique triomphe ! mais c’est exercer une puissance ; c’est avoir une action sur le monde. Détrompez-vous : restez humblement dans la croyance à votre inutilité et à l’indifférence ; ne compromettez pas plus la valeur de votre coup d’œil dans une exagération au mal que dans une niaise confiance au bien.

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       Et cependant toute âme produit une action et la subit elle-même. Dieu n’a pas créé d’êtres isolés ; il les a tous reliés les uns aux autres ; et c’est la seule malignité de l’homme qui l’a fait douter de son semblable. La grande loi d’attraction et de répulsion qui régit la nature et produit l’équilibre existe souverainement chez le bipède humain, chez ce bipède maussade doté pour son malheur (souvent !) d’une intelligence dont il se sert pour se troubler et pour souffrir, au lieu de l’employer à son émancipation morale, à son amélioration intérieure, à son acheminement vers les sphères plus hautes, à son glorieux but enfin sur cette terre. Richement réchauffé d’un cœur, l’homme insulte et nie l’affection, la bonté, ce cœur lui-même qu’il broie et pulvérise en lui, et il arrive à dire : Le bien n’est point, l’amour est songe. Regarde-toi, ô toi qui parles ! C’est d’après ta mine que tu juges et que tu calomnies autrui. Et c’est ta propre condamnation que tu passes en soufflant que cette flamme qui faisait ton âme humaine, et qui fait encore et qui fera toujours l’âme humaine des autres.

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       Ne traitons pas légèrement l’importance de la considération des autres pour nous. Tout bon sentiment oblige. Ce qui récompense l’honnêteté et ce qui la maintient, c’est la vénération qui en résulte. L’âme qui tombe, non seulement se trahit elle-même, mais trahit aussi ceux qui avaient confiance en elle. Se manquer à soi-même est aussi enlever un appui aux autres. Malheur à l’impie qui change le respect d’autrui en larmes et en confusion ! La bonne réputation est un engagement public. C’est un serment prêté à la société de garder inviolables la couronne de la sagesse et la royauté de l’honneur ! Honte à celui qui peut accepter l’estime et la mérite point ! Honte à celui qui, n’ayant que des apparences, tourne en dérision la bonne foi de ses fidèles. Toute chute entraîne des ruines. Mais gloire à celui qui reflète en confiance chez autrui la beauté et la sérénité de sa conduite ! Gloire au véritable juste qui répand comme le parfum le bon exemple et la persuasive sagesse ! Celui-là est digne de vivre qui est un stimulant et un affermissement dans le bien.

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       Tu dois passer, homme de peu de jours, tu dois passer tôt et vite. Si tu veux que quelque chose de toi demeure, jalonne ta route des témoignages de ta bonté. Grave ton souvenir dans le cœur consolé des malheureux ; donne sans mesure, te réservant la seule félicité de ta conscience. L’esprit s’oublie, effacé par les mains capricieuses du temps et le goût différent des siècles ; la charité seule subsiste, parce qu’elle est immortelle comme Dieu et produit à perpétuité des fruits de paix et de bénédiction. N’existe point pour toi, ô pèlerin de la vie ! Sois doux et humble, soit tendre et compatissant. Que ton œil te serve à découvrir les souffrances d’autrui, ta bouche à persuader les faibles, ta main à soutenir les paralysés ! Que ta droiture soit une colonne où s’appuie l’opprimé, que ton cœur soit un refuge où se rassérènent et se raffermissent les plus abandonnés de ce monde, ceux-là surtout qu’il faut plaindre, les plus malheureux, les coupables ! Et que cette bonté te soit habituelle et simple, familière, instinctive, spontanée, bien loin d’être le but de tes efforts et le résultat de ta volonté. Ne la traduis pas en devoir, et ne t’en fais pas un mérite ; mais que ce soit l’expansion irrésistible de ta vie ; sois charitable sans y songer, et par la seule impulsion de la nature. Ainsi tu auras bien vécu, et il te sera permis de mourir avec cette consolation que tu ne mourras pas tout entier.

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       Le sentiment chrétien de l’aspiration vers Dieu et du bonheur de l’âme dégagée du corps, devrait nous interdire les plaintes incessantes dont nous harcelons la mort inévitable. Pourquoi le chrétien catholique pleure-t-il le juste rappelé à Dieu ? Est-ce un effet de l’égoïste humain, ou plutôt n’est-ce pas une de ces contradictions comme la vie nous offre à toute heure ? Pourquoi ce deuil dans nos églises quand il s’agit de célébrer la mort, c’est-à-dire l’ascension céleste, la délivrance tant de fois invoquée ? Puisque la possession duc iel est le plus grand ben, la suprême récompense, pourquoi le deuil des funérailles ? n’est-ce pas bienheureux qu’on devrait dire des morts rappelés à la vie éternelle ? Comment se fait-il que, par une perversion de tout sens, nous nous lamentions quand nous devrions nous réjouir ? La fête des morts devrait être l’hosannah du triomphe. D’où vient que les prêtres eux-mêmes, les ministres immédiats, les interprètes de la volonté divine, ajoutent, eux aussi, leur pitié inconséquente aux larmes versées par les profanes ? Je voudrais que le chant de la mort fût l’hymne de la victoire ; je voudrais que dans toute église du culte chrétien on sentît palpiter de joie les grandes ailes déployées de l’âme qui s’envole. — La douleur n’est raisonnable que de la part des impies ; puisque, à leurs yeux, toute la destinée est bornée à cette vie, l’on comprend qu’ils en déplorent la fin, véritable néant dans leur chaos d’esprit : à ceux-ci de pleurer leurs morts ; mais non pas aux vrais chrétiens épris de la passion du ciel, dédaigneux de toutes les félicités de la terre, pèlerins en marche pour l’éternité. Jetez les fleurs du printemps sur la tombe entr’ouverte ; faites monter en actions de grâce vos prières gracieuses ; saluez l’aube de l’éternité près du mort dont les yeux sont ouverts aux vraies clartés ; revêtez-vous d’étoffes éclatantes, agitez les étendards de la conquête, faites résonner les harpes saintes : le Christ est mort ! le Christ est ressuscité !

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       Les hommes ont peu de vertus natives, et encore ont-ils peur de les divulguer, sous prétexte du ridicule qui s’attache à la naïveté d’un premier bon mouvement, à la vivacité d’une opinion chaleureuse. Le monde tient beaucoup plus compte de l’élégance des vices que de la solidité de la vertu. Le respect humain a détruit en germe des qualités exquises. L’on peut sans inconvénient accuser de l’esprit, il est dangereux de montrer du cœur. Ce par quoi l’on vaut est ce par quoi l’on se ruine dans le jugement des autres. L’on accepte des folies, des impertinences, je pourrais dire des grossièretés de conduite ; l’on ne pardonne guère la sensibilité, l’émotion, en un mot l’âme. Un jeune homme est à la mode par les maîtresses qu’il entretient et qu’il n’aime pas, un homme sérieux se tiendrait déshonoré si l’on pouvait lui supposer quelque entraînement d’amour. Il est à peu près impossible d’avouer qu’on aime sa propre femme. En vérité, l’âme humaine s’enveloppe de mensonges, elle se défend de ses beautés intimes et joue toute la vie au carnaval de sa pensée. De même que l’individu social revêt une livrée d’emprunt, l’être intellectuel, l’être intérieur, l’être moral, l’être fait à l’image de Dieu se pose un masque et ne le quitte plus. Ô pauvres frères en exil et en souffrance, laisser là vos petites lâchetés stupides ! assez de comédie, assez de déguisement, assez de feintes ! De grâce, rejetez vos oripeaux et vos lisières ! À qui imposez-vous dans cette grande mascarade universelle ? À personne, pas même à vous ! Laissez donc vos poitrines s’émouvoir au sentiment du bien. Laissez vos fronts s’illuminer au rayonnement du beau. Las d’être des marionnettes, soyez de vrais esprits, et montrez-vous, sans pusillanimité et sans honte, de vrais cœurs.

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       Concevez-vous de rien de perfide comme habituelle question faite avec toutes les intonations e la bonhomie :

       Que pensez-vous de moi ?

       Notez que ce point d’interrogation se fioriture an générale vis-à-vis du cœur d’un ami. Personne n’aurait la simplicité d’adresser cette requête à un indifférent.

       Or, un ami, un véritable ami, gratifié d’un cœur pour de bon, est celui-là même qui se doute le moins de nos turpitudes. Puisqu’il nous aime il a le bandeau sur les yeux. L’amitié est au moins autant colin-maillard que l’amour. Mais pourquoi m’escrimer comme je le fais ? nous n’en doutons personne. Vous qui me lisez ou vous à qui je parle, nous sommes tout à fait du même avis. Ce n’est jamais un tableau impartial, réfléchissant nos défauts et nos sottises ; non, ce n’est point ce daguerréotype-là que nous demandons, bien que nous soyons en pleine période de photographie. Quand nous adressons cette demande, en apparence si soumise et si déférent, à quelqu’un, nous lui demandons tout bonnement notre panégyrique. Nous voulons vivants, très-vivant, excessivement vivant, goûter les honneurs de l’oraison funèbre. Notre inquiète vanité a de temps à autre des démangeaisons inexorables. Il faut la flatter, la berner, la gonfler comme l’outre d’Éole. Il ne suffit pas de notre opinion exagérée de nous-même, notre outrecuidance veut encore la flagornerie des autres, et impose à d’inoffensifs personnages le rôle véhément de glorificateurs quand même.

       Ah ! que nous serions souffletés, et comme nous nous sentirions pris au piège, comme nous serions guéris, si tout à coup un ami clairvoyant, exceptionnel, nous énumérait avec patience et douceur le chapelet indéfini de nos imperfections visibles ! s’il nous dépouillait l’esprit de toute notre friperie d’emprunt ; s’il nous débarrait le cœur de toute notre phraséologie mensongère ; s’il étalait en jour nos concessions déplorables, nos complaisances pusillanimes, nos petites lâchetés quotidiennes, nos compromis de tous les instants avec notre conscience !…

       Grâce ! grâce ! dirions-nous épouvantés !

       Ne vaudrait-il pas mieux dire merci au miroir courageux qui nous représenterait ainsi en pied, et susciterait en nous le regret de nos misères et la volonté d’y remédier ?

***

       Quand donc se terminera la guerre intestine que se livrent éternellement le cœur et l’esprit dans le véritable homme de bien ? Quand donc aurons-nous compris que nos ennemis les plus sérieux ne viennent pas du dehors, mais sont en nous vivaces et acharnés ? Quand donc le véritable homme de bien, promenant sur sa conscience la lumière de sa volonté, arrachera-t-il les folles herbes qui entravent la croissance de ses vertus ? Quand donc triomphera-t-il de ces ennemis dont je parle, et sera-t-il d’accord avec sa raison, avec son esprit, avec son cœur, avec les divines tendances de son âme et les besoins d’expansion de sa nature ? Quand donc serons-nous justes et bons, c’est-à-dire (oh ! répétons-le avec force !) heureux et utiles ?

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       L’œil qui a quelque part ici-bas rencontré la vérité doit en avoir conservé la lumière et en répandre le rayonnement.

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PORTRAIT.

       Philie est en apparence très humble, et se défend de l’éloge comme d’une atteinte à sa perspicacité rare ; elle ne tarit pas en mauvais compliments sur son compte ; et quand elle ne maltraite pas sa figure, à la vérité peu avantageuse, elle fait ressortir vaillamment quelques-unes de ses gaucheries naturelles. — Vous vous étonnez, mais halte-là : ne vous méprenez pas. Philie ne dédaigne ainsi l’hommage ordinaire que pour s’attirer de plus fines louanges. En insistant sur telle ou telle défectuosité de sa personne, elle vous indique précisément le point délicat que vous pouvez flatter. Elle ne veut vous forcer à la trouver laide que pour vous forcer également à faire valoir l’intelligente beauté de sa physionomie. Elle se déclare ignorante pour que vous remarquiez aussitôt l’étendue peu commune de ses connaissances. Avec sa singularité naïve, Philie est des plus habiles ; et, pour être sûre de l’encens qu’on lui offre, elle a, sans que personne s’en doute, l’art de se le préparer elle-même. — Son triomphe est complet si, lui imposant le compliment qu’elle dénie et qu’elle s’est savamment attiré, vous vous récriez sur l’extrême défiance qu’elle a d’elle-même et la farouche humilité qu’elle professe. Ces fausses modesties-là ne trompent guère un œil exercé, mais elles séduisent singulièrement le gros du monde.

       Les médisants qui attaquent à petits coups la réputation d’autrui me font l’effet d’aliénés détruisant, à l’aide d’un petit marteau, de petites statuettes sur les débris desquelles ils se hissent pour se proclamer grands, héros et dieux.

***

       Respectez la jeunesse ! ne la flétrissez pas en soufflant prématurément sur elle le vent âpre et glacé de l’expérience. Ne lui enlevez pas ses feuilles pleines de sève ; laissez-la pousser tous ses fruits, fussent-ils désordonnés et mêlés d’herbes. Dieu n’a pas voulu que la jeunesse fût défiante et morose : il lui a donné l’illusion, ce bandeau de fleurs qui ne laisse arriver la lumière qu’à travers un prisme charmant. Que faites-vous donc, ô vieillards sans entrailles qui arrachez d’une main brutale ce talisman de la beauté ? Dieu a créé, vous détruisez ; il a voulu le soleil, vous amassez les ombres. Vous dites à la jeunesse : Sois vieille, parce que je ne suis plus jeune ; ne crois plus, car je suis sans foi ; n’aime plus car je suis sans âme ; ne jouis plus car je suis sans vie. Et la jeunesse étonnée s’arrête, écoutent ne comprend pas, mais feint de comprendre ; ne pouvant se dévêtir complètement d’elle-même, elle revêt à son insu les tristes haillons de la vieillesse. Et, avec ce singulier mélange de sentiments tout neufs et de pensées, usées, elle traîne sa mélancolique misère à travers ce monde où Dieu lui avait ménagé de magnifiques matinées lumineuses. Elle croit, car la nature lui impose de croire ; mais elle bave sur sa croyance comme font les prétendus sages qui lui ont parlé. Elle aime, car la frémissante nature lui ordonne d’aimer ; mais elle a des réveilles terribles, et, avec l’innocence plein les yeux, elle piétine cyniquement sur les cœurs, parce que les moralistes de l’expérience lui ont enseigné qu’il fallait faire ainsi. Elle se livre et a humiliation de se livrer. Ce qui fait sa force est par elle trait » de faiblesse. De temps à autre la jeunesse crie à la vieillesse spectatrice : Est-ce bien, mes maîtres ? Dieu est, mais c’est d’un maigre esprit d’y croire ; le bien existe, mais seulement pour les dupes ridicules. L’amour, c’est la prompte joie ; ce sont les guirlandes légères, les liens faciles ; ce sont nos nuits de débauches oubliées dans des sommeils profonds.

       — Et la déperdition morale se consomme ainsi jusqu’au jour où, se ressouvenant et se vengeant d’elle-même, la jeunesse disparue crie aux vieillards qui sont restés : Malheur à vous ! malheur à la mort qui a tué la vie, à l’égoïsme qui a pétrifié le cœur, à l’expérience qui a désenchanté le rêve, au mal qui a nié le bien, aux ténèbres qui ont recouvert la lumière, à la brutale raison qui a renversé le riant palais de la folie ! Soyez maudits, ô vieillards qui avez blasphémé le ciel et qui avez déraciné nos âmes. — Et, cela dit, plus rien. Une autre génération aura suivi, de nouveaux vieillards auront succédé, recommençant son éducation au siècle ; et, peu à peu, les anges diront au pied du trône de l’invisible : Seigneur, où donc est ta créature, cette fleur si belle éclose à ton souffle sacré et revêtue d’une merveilleuse jeunesse ? Où sont les jeunes esprits qui croient, où sont les cœurs qui aiment, où sont les visages qui sourient, où sont donc les jeunes hommes, Seigneur ?

***

       Le passé ne doit subsister qu’à titre d’enseignement pour l’avenir : il ne faut pas s’y renfermer. L’irrémédiable est absolu. Le regret, le remords lui-même doivent être déracinés de l’esprit énergique qui marche à perfectionnement, et qui veut se servir de ses fautes antérieures pour ses vertus futures. Le miroir du souvenir ne doit pas immobiliser la pensée. Ne perdez pas votre temps ; n’affaiblissez pas vos forces morales à vous désespérer sur le mal ou sur la sottise accomplis. Ayez-en conscience pour faire autrement et mieux, pour faire bien ; mais allégez-vous des fardeaux qui vous trahissent. Envisagez fermement vos erreurs, et ne vous méprisez que pour vous relever et embrasser étroitement la vérité immortelle. Soyez stoïque devant la réprobation de votre esprit et les accablements de vos misères ; triomphez même du repentir ; que tout empêchement se brise en présence de votre courage. Victorieux des défaillances humaines, allez en avant et montez, ô créatures de Dieu !

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       Les financiers amassent des richesses ; toutes leurs facultés sont employées à l’accroître ; — les grands répandent leurs héritages ; les suprêmes inventions de leur génie sont mises en jeu pour diversifier leurs jouissances et ruiner dans les fêtes le temps de leur vie. Nous les pauvres, nous les affamés de l’intelligence, faisons comme les financiers avides ; mais, au lieu d’or, amassons les trésors de l’étude, accroissons les revenus de la science ; mettons en œuvre la volonté de notre esprit et la lucidité de notre sagesse, pour réaliser les bénéfices de la pensée. Et, contrairement aux grands, ne laissons pas misérablement couler le flot des journées restreintes. Resserrons les heures, capitalisons le temps que Dieu nous prête ; brodons le présent des fleurs immortelles de l’expérience ; que nos joies soient des conquêtes que la brièveté de nos vies ; avec le temps qui passe gagnons l’éternité qui reste, et préparons-nous pour l’avenir le royal manteau d’une chaude conscience satisfaite. Enveloppons-nous de notre énergie ; et usons ainsi de notre élasticité intérieure pour fructifier selon l’Évangile et multiplier les œuvres utiles, les véritables fruits de bénédiction.

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       La perpétuelle observation qu’on fait de soi-même, la roideur de perfection qu’une âme sèche peut atteindre, la volonté toujours en éveil d’être héroïquement sans reproche, produisent vis-à-vis du prochain une attitude souvent désagréable, presque toujours hostile. Il faut à la vertu non cette majesté solennelle, mais une sorte de grâce, une amabilité, un air de négligence qui persuade et qui attire, qui charme plus qu’il n’impose. Pour gagner une cause il faut moins la démonstration que l’entraînement du cœur. Un héros, quel qu’il soit, n’est-il pas toujours ridicule ? Ne soyez pas héros, vous les clairvoyants, vous les justes et les sages. Soyez très-petits en apparence, vous les véritablement grand : soyez doux ! Que votre esprit de pénétration se fasse pardonner grâce à la charitable mansuétude de votre cœur. Laissez à Jupiter ses foudres ; mais, à l’occasion, sachez revêtir la ceinture des Grâces, et que votre droite présente toujours l’olivier sacré !

***

       De qui relevez-vous ? de Dieu !

       Ô théoriciens de la vie, vous qui prêchez autrui, à quoi donc aboutissent vos belles sentences héroïques ? Chênes soi-disant assurés contre les orages, vous pliez plus qu’un roseau, et vous vous brisez plus qu’une vieille branche d’automne.

       Remontons aux années de jeunesses :

       On est jeune, plein des initiations, des enivrements de la nature, mais pénétré aussi des avertissements moribonds des ancêtres et des désenchantements malfaisants des livres. Armé prématurément contre les surprises de l’avenir, le jeune esprit qui entre en lice s’est fait à lui-même le tableau de toutes les douleurs qui peuvent humainement l’atteindre. Avant de combattre l’ennemi, il le mesure en deçà de l’arène des batailles. — « Bien, dit-il, je rencontrerai l’infidélité, la malice, l’hypocrisie, la lâche faiblesse, l’abandon et l’insulte, la calomnie. Mon ami aimera mon or et tournera le dos à ma maigre table et à la mauvaise fortune ; ma famille raillera mon honnête misère et méprisera mon insuccès ; les indifférents me compromettront ; c’est à qui, dans ce steeple-chase de la société, me courra sus pour arriver sans moi au but. » —

       Ainsi se dit le jeune esprit porté aux méditations sévères et ayant déjà opéré quelques passes dans la mêlée de la vie ; il envisage fièrement les souffrances probables, et il se pose de bonne foi en héros vainqueur dans toutes les rencontres. Il me semble voir Don Quichotte s’escrimant contre des ennemis imaginaires : « Je les saisirai corps à corps, ces rudes événements qui viendront m’assaillir. » — Il énumère encore une fois toutes ses chances diverses de peines inévitables ; il tâche de les grossir à proportion de son courage, puis il va !…

       Hélas !…

Il ne lui arrive que ce qu’il attendait ; il ne lui en arrive même pas autant…

       Oh ! le pauvre disciple !

       Les malheureux qu’il a prévus le renversent comme le coup de vent le plus fortuit ; il se croit sur la terre l’objet unique de la vengeance du ciel ; les déceptions les plus ordinaires le stupéfient comme les plus mystérieuses mystifications du sort ; l’inévitable peine, la peine attendue le trouve aussi désarmé, aussi lâche qu’un enfant à la mamelle. Parti comme Malborough s’en va-t-en guerre, il ne tarde point à être percé et transpercé de part en part. « Je serai courageux et impassible, » avait-il dit ; et voilà que la novice créature pousse des rugissements à disloquer tout son être ; il maudit le ciel, il maudit la terre, il maudit l’humaine espèce, il se maudit lui-même ; on dirait qu’il est le premier à souffrir ce qu’il souffre, et que la Providence lui doit un brevet d’invention dans les maux qu’il découvre à chaque pas timide et incertain qu’il fait. Voyez cet homme ! comme son jeune premier amour moqué a fait un vide dans son cœur, et combien ce cœur saigne et laisse répandre sa foi la plus profonde !

       Voyez cette femme, victime ingénue d’un amant coupable ! Quel égarement dans sa pensée, quelle désorganisation dans son âme, quel déracinement dans sa vie désormais perdue !

       Quoi de surprenant, ô femme ! que ton infidèle t’ait trahie, n’ayant plus rien de nouveau à découvrir en toi, et étant sollicité par des amours nouvelles, des conquêtes inconnues à tenter, d’autres palmes à recueillir ?

       Allons donc ! laissez votre cœur à terre, s’il est brisé ! et remettez-vous en marche, d’autant plus libres que vous serez allégés de l’amour !

***

       Il était question de deux femmes du monde dont l’une hypocrite et doucereuse, revêt sa conduite du décorum des bonnes apparences, tandis que l’autre, vive, naturelle, spontanée et passionnée, laisse éclater au grand jour les inconséquences de sa vie.

       Je préfère celle-ci, dit quelqu’un ; au moins elle a le courage de la passion, il n’y a aucun mensonge en elle, et elle n’usurpe point la considération d’autrui.

       — Ah ! répondit une personne jusqu’à là silencieuse, il y a bien plus de courage à cacher sa faute, à subir une estime imméritée ; il y a bien plus de douleur à taire son repentir et à porter solitairement le poids de sa conscience…

***

       L’on sait la misère des affections humaines ; on sait le néant des promesses d’ici-bas ; l’on a expérimenté la vie, l’on a arraché de son cœur la menteuse espérance, et le cœur insensé crie encore ! et, sur les ruines de l’âge, des fleurs âpres s’épanouissent vivaces ; et les bras tant de fois refermés dans le vide s’ouvrent encore ; et l’âme tant de fois brisée étend son aile libre et frémissante ! Et ce sont les aspirations folles ; et ce sont des regrets qui torturent ; et, dans la solitude de la pensée, ce sont de grandes ombres qui apparaissent. Ô insatiété des rêves ! Ô fièvre de l’âme inapaisée qui s’est crue amortie et dont la flamme remonte inextinguible ! À quoi sert donc d’avoir souffert, infatigable cœur ! Vanité de tout, même de la souffrance ! il faut l’immortel amour et l’immortelle souffrance à cet être de peu de jours qu’on appelle l’homme. Les réalités décevantes n’anéantissent pas les idéales chimères, et l’on souffre après avoir souffert, et l’on aime après avoir aimé, et l’on se livre après avoir été déchiré. Tel un matelot qui fut battu par l’orage abandonne bientôt la terre propice, le port calme ; il court de nouveau à la tempête, au vent, aux menaces des flots qui se creusent ! Et les ouragans le reprennent comme font les destinées ; et la lutte impossible recommence de l’homme si petit devant l’espace incommensurable, et sous la rafale qui retourne un navire comme la trahison retourne un cœur. Vanité de la douleur ! vanité des blessures anciennes ! inconsistance des vérités gagnées ! Écrase-toi donc, et meurs plutôt, meurs à jamais, cœur tant de fois pressuré par l’angoisse ! écrase-toi, te dis-je, et meurs !

***

       Aimez la vérité ! La vérité est belle et facile, elle est glorieuse, elle est aimable. La vérité est la lumière de l’âme, elle resplendit sur tout l’être ; la vérité est la probité de la conscience. Ne vous embarrassez jamais dans le mensonge, vous qui aimez les sentiers larges et bien tracés ! vous rencontreriez l’inextricable ; et de même que les broussailles vous arrêtent dans les chemins mauvais, la confusion et la contradiction entraveraient à chaque constant votre pensée. Oh ! quelle compagne radieuse que la vérité ! et quel triste attelage que le mensonge ! Tenez donc avec respect la loyauté de votre nature ; ne la travestissez jamais sous les enluminures de l’hypocrisie. Que votre parole soit nette, transparente, limpide, et que la simplicité de votre cœur s’y reflète. Ne vous permettez jamais de vous manquer à vous-même ; ressemblez-vous d’esprit et de langage ; et qu’aucun artifice ne se substitue à votre grandeur et à votre grandeur natives.

***

       Aimez le bien pour le bien, le beau pour le beau, la bonté pour la bonté ; il faut le désintéressement en toutes choses. Je n’admets pas la tactique de notre religion qui promet des récompenses comme un encouragement au devoir, qui ordonne d’aimer Dieu en vue d’une gratification future. Je n’admets aucune convoitise ni aucun calcul dans la pensée de bien faire. Il est assez doux d’être bon, il est assez consolant d’être utile, sans insister sur le côté méritoire d’une belle action. Je n’admets point qu’on parle du ciel comme d’un lieu enchanté où Dieu le père distribuera des prix et des couronnes comme un simple administrateur de collège. Nous portons, chacun en nous, notre récompense anticipée. Bien suffisante est l’infaillible approbation de la conscience, glorieuse dans son contentement divin. Je serai toujours étonnée qu’on veuille dans la vie d’autre appréciateur, d’autre juge que celui-là ; je serai toujours offensée qu’on me propose, qu’on me promette une autre joie. Parlez-nous du Ciel comme de la patrie où la créature retourne au Créateur, où le flot remonte à sa source ; parlez-nous-en surtout comme d’un lieu de retraite où le voyageur exténué de la vie se repose : n’est-ce point assez ?

***

       Et ! pourquoi vous étonnez-vous de l’excessive piété de certaines âmes malheureuses ? Ne faut-il pas aimer quelque chose e, ce monde, ne faut-il pas se reposer sur un appui, fût-il imaginaire ? Or, Dieu n’est point un appui imaginaire. Les vraiment malheureux sont ceux que la destinée a faits seuls à travers la vie, qui ont trop vu clair à travers les apparences trompeuses ; qui, ayant essayé d’avoir confiance, ont bien vite été désabusés. Ne croyez pas ceux-là, ces vraiment malheureux dont je parle, en soient plus amers et plus misanthropiques. Nous ; mais ils se promènent dans la vie en simples observateurs, admirant toujours les fleurs, mais n’y touchant plus, les sachant décevantes et sans racines. Dieu, répétons-le, n’est point un appui imaginaire. La pensée d’un Créateur invisible, mais présent, peut occuper avec enthousiasme un sérieux esprit, un cœur méditatif. Je n’appelle point piété la minutieuse pratique de dévotions extérieures, et l’on pourrait ajouter puériles. La piété est l’instinctif sentiment de l’infini, la préoccupation de ce qu’on ne voit pas, en désespoir de ce que l’on voit et dont on souffre. Il n’y a point là de formule et de livrée d’église : il y a l’aspiration d’une âme d’autant plus attirée vers les hauteurs que la terre ne lui a été ni maternelle ni secourable. L’homme est un polichinelle dont les fils sont tenus par une main mystérieuse : pourquoi ne pas adorer cette main toute-puissante, au lieu de se laisser berner par les autres pantins moqueurs ?

***

       Ce qui m’amuse et me divertit au dernier point, c’est le besoin qu’ont les hommes d’endosser un uniforme pour trouver et développer une idée. En costume ordinaire, les humains sont drôles ; en uniforme ils sont ridicules. Il semble à leurs yeux que la livrée donne l’aptitude. Quoi donc, magistrats ! vous permettriez-vous de juger et condamner paisiblement votre semblable, de l’expédier avant dîner à l’échafaud, sans votre toge et surtout sans votre bonnet carré ? Quant à vous, militaires, je comprends davantage votre bigarrure. Destinés à tirer sur des ennemis que vous ne connaissez pas. Je conçois que vous soyez rouges si la ligne à combattre est bleue, jaunes si la partie adverse est verte, et ainsi de suite. J’admire les médecins qui, bien que docteurs, s’aventurent à tuer leurs clients sans broderie au collet et sans épée au côté. Mais je rends les armes au corps diplomatique : ministre, ambassadeurs, excellences ; je suis tout à fait réduite au silence devant les innombrables représentants d’une nation : députés, sénateurs, conseillers d’État, échevins de tous degrés. Ceux-là ne mènent point le pays en simple robe de chambre ; ils décrètent des impôts en grande cérémonie avec des habits galonnés et resplendissants ; ils régissent l’État avec solennité ; leur parole peut n’être point d’or comme fut, dit-on, l’éloquence de saint Chrysostome, mais elle sort d’un tuyau très-doré, excessivement doré ; l’étui de cette arme naturelle est richement harnaché ; les hommes d’État ont un grand air dans leurs antiques fauteuils et devant leurs complaisants pupitres. Il n’est pas jusqu’aux académiciens, ces immortels représentant des gloires passagères, qui ne se croient obligés de se décerner la palme verte sur leurs habits de gala. Il faut qu’aux yeux béants cette palme verte signifie : Je suis laurier, je suis couronne, je suis renommée. Et alors les yeux satisfaits rendent hommage, et la profession de foi est faite. Ô pauvres petits parias de ce monde, humbles poètes aux ailes sans plumes, est-ce donc parce que vous n’avez point d’uniforme qu’on refuse de vous reconnaître et de vous aller dans ce monde ? Hélas ! votre génie ne porte point d’enseigne, votre pensée ne prend point d’étiquette, votre bannière est tout idéale, les insignes de l’honneur ne sont point appendus à votre cabinet, au dossier de votre fauteuil ; des huissiers encadrés de grandes chaînes ne gardent point votre porte comme des sentinelles ; votre propre trompette ne fait point retenir sur un rythme éclatant vos titres officiels, vos droits pharamineux à l’attention des autres ; les licteurs ne vous précèdent point dans l’arène ; vous marchez tout seuls et même mal vêtus, peu gardés de la pluie ou du froid ; vous barbottez dans les rues, vous n’avez guère de gants, vos chapeaux sont loin d’être irréprochables. Que c’est peu comprendre votre époque, ô pètes ! fait-vous des bonnets pointus avec des grelots qui sonnent, mettez des tuniques d’or et d’écarlate ; achetez un porte-voix pour crier votre nom sur votre passage ; et si quelques fois vous êtes las, car on peut se fatiguer quoique héros et quoique dieux, montez sur un tréteau, et, du haut de ce piédestal improvisé, récitez à la vile foule qui ne monnaie jusqu’à présent que la prose, vos vers, vos chants, c’est-à-dire vos larmes, vos rêves, vos désespoirs, vos insomnies, votre vie sacrée en un mot.

       Allons, baladins, à la foire !

***

       La femme du monde, élevée dès sa naissance dans les austères principes de la compression et de la suppression du cœur, enseignée par une mère qui ne lui a montré que peu à peu, et selon le jour très-pur, c’est-à-dire restreint qui lui convenait, un tout petit côté de la vie, qui a éloigné d’elle les livres, c’est-à-dire la source des informations, qui lui a choisi des amies si semblables entre elles que l’une ne se distinguait pas de l’autre ; qui lui a préparé (car il faut bien ce complément pour se situer convenablement dans la vie), qui lui a préparé, dis-je, et de longue main, un mari élevé à peu près comme elle et cuit à point, dans les mêmes idées, de plus riche, bien posé, décoré quelquefois, titré toujours, cette femme du monde bientôt mère de famille, heureuse aujourd’hui avec calme comme elle était heureuse hier, comme elle sera heureuse demain, peut-elle comprendre qu’il y ait d’autres exigences que son bonheur ; qu’il existe en un mot des sentiments vifs, enflammés, orageux, révolutionnaires, capables de détruire une et même plusieurs vies comme l’amour et comme la passion ? Assurément la femme bien élevée, jeune plante de serre habituée à l’atmosphère de la famille, ne peut pas concevoir ce qu’elle est destinée à rencontrer dans la vie. De là son mépris immédiat pour les femmes d’une autre destinée et que le mariage n’a point enrégimentées dès la jeunesse : une telle personne prédestinée ne peut pas et de doit pas admettre et pardonner l’amour. Comment se définit pour elle le spectacle de la passion libre ? Toutes ses fiertés doivent être scandalisées. Et pourtant, et pourtant, ô belle impassible, habitante des zones tempérées, ce sont des histoires et ce ne sont pas des contes, ces drames de tous les jours qui se déroulent dans la vie ! Les sentiments qu’on a pu sentir étant les seules qu’on veuille bien comprendre, une femme bien née ne peut pas et ne doit pas aimer les poètes, ces grands agitateurs de l’âme humaine qui fouillent chez autrui la plaie qu’ils se savent dans leur âme, qui font éclater la tempête, qui mettent au jour la passion jalouse et l’amour vivace. Je m’étonne de la lecture qu’on ose faire, bien plus que je ne suis surprise de l’insuccès des poètes. Que de fois j’ai été témoin de mutilations puériles, mais tout à fait obligatoire dans les passages les plus innocents dont la mère vigilante permettrait la lecture à sa fille ingénue !

       Oh ! toute cette feinte, toute cette restriction, toute cette compression intérieure, tout cela n’est pas la vérité ! — La vie intime est un champ de bataille où luttent les conflits, où saignent les angoisses. Le cœur, le libre cœur humain est fait pour désirer, pour aimer, pour passionnément aimer, pour vénérer et pour regretter. L’amour est vrai dans l’âme humaine comme le soleil dans la nature. Bienheureux, dit-on, les jeunes arrivés au port sans vents d’orage, sans incendie et sans naufrage ! Qu’ils demeurent dans leur gloire comme les dieux païens dont l’antiquité faisait l’apothéose. Qu’ils éludent le cœur, et qu’ils le renient ! Mais nous qui, bien que femme, voulons tout oser dire, nous compatissons à toute lutte douloureuse ; nous pouvons déplorer, mais nous comprenons qu’il soit des latitudes torrides où le brûlant équateur dévore ses victimes ; et nous nous inclinons devant les martyres du cœur, comme nous nous inclinons devant les martyres de l’esprit, les martyres de l’intelligence ; et la pitié nous prend devant l’inquiétude éternelle des grands penseurs dévoués, dans leurs recherches limitées et leurs connaissances incomplètes, à l’ardente et irréalisable poursuite de l’infini !

***

       Il est toujours dangereux de révéler à l’homme la profondeur de sa malice, et d’intéresser ses curiosités malsaines. Rien ne confirme dans les sentiments mauvais comme la vue désespérante du mal. « Vous êtes perdu ! » me dit-on. Restons perdus : à quoi bon remuer ?

       Au contraire, ô prédicateur ! voulez-vous fermement le bien ? Faites surgir du fond de l’âme humaine les trésors inespérés de ses richesses. Au lieu de lui montrer ses laideurs acquises, évoquez ses beautés naturelles, initiez l’homme à lui-même, faites-lui faire la connaissance de ses vertus, invitez-le à ressembler au portrait intime qu’il ignorait et qui existe en lui. En un mot sonnez l’espérance, montrez qu’il est fort, et bien loin de compliquer ses liens, détachez ses ailes, et dites : Va ! ce que tu veux, tu le peux !

***

       — Tu hésites à faire cette chose !

       — Dois-tu la faire ?

       — C’est mon devoir.

       — Allons, vite à l’œuvre : ne marche pas, cours !

***

       Ne compte pour rien ta journée si tu ne t’es dompté dans quelqu’une de tes habitudes mauvaises, si tu n’as accompli quelque bonne action difficile, si, en un mot, tu n’as point fait un pas dans la voie de l’amélioration intérieure, si tu n’as point cueilli le fruit de la renonciation et du sacrifice.

***

       Solliciter avec trop d’insistance la bienveillance de quelqu’un, n’est-ce pas mettre un peu en doute le droit qu’on a à cette bienveillance ?

***

       Une disgrâce certaine vaut mieux qu’une faveur douteuse.

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       Répétons-le encore, répétons-le toujours : Vous ne dites pas à l’enfant la valeur de ses jouets, il les brise ; vous laissez ignorer à l’homme la noblesse ou plutôt la divinité de son intelligence, il la brise. A lieu de montrer, développer, exagérer le mal, ô prêcheur ! montrez le bien possible ; dites à l’homme : Le bien est en toi, tu peux le bien ! Cette parole de vie produira des miracles.

***

       Faire du bon avec du bon, quoi de plus simple ! Mais faire du bon avec du mauvais, mais tirer le meilleur parti possible d’une destinée rebelle, voilà le mérite, voilà le triomphe !

***

       La victoire ou le martyre, dit-on. — Eh bien, l’un et l’autre, dis-je à mon tour ; le martyre, soit ; mais la victoire ensuite.

***

       On ne risque à faire le bien que le bien. À faire le mal, on risque tout ; et d’abord on se joue soi-même, et la douleur de s’être perdu n’a d’égale que l’humiliation dévorée.

***

       Ne frappez pas deux fois sur un cœur qui, du premier coup, n’a pas répondu : la pitié !

***

       Ne donne à la mort qui te guette que le cadavre bien pressuré de ta personne. De ta vie extrais toute la vie possible : actions et œuvres ; de ton esprit obtiens toute la pensée, et répands toute l’essence ; de ton cœur emploie tout l’amour, fais jaillir toute la bonté, utilise jusqu’à extinction de souffle la charité féconde ; de ta conduite fais sortit le bien, et que la première et la dernière de tes heures ne referment, en se rejoignant, qu’un cercle bien rempli de dévouements actifs et humbles.

***

       C’est pour que vous prépariez vos armes, c’est pour que vous réunissiez vos forces, ô pèlerins, ô soldats ! que les écueils vous sont ainsi montrés, et que vos ennemis futurs sont évoqués devant vous-mêmes !

***

       Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.

       Oh ! comme cette admirable parole est d’application journalière !

       Assurément, ils voient autrement que nous, ces heureux riches que le bien-être enveloppe et qui repoussent impitoyablement l’idée du malheur des autres ! L’éducation de l’orgueil les a isolés de la généralité des êtres ; ils ne voient que leurs propres gestes, n’entendent que leurs propres voix, ne croient qu’en leur propre puissance, et tout au plus admettent-ils l’utilité relative des pauvres qui les servent, des subordonnés qui les suivent. Leur regard ne dépasse pas d’un degré l’horizon doré qui les cerne. Néant pour eux, pis que cela, opprobre et honte, tout ce qui est au-dessous, tout ce qui est en deçà d’eux et de leur entourage. Non ! s’ils voyaient sur nos visages douloureux l’empreinte de nos souffrances, s’ils pouvaient mesurer la portée des humiliations qu’ils nous font, s’ils pouvaient sentir ce que nous ressentons de peine et de misère, ils nous respecteraient, ils auraient piété, ces riches-là diraient à nous les pauvres : soyez consolés par nous, avec nous et chez nous ! Au lieu d’ajouter à nos tortures, ils voudraient nous sauver ; ils prendraient en miséricorde et en tendresse les institutrices de cœur qui se dévouent à leurs filles, les précepteurs de sciences qui se consacrent à leurs fils. Ils rendraient doux et facile le sacrifice d’indépendance et de jeunesse qui se consomme silencieusement à leur profit. Ils ne le font pas.

       Vous voyez bien que leur œil a une autre conformation que le nôtre, que la lumière qui y pénètre n’est pas la lumière véritable dont parle l’Évangile, et qui devrait éclairer tout homme de bien, tout homme juste venant dans ce monde.

portrait.

       Il ne suffit pas à Odille qu’on admire son pied, sa main, la finesse de sa taille, la longueur de ses cils, l’épaisseur et la couleur de ses cheveux ; il faut encore que vous vous épreniez de sa bottine et de son gant, que vous vous extasiiez devant le tissu de sa robe et la découpure de son corsage. Cette petite personnalité puérile se manifeste avec un tel sérieux que le spectateur amusé sourit et ne peut ramasser ses foudres pour abattre cet enfantillage. Et pourtant, ne serait-il pas bon d’avertir la folle vaniteuse, au lieu de se jouer de son ridicule et de l’encourager dans sa manie ? Au reste, si les hommes n’affichent pas entre eux leurs boutons de manchettes et leurs nœuds de cravates, ils n’en sont pas moins ambitieux à l’endroit de leurs petites facultés individuelles. Chacun s’érige naïvement en exception, que ce soit avantages physiques ou prérogatives intellectuelles. Rien, selon loi, ne symbolise mieux la féodalité pratique. L’homme monte sur sa tour, s’attribue des seigneuries à l’exclusion du genre humain en général et de ses amis en particulier, il accepte bien des vassaux, mais il n’admet guère d’égaux, et il dénie tout à fait ses supérieurs.

***

       Soyez malheureux en gros, très-malheureux si vous voulez, mais en une seule fois, pour peu que vous teniez à la compassion et à la pitié des autres. Le malheur qui se détaille et le malheur qui dure dessèche l’attention et tue la charité la mieux organisée. On vous pardonnera d’être intéressant une fois ; — on ne vous pardonnera jamais d’être éternellement victime. La pitié résiste encore moins au temps que la douleur. L’âme bâille terriblement dès qu’elle s’ennuie, et l’ennui vient vite en face d’une situation toujours la même. Changez de spectacle, changez de spectacle ; variez les rôles, et surtout variez les costumes, vous qui avez la simplicité de vouloir un auditoire pour vos récits de peines, et qui prenez le public en confidence de vos mésaventures.

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       L’orage en s’élevant renverse jusqu’aux arbres ; ainsi un ferme caractère, enflé des souffles de la vérité, entraîne les natures même puissantes, et règne en maître sur tous les siens.

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       L’appui dont on peut le moins se passer, c’est l’appui que l’on trouve en soi-même.

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       Pour que vos jugements soient justes, soyez impersonnel. La personnalité est le verre complaisant et grossissant qui exagère tout objet relatif à soi-même. Vous êtes pauvre, prenez garde de dénaturer et de caricaturer les riches, de les ignorer profondément tout en parlant d’eux avec abondance. Vous êtes riche, réfléchissez avant de vous prononcer sur la situation des pauvres, sur cet état si particulier, plus particulier qu’exceptionnel, hélas ! mais qui exige des vues tout autres que vous ne le supposez. Faites, en vous lisant, que personne ne puisse déterminer le petit point social que vous occupez dans l’universalité des êtres. Par respect pour la pensée humaine, il faudrait se dégager de soi-même, quitter le théâtre de son propre mouvement, avant d’être assez audacieux pour écrire. Tout au moins quittez les plaines où s’agite la foule et où vous vous agitez aussi, et, pour respirer un air plus pur, plus désintéressé, moins chargé d’hypothèses et d’erreurs, montez sur quelque monticule. Souvenez-vous que les commandements de Dieu n’ont été communiqués à Moïse qu’au sommet d’une montagne.

       Par ce que vous êtes malheureux, croyez-vous que le bonheur n’existe pas pour d’autres ? Parce que votre destinée est sombre, voulez-vous calomnier les paysages baignés de soleil les régions calmes et lumineuses ? Parce que vous pleurez, devez-vous obliger la nature entière à pleurer aussi ? ô triste misanthrope ! faut-il donc que chacun porte le deuil que vous portez ?

       Défiez-vous d’un enfant qui raille la sagesse, défiez-vous d’un vieillard qui raille la folie, n’écoutez qu’à demi l’égoïste qui médit de l’amour. Faites agir, faites lutter, faites se manifester les passions humaines, et représentez, si vous le voulez, nos sottises ; mais, ô machiniste, ne montrez pas la main qui fait mouvoir les ficelles, tenez-vous derrière le rideau ! Montrez-nous tous vos personnages de comédie, mais ne vous laissez jamais deviner vous-même.

       Quoique vous ne soyez plus aimé, ou quoique vous n’aimiez plus, l’amour existe ; il est des âmes en pleine efflorescence à côté de votre âme momifiée. Il est de jeunes vies actives parallèlement à votre vie exténuée. Et vice versa. Un enterrement heurte votre voiture de noce un psaume funèbre croise votre refrain à boire. Chantez sur tous les airs, si vous voulez qu’on écoute votre chanson. Que les jeunes, les vieux, les valides, les infirmes, les tristes, les gais, les heureux et les pauvres se retrouvent et se reconnaissent dans la procession de votre peinture ; que chacun y ait sa couleur ; — soyez enfin de chaque sentiment fidèle l’interprète, l’écho, la vivante expression diverse. — Alors nous croirons.

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       Au principal ne substitue jamais l’accessoire. Commence par le nécessaire, l’utile ne vient qu’ensuite. Ne dissémine pas ton courage. De petites sommes dépensées empêchent une grosse entreprise. Attache-toi dans la vie à ton premier devoir, attaque-toi à ton défaut majeur ; les fautes vénielles t’occuperont, une fois la grande victoire remportée. N’attends pas le danger : vas à sa rencontre ; un navire s’accoutume à la tempête pour se préserver du naufrage. Un choc est d’autant plus rude qu’il est inattendu. Sois homme d’action, d’initiative et de volonté. La première chose qu’il faut faire est celle qui coûte le plus. Le dicton populaire : Il faut prendre le taureau par les cornes ne saurait mieux qu’ici trouver sa place. Quand, dès le matin, tu auras fait acte d’homme, les enfantillages et les niaiseries te seront permis, je veux dire tolérés, pour détendre et reposer ta journée. Il faudrait que chaque soir tout homme de résolution pût se dire : Je n’ai pas perdu mon temps aujourd’hui, j’ai fait, sans hésitation ni atermoiement, telle action difficile.

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       Pensez comme si vous alliez mourir : agissez comme si vous étiez immortels.

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       L’on se manifeste par l’esprit, l’on vaut par le cœur.

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       Préoccupé d’une importante démarche à faire, un homme se dit : Que dirai-je ? — Une femme se dit : Que mettrai-je ?

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       Sois indifférent si tu peux, sois sincère si tu l’oses.

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       Laisse les autres regarder selon leur point de vue ; toi ; regarde selon ton œil, agis selon ta volonté, marche selon ton esprit.

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       Élève si haut ta pensée qu’aucune frivolité ne puisse l’atteindre, aucune curiosité la troubler.

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       Commence la journée en faisant ton devoir ; continue-la en faisant ton devoir ; achève-la en faisant ton devoir.

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       Je m’adresse à vous femmes : Perdriez-vous volontiers quelque riche étoffe de laquelle nous eussiez pu tirer des effets merveilleux ? Non, certes. Eh bien, pourquoi gaspillez-vous le temps, étoffe incomparable de votre vie, dans laquelle vous pouvez tailler de magnifiques et larges vertus qui vous revêtent de la vraie beauté ?

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       Le rêve n’est souvent qu’un prétexte de l’inertie, une des formes de la paresse. Dans le monde militant de la vie l’action est plus méritoire que la pensée : celle-ci doit préparer l’autre, l’armer de toutes pièces, la diriger et l’affermir. Mais malheur au contemplateur infécond ! Il ressemble au serviteur de l’Évangile quia précieusement gardé les marcs d’argent du maître, mais ne les a pas fait fructifier.

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       Que le mot souffrance soit synonyme du mot supporter, et que le mot supporter lui-même signifie acceptation, fermeté, silence, victorieux courage.

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       Ne parlez de châtiments ni temporels ni spirituels à l’âme qui va faillir et qui conserve encore le sentiment de la justice. Contentez-vous de lui dire : Tu auras le remords !

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       Je ne comprends pas qu’aucune remarque désobligeante puisse offenser une âme bien faite. La vie intérieure se compose d’attention sur soi-même et de grands scrupules de conscience. L’injustice ne peut sérieusement rien contre nous. La médisance, la calomnie elle-même ne peuvent qu’être un avertissement salutaire. Soyons meilleurs, toujours meilleurs : telle soit notre devis. Aurais-je ce défaut qu’on me signale ? corrigeons-nous. Ne l’ai-je point ? évitons-en même l’apparence. Je ne comprends pas davantage le manque de mansuétude, l’absence de générosité pour les autres, quel que soit leur maigre sentiment de nous. Il y a souffrance au fond de toute vie ; les plus récalcitrants au bien sont les plus à plaindre. Aimons toujours, aimons quand même, et ne nous lassons pas de pardonner !

       Il existe dans ce monde burlesque une race de gens tout à fait insupportables, famille nombreuse de victimes ou prétendant l’être, qui se plaignent perpétuellement et veulent perpétuellement être plaintes. Ne les félicitez jamais d’une santé parfaite, d’une bonne mine évidente, ils se croiraient offensés et nieraient la lucidité e votre regard. Ne leur parlez pas d’un succès notoire, d’une bonne fortune réelle ; ils se prendraient à sourire de pitié et à vous énumérer leurs infinies désolations cachées. Chez ces mélancoliques humains de la triste figure, les choses joyeuses passent à l’état funèbre, et vous ne pouvez leur faite de compliment pire que de les prendre en flagrant délit de bonheur. Halte-là, ô maussade pessimiste ! Quand même vous seriez aussi persécutés que vous tenez à le paraître, savez-vous que la maladie d’esprit la plus grave est de manquer de courage, et que le courage est bien portant, c’est-à-dire gai, plain de force et d’espérance, plein de vitalité souriante et non lugubre ? La vie est inégalement partagée de biens et de maux. S’appesantir trop sur ceux-ci est manquer de reconnaissance pour les autres. N’admettre que la nuit et la tempête, c’est calomnier le radieux soleil et le splendide éclat de la lumière. Où vous perdez votre impartialité et votre justice, vous perdez votre droit de victime. Or çà, les autres n’ont-ils pas leurs angoisses ? Que ne les allégez-vous, au lieu de leur infliger vos charges ? Pas de plaintes, esprits bien faits ! Le temps que vous perdez en lamentations serait mieux employé à conjurer le sort qui vous menace. L’artisan qui manœuvre une pesante machine chante pour rythmer son travail et pour se donner du cœur. Au lieu d’une complainte, ouvriers de la vie, entonnez la libre, l’énergique chanson du travail et de la volonté ! Le mal est grand, dites-vous. Eh bien, domptez-le, soyez plus grands que son action brutale. Ô pygmées que vous êtes ! attardés à vos petits tracas, entravés par vos petites détresses, enchevêtrés dans les inutiles et les inextricables petits filets de votre égoïsme, n’avez-vous pas honte de compter pour quelque chose de vos ennuis isolés, tandis que des milliers et des milliers de misérables meurent sans se plaindre et sans blasphémer ! Ayez la dignité, la fierté, le contentement du courage ; et si vous avez à traverser l’ombre, n’en saluez pas moins le soleil qui transperce toujours çà et là à travers les plus sombres défilés de la vie aux sommets de nuages !

portrait.

       Edmée est bonne, mais n’est point affectueuse. Elle n’aime personne, et pourtant elle veut être aimée, c’est-à-dire elle veut être entourée, recherchée, elle veut être l’objet de nombreux hommages. Elle parle beaucoup d’amitiés qui, au fond, ne lui importent guère. Ne pouvant rien donner elle-même, tout dévouement est stérile à ses côtés. Vous l’embarrasseriez fort avec une affection qui voulût de la réciprocité.

       Elle se possède toujours, n’étant jamais entraînée ; son cœur est inexorablement jeune, puisqu’il n’a jamais servi. Et personne plus qu’elle ne possède des passions ; personne d’un air plus calme ne fait des protestations aussi chaleureuses. Sa voix a une grande séduction. Cette naïve indifférente qui n’a pas conscience d’elle-même est ici revêtue de charmes, et la personnalité d’Edmée semble tout à fait le contraire de l’égoïsme. Elle plaît ainsi : sa sérénité lui donne une grande impuissance. L’inconnu, l’impassibilité et le mystère sont toujours des armes à peu près infaillibles de triomphe.

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       Il est bien vrai que certaines femmes dégagent l’amour et l’inspirent à tous sans l’éprouver pour personne.

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       Il y a, de la part des personnes les plus averties et les mieux défendues, des paroles qui sont des aveux et que quelques-uns laissent tomber sans y prendre garde. N’ayez pas l’air de les remarquer, et surtout ne les relevez pas : ils se rétracteraient.

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       Oh ! les tristes railleurs, qui incapables de faire le bien, se moquent des justes ! Taisez-vous donc, au moins, taisez-vous !

       « Ne le plaignez pas : il est coupable ! »

       Plaignez-le doublement : il est coupable !

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       Que dites-vous du déraisonnement de ceux qui ne pouvant ébranler l’Église, s’acharnent après la pèlerine des prêtres et les bonnets des vielles ? Est-ce donc que la piété leur semble une forme particulière, une démonstration ridicule, au lieu d’être la souveraine déférence de la créature en quête du Créateur, du problème humain en travail de la solution divine ?

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       De quelque nom que tu l’appelles, Vishnou, Jéhovah, Jésus, Alla, la pensée qui t’élève à Dieu est un aveu e ton humilité en même temps qu’un témoignage de ta grandeur. Le sentiment de Dieu te désintéresse de la terre, et le désir te vient de gravir le chemin de l’obéissance, de parvenir aux sommets de la justice, de mériter les sérénités de la conscience, d’être ici-bas enfin détaché des apparences et revêtu de la vérité.

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       Défiez-vous d’un bonheur qui n’aurait pas don contre-poids de peine. Il faut considérer la vie comme une tenue de livres en partie double. Tout ce qui est porté à notre débit est inévitablement reporté au crédit de notre compte. Il y a balance dans les évènements d’ici-bas : balance visible ou invisible. La seule différence que présente notre bilan général consiste dans le plus ou moins de détails de la partie gauche ou de la partie droite de nos profits et pertes. Ce qui surtout fait l’excédent des peines est notre insuffisance à les supporter et à en profiter et l’éternelle imprévoyance, la folie toujours la même avec laquelle nous nous laissons entraîner par l’apparence des succès et des joies.

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       — … « La liqueur (le pombé africain) apporte à la tête une vive excitation, suivie d’un sommeil profond, avec une pénible courbature du réveil. L’usage qu’on en fait amène à la longue des rhumatismes et des hydrocèles. On reconnaît ses habitués à leur œil chassieux… »

       Que dites-vous de cette citation d’un livre ? Est-ce assez invitant ? Quel sermon serait meilleur contre l’ivrognerie ? Eh bien ! ce qui peut se dire de ce vice brutal, ce miroir où toute cette dégradation se projette, peut servir à l’exacte peinture de nos passions mauvaises. Regardez-vous, ô débauché qui entraînez dans vos fanges votre pauvre âme complice.

       Stendhal a dit « L’âme fait son corps, » et jamais ce grand penseur n’a dit juste.

       Arrêtez-vous un instant, ô licencieux ! et de l’œil de votre conscience (qui ne meurt pas, celle-là quoi que vous fassiez !) contemplez les empreintes de vos vices. Analysez les dégoûts de vous-même, les humiliations profondes de votre état coupable, le découragement sans bornes qui n’a de refuge quelquefois que dans le suicide et de terme que la folie ! Et cela, indépendamment des souffrances du corps, expiation que le Ciel n’épargne jamais, dès cette vie.

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       Tout ce que vous me dites, dites-le-moi ; mais pour que je sois persuadé, n’y mettez pas de véhémence. Je suis en garde contre la passion, l’excès neutralise le remède. Le calme seul est la mesure et l’authenticité du vrai.

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       Simplicité, simplicité, simplicité ! Ô grâces du naturel et toute-puissance du vrai ! — Je voudrais que, dans notre église littéraire, il y eût çà et là une multitude de petites stations où l’adorateur du goût pût se prosterner à chaque pas devant le saint par excellence : le naturel et la simplicité !

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       Rien ne décèle l’inhabitude d’écrire comme l’usage de mots extraordinaires et voyants. Pour celui qui s’en sert, ces mots-là sont nouveaux, ce sont des acquisitions toutes fraîches ; et, de même qu’un enfant veut vite jouer avec ses joujoux tout neufs, qu’une femme veut vite essayer ses robes toutes neuves, l’apprenti écrivain veut se hâter d’employer les mots tout neufs qu’il vient de gagner sur la syntaxe et le dictionnaire.

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       Je ne comprends guère la curiosité, parce que je ne vois pas que rien au monde puisse surprendre un esprit sensé ! Tous les petits faits de la vie vulgaire sont tellement en deçà des révélations de la pensée et des acquisitions de l’expérience ! Tous ces petits sujets sont tellement dépassés par l’observation qui résulte de tous les temps et va jusqu’aux limites du possible : science de ce qui a été, compréhension de ce qui est, avertissement et prescience de ce qui sera !

       — Combien avez-vous mis de lés dans votre jupe ? remarque d’une personne qui m’écoutait profondément.

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       Moins on voit les gens, plus on réfléchit sur eux. Ou l’on a des amis intimes, ou l’on n’a pas d’amis. Les amis intimes forment dans notre vie des habitudes qui tous les jours se resserrent, dont nous sentons l’inestimable douceur, sans avoir le temps ni la pensée de discuter sur les mérites ou les non-mérites de personnes reliées à nos affections, à nos intérêts, à nos soucis, à nous-même, qui sont pour nous et pour qui nous sommes, si je puis parler ainsi, un élément de plus dans la vitalité du cœur.

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       Je vais, je vais ! dit le Temps. Et moi aussi, dit le Génie ; et qu’importe que min nom périsse, si je sonne ainsi que toi aux hommes qui passent le rappel de l’Éternité ?

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       Chaque homme a sa part de liberté complète. Dès qu’il est fort il se sert de sa destinée, bien loin d’être détruit par elle ; il profite des circonstances les plus désastreuses et chevauche sur son malheur comme fait un cavalier sur son coursier docile. Tout ce qui entoure et même circonvient la vie d’un homme est précisément ce qui convenait à son avancement. L’éducation morale n’est combinée que d’influences contradictoires. Les forces ne sont force que parce qu’elles sont combattues. Tout concourt à développer et à perfectionner un bon esprit, et la mort ne tranche qu’une destinée remplie. Les souffrances infligées à chaque individu sont celles qu’il doit souffrir en vue de sa propre utilité intellectuelle et pratique, de même que physiquement chaque être se trouve respirer l’air propre qui lui est bon.

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       Vous souriez de l’enfant qui vous raconte ses couronnes, du jeune homme qui vous raconte ses amours, vous souriez du vieillard qui vous raconte ses lectures : eh, messeigneurs, qu’est-ce donc que la vie ? si vous n’êtes point enfants, ni jeunes hommes, ni vieillard, qu’est-ce donc que vous êtes ; et, s’il vous plaît, qu’appelez-vous sérieux et raisonnable ?

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       Vous qui dites : On ne l’a point aimé, votre procès est fait : vous n’avez jamais aimé !

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       Fais bien tout de suite, pour n’avoir point à recommencer ; brise avec l’erreur, pour n’avoir plus à retourner en arrière ; déracine les mauvaises herbes de ta pensée, pour que le bon grain y pousse, et que le soleil de ta conscience fasse épanouir la joie de ton visage.

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       En définitive, pourquoi craindre les chaînes de telle ou telle condition dans la vie laborieuse ? Dans aucune condition on ne se quitte : avec sa pensée libre et son âme point donnée, ne peut-on aller partout en dominateur de soi-même, fût-ce les menottes aux mains et le carcan aux pieds ?

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       Les seules chaînes réelles sont l’assujettissement de nos besoins, les exigences de nos passions : brisons cet intime esclavage, et, la tête haute, suivons le sort.

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       Cléon ne s’est jamais servi de lui-même ; il n’a jamais aimé, le mot de dévouement est de l’hindou pour lui ; quant au bien, si vous lui en parlez, il ne saura ce que vous coulez dire : quel prétexte prendra la mort dans la vieillesse pour cueillir ce personnage inutile sur qui la souffrance n’a jamais mordu ?

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       C’est manquer à son génie que d’affaiblir les intelligences au lieu de les stimuler et de les réconforter. Quoi qu’il arrive, il ne faut point désespérer. Haut la tête, homme terrassé ! Haut le cœur, créature déçue ! Et surtout il ne faut pas désespérer les autres. Vous qui avez été soldat, devenez capitaine. Le maître d’un navire laisse-t-il marcher sa barque à l’aventure ? Loin de là ; il redouble d’efforts, et sa persistante énergie neutralise et dompte la tempête. À la manœuvre ! à la manœuvre ! esprits battus du sort ! jetez au monde un cri de fierté et de résistance. Éveillez dans les cœurs l’espoir qui en fait la force ! Plus de ces lieux communs contre les temps modernes. Nous ne sentons que le mal présent, nous ne comprenons rien de ce qui ne nous a pas atteints, de là ces exagérations contre les générations vivantes. Au lieu de suivre la pente du siècle et de proclamer son impuissance, remontez, s’il le faut son cours. Arrêtez les tendances nouvelles. Soyez l’esprit qui prophétise le bien et non le fantôme qui déroule et allonge la grande ombre du mal. Alerte, alerte ! C’est quand les religions s’en vont, c’est quand les intelligences s’engourdissent, c’est quand le découragement décime les âmes, qu’il faut ressaisir le gouvernail, qu’il faut naviguer avec audace, qu’il faut se pénétrer de la passion et de la volonté du bien. Que cous importent l’indifférence et l’injustice ? En serez-vous moins coupables de n’avoir point agi parce qu’on ne vous aura point glorifié ? Votre rôle est l’action. Ne soyez point de lâches cœurs. Vous qui avez quelque chose à dire au monde, qui que vous soyez, esprits austères, nourris de méditation et de silence, esprits désintéressés et chaleureux, parlez ! parlez ! Qu’importe le sarcasme ? Si la société se noie, il faut, non lui montrer l’écueil, mais lui tendre la main, il faut la sauver. Tout esprit qui pense doit aux autres son grain de vérité acquise. Pour féconder l’idée qui doit naître, semez votre expérience, répandez votre parole ! Assez de vagues désolations ! assez de personnalités désespérées ! Remontez l’horloge du temps, ô vous que Dieu a suscités sur cette terre ! redressez le niveau des consciences, ravivez dans le cœur de l’homme la croyance féconde et généreuse au bien. Parlez de joies salutaires, rallumez l’étincelle intérieure, ressuscitez la fierté native, réintégrez l’âme dans cette société qui se dissout et qui s’en va. Rien n’est perdu. Tout est à conquérir au nom de cette admirable parole du Christ : Aimez-vous les uns les autres ! — Enseignez la charité ; réconciliez entre eux les membres divisés de la grande famille humaine, et faites jaillir une nouvelle source de vie là où les découragés voient l’abîme.

***

       Vous avez fort bien dit. Mais qui se croira cette mission et cette autorité ? qui aura l’impertinence de s’arroger le commandement des âmes ? quel audacieux osera prétendre sauver le genre humain ?

       Il faut bien prendre garde à ceci : il est, dans notre grande confrérie humaine, beaucoup de paisibles êtres à qui nos véhémentes invectives siéent aussi peu qu’un sceptre d’empereur à un paysan. Ni contents, ni mécontents, ni sensibles, ni mauvais, ni énergiques, ni lâches, indifférents à la chose publique, à peu près aussi insouciants de leurs âmes, ils prennent le temps comme il vient, s’inquiétant très peu de leur vie et ne se préoccupant jamais du problème de leur mort. Que leur importe ! Jeunes, ils chantent des chansons d’amour ; hommes, ils mènent leur petit commerce, encaissant de gros sous et laissant tranquillement dormir leur pauvre esprit ; vieux, ils chantent des chansons à boire. Ils sont cotés à la municipalité, paient leurs loyers, s’acquittent des contributions, font partie de la garde nationale, louent l’été un carré d’herbes qu’ils appellent un jardin, et où s’ébattent leur progéniture et la progéniture de cette progéniture ; se procurent l’hiver des places au théâtre les jours de grandes représentations militaires, sont abonnés au Siècle, leur oracle politique, font de bonnes sérieuses parties de dominos et d’écarté, digèrent consciencieusement, pleurent de vraies larmes au récit de canards impossibles, tirent sans sourciller sur leurs semblables les jours de tumulte et d’émeutes, sont conservateurs quand même et adorent le dieu Boutique et le héros Négoce. Que voulez-vous de plus ? Et qu’allez-vous leur parler de luttes intérieures, de dévouement et de sacrifice, de génie et de misère ? Ô moralistes intempestifs, n’est-ce point vous qui semblez des histrions devant ces hommes si bien campés et si placides ?

***

       Les honnêtes gens effarouchés qui supposent à une femme intelligente des curiosités d’inconduite proportionnées à ses besoins d’esprit, me font l’effet de badauds, prétendant qu’on marche d’autant plus mal qu’on y voit plus clair, et que la qualité d’aveugle est la meilleure garantie du droit chemin dans ce monde.

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       Nous nous récrions parce que nos amis (!!!) festoient tandis que nous souffrons ; nous sommes scandalisés des lumières qui ruissellent en diamants de cristal dans leurs salons pompeux, tandis que chez nous quelque humble lumignon solitaire nous enténèbre comme fait le cierge qui veille un mort. Nous sommes toujours absurdes. Nous nous plaignons de l’égoïsme des autres, et nous ne nous apercevons pas que notre personnalité boudeuse voudrait étendre à tout un monde le crêpe funèbre qui fait le drapeau de notre vie. Le rire nous agace, le bonheur nous offense, le bien-être d’autrui perce de mille dards aigus les haillons de notre misère. Ô chétifs ! si tu restais à ta place, dans la catégorie des pauvres, si tu restais bien hibou et invisible, tu n’importunerais pas plus les autres que les autres ne t’offusquerais. Crois-tu, si tu gémis de sa richesse sans pitié, que le riche soit flatté de ta détresse indiscrète ? Te crois-tu donc outragé de ce que le soleil brille, tandis que toi tu pleures ? Mais cette vérité n’est-elle pas vieille comme le monde, que le mal de l’un ennuie l’autre plus qu’il ne lui fait pitié ! Ramasse toutes les tristesses, fais-t’en un oreiller bien dur, et là-dessus étouffe tes cris jusqu’à ce que mort s’en suive !

***

       Comment une personne intelligente, parvenue à une certaine maturité dans la vie, deux fois expérimentée si elle a souffert, s’aventure-t-elle à demander service à qui que ce soit, fût-ce à son prétendu meilleur ami ? En toutes lettres, comment a-t-elle la sottise de lui emprunter de l’argent ? Tous les livres possibles, de tous les pays, de tous les temps, toutes les comédies de tous les théâtres, lus par des milliers et des milliers de lecteurs, jouées devant un public se renouvelant à l’infini, nous instruisent de cette vérité fondamentale : « si tu tiens à ton ami, ne lui demande rien. » J’affirme, moi, que l’action de demander un service équivaut à la détermination de se fâcher, détermination aggravée de préméditation. « Que t’ai-je fait ? peut dire l’ami. Un ami, lassé de son ami, est bien sûr de s’en débarrasser prestement par ce seul fait d’une demande d’argent. C résultat est inévitable, vous vous fâchez à coup sûr. Peut-il donc, dans ce monde tellement civilisé qu’il en est corrompu, peut-il exister des candeurs pareilles à la naïveté d’une personne qui tenant à quelqu’un, vient l’ajuster en plein cœur et lui demander sa bourse ? Je maintiens que c’est un attentat à l’amitié que de lui tendre ce piège. La meilleure manière de se défaire d’un ami, c’est de lui emprunter.

***

       Malgré soi il faut revenir fréquemment sur le même sujet, parce que la vie est uniforme dans bien des cas, et que les observations se répètent, de même que les causes pareilles se reproduisent.eh bien oui, la lâcheté du cœur existe : on n’en peut douter, quelque débonnaire que l’on soit. J’ai été longtemps à m’accoutumer à la relation possible de ces deux mots : cœur et lâcheté. J’avoue ma naïveté endurcie. Maintenant j’ai courbé la tête : je suis profondément humiliée de ma conversion aux idées raisonnables. J’ai regret d’être convaincue, mais, hélas ! je suis convaincue ! Oui, cela existe. Ce mot cœur qui me semblait signifier affection jusqu’au martyre, fierté jusqu’à l’héroïsme, vérité jusqu’à l’absurde, ce divin mot se marie sans vergogne à la lâcheté cynique. Un être humain, gratifié de conscience, demande dans l’ombre une amitié qu’il déshérite en plein soleil ; il implore jusqu’à en être servile un noble amour qu’il outrage sans remords et qu’il renie comme un traître, aussitôt que le monde y regarde. On dirait un acteur protégé par la toile encore baissée, et dans la liberté des coulisses de la vie. Le rideau se lève, la farce est autre, la parole se joue, l’individu ôte ou prend le masque, il ne songe plus qu’à l’assistance : il a honte des vraies larmes, il se fait le valet des émotions des autres ; ce n’est plus un être humain, c’est un homme de théâtre ; il lui faut des bravos, des applaudissements, les trépignements des hommes, les complaisances et les bouquets des femmes. Il n’y a plus pour lui que l’insatiable vanité du déclamateur qui veut être d’autant plus acclamé qu’il dit avec feu, avec sensibilité, entraînement, délire, ce qu’il ne sent point, ce qu’il n’a jamais senti.

       Hommes du monde, vis-à-vis des parades de votre ambition et des louvoiements de votre amour propre, n’êtes-vous pas mille fois plus renégat que le comédien gagé ; n’êtes-vous pas mille fois esclaves, vous qui vous défaites de vos impressions intimes, de vos amours profonds, pour les jeter en litière à l’impertinence du public, votre maître ?

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       De même qu’il est impossible de s’empêcher de tomber, tout en se rendant compte de la glissade qu’on fait, de même, dis-je, qu’on s’allonge, il est impossible, à certains moments, de s’empêcher de dire des sottises, tout en se blâmant intérieurement de les dire. Il semble qu’un troisième personnage, un moi distinct de l’esprit et un moi distinct du cœur, prenne malignement plaisir à présider à nos bévues ; tandis que nous nous jugeons et nous condamnons, nous faisons précisément l’action même que nous condamnons ; en sorte que l’on croirait quelquefois vivre en rêve, malgré soi, mené par je ne sais quelle influence narquoise qui assiste au mal, mais n’empêche pas d’y choir. Advient-il donc que la réflexion sur le sujet qui nous occupe mène à l’oubli de l’acte lui-même, et qu’absorbé par le songe, nous laissons faire l’individu stupide ?

***

       Nous ne sommes que phénomènes, et je ne vois point que nous puissions expliquer à notre gré la vraisemblance de nos perceptions individuelles taxée d’invraisemblance par les autres. L’imagination d’une personne colore selon sa couleur le spectacle des choses extérieures. Il y a longtemps qu’un grand poète, notre contemporain, l’a dit : Le spectacle est dans le spectateur ; pourquoi donc s’étonner des faits inhérents à nous-même et seulement extraordinaires pour les autres qui se produisent ? Nourrie d’un souvenir constant, la pensée ne peut-elle dans sa force en communiquer l’image à des objets qui le lui réfléchissent ? L’habitude de contempler intérieurement une figure, soit de vivant, soit de mort, ne peut-elle amener, pour une personne possédée de cette figure unique, des ressemblances qui n’existent point, mais qui lui paraissent exister par la projection de sa concentration et de sa pensée, réverbérée sur les figures les plus éloignées du vrai type et les plus disparates ? Est-ce qu’un criminel poursuivi par l’idée des juges, n’évoque point partout des accusateurs ? Est-ce que l’ombre elle-même ne prend point corps pour le tourmenter d’une image ? Je ne voudrais point sembler chimérique, et pourtant je suis persuadée qu’une pensée habituelle, profondément enracinée et persistance, prend corps presque matériellement, et se traduit par des expressions analogues à celle que se définit l’esprit : c’est une empreinte réelle de la pensée invisible, et je ne vois point qu’il faille tant sourire s’il arrive à quelqu’un de parfaitement sensé de dire : J’ai cru reconnaître un tel, mort, ou une telle, morte. Que ne peut, pour reproduire une physionomie, une ressemblance, la fidélité de l’affection, ou l’implacabilité du remords ?

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       L’habitude de se servir des termes les plus forts pour traduire une situation intérieure est un écueil pour l’esprit, et je dirai plus, une pauvreté, enlevant à la pensée l’habile gradation des nuances et la ressource infinie de l’analyse et du détail. Le grand maître de la création ne sert pas à tout propos de l’ouragan et du tonnerre : Dieu ménage ses grands effets de théâtre. Et cependant le spectacle est toujours imposant et sublime. Le terrible n’est pas nécessairement beau, et le calme dans la plénitude de la vie offre une majesté qui exprime bien la puissance. Ce n’est point quand tous les éléments sont déchaînés que la nature parle le plus souverainement à l’homme. Celui-ci est étreint, terrassé, dompté ; mais il ne se possède plus, et ne se rend aucun compte de lui-même. La magie des couchants silencieux et la suprême gloire des aubes rougissantes ont une éloquence bien plus irrésistible que la pensée de l’homme. Ainsi dans les arts : ce n’est pas la brutalité de l’expression qui caractérise le mieux les révolutions intimes ; la simplicité des moyens, de même que le naturel de l’expression, est autrement persuasive, j’oserai dire, révélatrice ! Une larme en a toujours plus dit qu’un cours entier de rhétorique déclamatoire : le mot le plus simple est le mot qui a le plus de portée, laissant toute transparence et tout libre mouvement, laissant toute vérité à l’idée.

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       De même que, dans les appellations familières, l’allongement d’un nom en est le diminutif : Marie, Mariette, Elizabeth, Lisbeth, etc., ainsi, dans le style, l’allongement de la phrase est le diminutif de la pensée. La pensée est sobreet la concision.

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       De ce que tel esprit est un bon esprit, il ne s’ensuit pas qu’il faille accepter tout ce qui vient de lui. Ainsi, d’une mine généreuse vous avez à prendre le métal précieux : le sable tombe et doit tomber. Toute pensée a ses redondances, toute parole a ses épluchures. Passez au crible le grain le meilleur, et ne gardez que les épis superbes.

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       Se consoler de ses malheurs n’est rien ; mais se consoler de ses fautes, oh ! la grande affaire !

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       Hélas ! il arrive à l’esprit avide de songer et affamé d’étude, ce qui arrive à l’estomac. Vous avez grand’faim ; eh mais ! il vous semble que la table entière n’y suffira pas ; vous vous sentez inrassasiable. Attendez ! rien n’est circonscrit comme l’homme ! Un peu de soupe, quelques tranches de pain, vous voilà repu ; impossible de manger davantage. Ainsi, en face des meilleurs stimulants, en fièvre d’appétit, l’esprit au début de la journée espère consommer beaucoup. Le travail l’invite ; il dévore ! Tout à coup, la lassitude le prend, presque la satiété, si voisine de la répugnance ! La borne est posée, la porte de la curiosité se referme, le repas est fini, et l’homme intellectuel, aussi limité que l’individu physique, a besoin de repos : il ne peut plus manger et veut dormir !

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       La vue d’une salle d’attente, immédiatement avant l’ouverture des barrières, alors que toutes les têtes se dressent le long de vitres, me représente toujours, et bien au naturel, une ménagerie d’animaux à qui un gardien compatissant veut bien ouvrir les grilles et qu’il consent à mettre en liberté.

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       Toute flatterie est un mauvais conseil et, à coup sûr, un mauvais compliment. Flatter quelqu’un est lui reconnaître un faible, la vanité, et c’est aussi l’induire en erreur. La vérité n’a pas besoin d’être persuadée : elle brille et convainc par se propre éloquence. C’est le mensonge qu’il faut parer, c’est l’abîme qu’il faut dissimuler sous amas de fleurs.

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       Bataille de maîtres et de domestiques : ahurissement et abêtissement de ceux-ci sous les intempéries et les injures de ceux-là. Une toute petite question, ô vous, belles élégantes ! et cette question rapide n’interrompra en rien l’affaire considérable de votre toilette : intervertissez un seul moment les rôles ; un seul moment devenez en pensée votre propre dame de compagnie, votre femme de chambre, et dites : voudriez-vous, à quelque prix que ce fût, de ce martyre résigné, de cette tyrannie continue ? Êtes-vous psychologues ! Faite faire deux portraits pris sur le vif d’une de vos nombreuses colères : le vôtre, triomphant impérieux, altier, superbe ; celui de l’autre, de la subordonnée qui, étant payée, doit courber la tête et ne peut pas se plaindre. Et, les portraits terminés, lisez sur l’une et sur l’autre figure : lisez dans l’intérieur des deux vies, et du fond de votre justice, décidez !

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       En vérité, notre amour-propre, si chatouilleux à notre égard, si susceptible et si attentif presque toujours, nous manque étrangement dans les occasions, où nous aurions le plus besoin de lui.

       Dire sur nous-même, – quelle que soit notre indignation, – les mauvais sentiments des autres, raconter leurs impertinences et répéter leurs outrages, est donner l’éveil aux mieux disposés et leur apprendre tout simplement le chemin de la calomnie.

       Dans le cœur le plus amical il reste toujours, – c’est triste à dire, – quelque porte ouverte par où peuvent entrer les soupçons fâcheux, les insinuations malignes, les ennemis de la réputation d’autrui. Telle femme qui a raison de croire en son amie a tort de lui raconter les méchants propos qui courent. Elle l’avertit ainsi, elle amène ses pensées sur un terrain perfide. Lorsqu’on tient à éviter vis-à-vis d’un cœur jusqu’au moindre malentendu pénible, c’est beaucoup trop d’y faire songer. Si j’étais femme du monde, je me garderais bien de sonner moi-même le tocsin d’alarme. Je voudrais passer à travers toutes les ruses comme un esprit de l’air, et je ne me compromettrais jamais jusqu’à indiquer à mes ennemies-nées les interprétations qui m’offensent.

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       Quand j’ai la tête fatiguée, je sors : j’appelle cela « mettre le nez à la fenêtre du monde, aller au spectacle. » Aujourd’hui le spectacle est venu chez moi : et quel spectacle ! visites de femmes, récits de femmes ! contradictoires, fabuleux, inouïs, où toute la vérité se dressait pour moi à travers des oripeaux impossibles d’affections, de réticences et de mensonges. Une femme venant faire ses confidences à une femme arrive le cœur habillé comme pour la comédie. Seulement, de même qu’au théâtre à travers toutes les déclamations d’emprunt, il advient de ces accents où la vérité la plus enchevêtrée se trahit. La narratrice ne s’en aperçoit ordinairement pas ; mais si elle s’en aperçoit, avec quelle promptitude ramasse-t-elle cette pierre véritable pour l’amalgamer vite et la détruire sous les pierres fausses de sa parure d’esprit ! Ce qu’il y a d’amusant dans tout ceci, c’est que la belle comédienne qui n’a pas voulu ou du moins qui n’a pas cru se livrer, était persécutée cependant par le besoin de parler ; elle a dit, s’est dédite, elle s’est avancée, s’est reculée, a déployé une diplomatie prodigieuse, et e, définitive elle s’en va en faisant mille recommandations, de silence : c’est un secret solennel qu’elle réclame, et la voilà partie enchantée d’elle, ayant parlé parce qu’elle étouffait, n’ayant rien dit parce qu’elle se rétractait, ayant écrasé son petit morceau de sincérité sous une montagne de ruses, et parfaitement édifiée sur l’inintelligence ou sur l’aveuglement de son amie déroutée par elle.

       Avez-vous lu Job ? — Certes, vous avez lu Job.

Qu’en dites-vous des discours et des divagations de ses amis, lesquels amis il avait appelés à son aide dans le paroxysme de sa misère et de sa douleur ?

       Eh bien, cela se passe tous les jours ainsi dans le monde, dans ce monde où nous tous manœuvrons et luttons pour obtenir quelque mince part d’air et de lumière. On ne secourt pas la misère des malheureux, on la discute, on la blasphème, on la dénature, on la condamne. Durant ce temps le pauvre agonise. Qu’importe ! avant de la soulager il faut expliquer sa détresse. Et alors nous assistons à ce monstrueux anathème : C’est sa faute ! tant pis ! il devait s’y prendre mieux ! qui veut la fin veut les moyens !

       Ceci me rappelle la manière de voir d’un illustre contemporain, dont la vie presque centenaire fut témoin de tant de choses. Un sien ami, un ami quelconque se mourait, voilà le duc *** désespéré ; c’étaient des avis, c’étaient des recettes, c’étaient des médecins qu’il envoyait en foule, la Faculté tout entière y passait ; c’étaient des messages continuels à la porte du malade, lui-même il y allait sans cesse, ses gens ne quittaient pas la place : — Quelle affection ! disait-on, et quel profond chagrin ! — Rentré chez lui, le duc *** y trouvait son médecin de confiance : on parlait du malade. — Le malheureux ! le voilà mort ! hélas ! Ô Ciel !

       — Ce n’est pas étonnant, répliquait le docteur, il sortait par la pluie, il avait chaud, il prenant froid, il s’endormait près des fenêtres, il lui arrivait d’oublier sa flanelle…

       — Il lui arrivait d’oublier sa flanelle ! ah ! mais je comprends ! mais tout s’explique ! vous me soulagez !

       Et le duc était consolé : il avait compris !

***

       L’embarras est réciproque d’un homme de génie dans la société, de la société vis-à-vis d’un homme de génie. Le premier se tient à l’étroit dans ces compartiments de l’usage où rien ne peut respirer de ce qui est grand et naturel. Il est gauche, déconcerté, silencieux, parce qu’il n’est point à sa place, et que tout lui semble ridicule de ce qui fait pâmer d’admiration les autres. Le monde se sent aussi fort mal à l’aise vis-à-vis d’une nature supérieure. Quoi qu’on dise, un grand esprit lui impose ; il sent qu’il ne peut le traiter comme la troupe des niais babillards qui sont le fonds de son commerce : il ne peut lui demander aucune gymnastique de sottises ; il sent que cet esprit-là dépasse son plafond trop bas, que sa voix ferait tressaillir des vibrations inconnues, il a peur de l’origine mystérieuse de cette noblesse du ciel ; et c’est pourquoi, hypocrite comme les lâches et comme les infimes, le monde le raille, ce grand esprit hors de mesure ; il le méprise, ne pouvant l’égaler ; il le moque, ne pouvant le contrefaire. Et le grand homme, fourvoyé parmi tant de petits êtres, est assailli de petites pierres lancées par la population myrmidonne, comme les animaux de piètre sorte font vis-à-vis des rois de leur espèces, ceux-ci dédaigneux de leurs persécutions mesquines, parce qu’ils sont calmes dans leur force et inébranlables dans leur sagesse.

***

       Vous qui vous servez tant de ce lieu commun : dans le monde, avez-vous quelquefois réfléchi à ce que vous voulez dire : Je vais dans le monde ; Tel bruit court dans le monde ; Telle personne a réussi dans le monde, etc., etc., etc. ?

***

       Quelle est donc cette gigantesque idole à laquelle vous brûlez vos parfums, dont les suffrages vous sont si nécessaires, qui commande tant de sacrifices et qui exige tant de bassesses, qui gouverne en souveraine ici-bas ? Le monde est la réunion d’individus, lesquels, pris séparément, vous déclarez absurdes, sots, malveillants, ridicules. Vous ne donneriez pas un fétu de votre voisin, vous en médisez et vous le malmenez sans cesse ; eh bien ! cent individus comme ce voisin inepte, c’est-à-dire une immense addition d’inepties, vous font la loi et vous imposent. En gros, resserré en masse, le monde… vous fait peur ou bien vous apparaît sublime. C’est lui le grand ordonnateur de votre conscience, le régulateur de vos actes ; je ne sais trop si le soleil ne va pas chaque matin lui demander ses ordres. Vous vous faites chien couchant sous le niveau despote, vous tourmentez votre corps pour lui infliger les formes qu’il décrète, vous travestissez votre physionomie pour ne dévier en rien de la mode triomphante. Votre esprit prend toutes les couleurs de la livrée du temps, et votre pauvre petite âme se donne bien de garde de respirer comme une personne naturelle. Qui donc a dit qu’il n’y avait plus marionnettes, et que les saltimbanques avaient disparu ?

***

       Tout le monde donne des leçons, et personne n’en reçoit.

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       L’ingratitude pour le commun des hommes, est-ce qu’ils appellent l’indépendance du cœur.

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       Ne te mets jamais dans ton tort, et pardonne aux autres de se montrer dans le leur.

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       Le poète est un esprit qui, à l’aide des choses visibles, fait le mieux resplendir la beauté des choses invisibles.

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       L’on croit avoir tout dit en disant de quelqu’un dans le malheur : C’est sa faute !

       Raison de plus, hélas ! pour qu’il soit à plaindre !

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       Je ne veux plus qu’il existe de futur dans mes résolutions. Je me défends de dire : Je ferai ; mais au moment même où je parle, je veux agir. Chaque heure sonne pour nous une tâche ; je veux y être invariablement préparé et ne perdre plus un temps dont je devrai rendre compte.

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       Si vous voulez ne point faire douter de votre avenir ne laissez jamais douter de votre passé !

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       L’art est un célibat, parce que c’est un sacerdoce.

       Je développerai ma pensée en développant ce que j’ai mille fois dit ailleurs : L’art sérieux est la mission du beau et le dévouement du bien. Qui vit de dévouement vit de sacrifice. L’envoyé de Dieu se restreint d’autant plus lui-même qu’il se donne tout entier aux autres.

***

       Vous expliquez-vous l’étonnement des gens positifs devant l’incapacité pratique des esprits intelligents ? Réussir dans le commerce, c’est avoir compté par-dessus tout autre avantage le gain et l’argent, c’est avoir subordonné toutes ses facultés à ce but unique : troquer du bon marché contre du coûteux, acheter à bas prix, vendre à gros bénéfices : tout cela préoccupations présentes, affaires du temps, aucune inquiétude plus haute. Ce n’est pas ainsi que le penseur envisage la vie : pour lui, la richesse véritable gît dans les connaissances de l’âme, l’acquis n’est qu’un moyen de liberté, le savoir est le but. Il n’imprime à sa pensée de tension sérieuse que pour les opérations de l’esprit ; les revenus qu’il convoite sont les acquisitions intellectuelles ; le capital qu’il poursuit est le vrai mérite : tout le reste n’est rien. L’étonnement, selon moi, serait qu’un poète réussit dans la vie. Là, il y aurait contradiction ; je dirai plus, invraisemblance.

***

       C’est avec mugissement de la mer, le roar (Oh ! le beau mot anglais !), c’est avec la tempête des passions qu’il faut manœuvrer, c’est de ce déchaînement qu’il faut triompher !

***

       Il y a deux côtés à toute chose : l’habileté et le profit intellectuel consistent à prendre le bon côté, à s’y appuyer, et à s’instruire par le mauvais qu’on envisage, qu’on défie et dont on est consolé !

***

       Mais que font donc les autres, pendant que tu les juges ? Ils te jugent !

***

       De l’accessoire dans la vie, ne fais pas le principal : le temps vole, la terre se prépare pour les tombes prochaines. Songe à ton âme, ô sage ! songe !

***

       Fais qu’on s’étonne de ce que tu fais, bien plus que de ce que tu ne fais pas : travaille !

***

       Une punition pour un esprit délicat, la plus grande punition, serait l’obligation de vire dans la dissimulation et dans le mensonge.

***

       Une personne de beaucoup de sens disait à quelqu’un : Comment se fait-il que ***, qui a un si bon estomac, ait un aussi mauvais caractère ? — Remarque plus philosophique et plus juste que ne le pense le commun des hommes.

***

       Toutes les doctrines qui cachent la lumière et qui interceptent Dieu le calomnient.

***

       Je veux élever bien haut mon âme, et à ce sommet de ma pensée planter l’idée de Dieu !

       Qu’est-ce qui te défend des autres dans la vie ?

       — Moi ! —

       Qu’est-ce qui te défend des autres dans la vie ?

       — Dieu ! —

***

       Lis dans l’original, toujours dans l’original, et tant que tu peux, le bizarre genre humain : aucun livre ne vaut une sottise prise sur le fait, une émotion cueillie sur le cœur même. Ouvre ta conscience, et parle.

***

       Prends le bon ou prends le mauvais côté de la vie, soit ! Mais marche donc, marche ! On ne s’arrête pas ici ! Ne vois-tu pas les précipices ? en t’arrêtant toi-même tu fais obstacle, et tu fais tomber les autres.

***

       Je ne te dirai point : Ne remets pas à demain ce que tu peux faire aujourd’hui ; mais je te dirai : Ne remets pas à tout à l’heure ce que tu peux faire tout de suite : Agis ! agis !

***

       Prends donc garce ! prends garde ! Quoi ! tu t’arrêtes ! Ce temps qui s’écoule c’est ta vie !

***

       La mort passe, elle fauche, elle fauche toujours, et les vivants n’y songent pas : les vivants n’y songent jamais !

***

       Oui, veuillez donc toujours, pour vous mettre en goût de la vie, veuillez dès le matin quelque sérieuse conquête sur vous-même ; entreprenez quelque sérieuse croisade. Que ce soit là le vin du matin dont la généreuse liqueur fermente à travers le jour et porte votre esprit à l’ivresse du bien.

***

     De cette triste, douloureuse, désespérée, étrange, je veux prendre la seule, la divine, l’adorable chose qui la console, s’élevant de ses miasmes comme une admirable fleur surgit d’un fumier : la poésie !

***

       Vous voulez que vos fils prennent au sérieux leurs études, et vous souriez de l’importance qu’ils y mettent ; vous voulez que le jeune homme aime sa femme future, et vous souriez de la vivacité de son cœur ; vous voulez que le vieillard vous conseille, et vous souriez de son érudition : sommes-nous, tous ensemble, des idiots ou des brutes ?

***

       Il arrive un moment où, les yeux étant dessillés, un petit coin de vérité se découvre, et l’on se demande si l’on n’est pas fou, ou si ce sont les autres qui sont fous.

***

       S’être jugé est déjà quelque chose : s’être corrigé est tout.

***

       C’est déjà sur soi-même avoir gagné un grand point, que d’avoir voulu, que d’avoir tenté. L’éternel futur de ne résolutions les meilleures est le principal agent de notre perte. Tandis que vous dites : Je ferai, vous feriez, vous agiriez, si vous étiez réellement convaincu de l’importance et de la nécessité de l’action, de la valeur sans prix du temps.

***

       Impassible, irrémédiable devraient être les mots conciliants, la consolation absolue de toute mésaventure. Celui qui regarde derrière soi mérite d’être, comme la femme de Lot, pétrifié en statue, et moqué par les vrais marcheurs : ceux-là qui veulent arriver vont en avant, et ne se retournent pas !

***

       Ô le pauvre prochain, ô ces tristes autres (même quand nous les envions !) sont déjà malheureux ! Ne leur faite pas de mal, oh ! pas de peine ! Oh ! prenez garde à l’irréparable ! Et dans ce passage de la vie, faites-le bien, soyez le bien ! Soyez doux, soyez bons !

***

       La douleur est aussi timide que la colère est véhémente. L’innocent reste silencieux tandis que le méchant l’accable, celui qui insulte a beau jeu contre l’insulté. Le calme est l’apanage du droit ? Qui n’a pas à se défendre ne se défend pas. « Je ne m’humilierais jamais jusqu’à me défendre ! » disait un noble d’esprit. — Ne calomniez pas le silence : là est la force, parce que là est la sereine justice.

***

       Hélas ! hélas ! trois fois hélas ! Ma dureté de compréhension est telle que, torturée par les méchants, au moment même où leur brutalité s’incruste dans mon âme comme la douleur dans ma chair, je ne les comprends pas. Ils me frappent, je les sens, j’en tombe à la renverse… et… je ne les vois pas ! — Impossible de m’expliquer la méchanceté humaine. Conçoit-on cela ? Souffrir des méchants, et n’en vouloir et n’en pouvoir parler ! Les nier pour ainsi dire, sous leur action et sous leur malice même ! Ne les pas admettre quand ils sont là qui vous étreignent ?

***

       Des devoirs ! des devoir ! parlez-nous des devoirs ! Ce sont là nos droits vis-à-vis de nous-mêmes, et cela seulement nous constitue des droits vis-à-vis des autres !

***

       Deux choses n’ont pu se modifier chez Christophe : la bonne opinion qu’il a de lui, et la mauvaise opinion qu’il a des autres.

***

     Ayez la volonté de vouloir.

***

       Une femme prie : un homme prie :

       C’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute.

       Oh ! la malheureuse ! oh ! le malheureux !

***

       Qui dit fautes, dit angoisses ; qui dit fautes, dit malheurs.

***

       Il en est qui disent : Advienne que pourra ; je suis prêt ; j’accepte toutes les choses, je surmonterai toutes choses ; puis un ennui vient, bien chétif, et voilà que ce caillou les arrête. Oh ! qui que vous soyez, pas tant de paroles ! Dites : Mon Dieu ! je souffrirai, même ce qui m’arrivera. Ainsi soit-il : tout est dit.

***

       La patience est plus difficile que le courage, la résignation est plus méritoire que le sacrifice. Tel est héros dans les grandes batailles qui est lâche dans les escarmouches de la vie. La perfection consiste dans la complète égalité d’âme. La véritable supériorité ne s’exalte ni ne s’abat, elle se ressemble et se continue, et celui-là est seulement sont maître qu’aucune taquinerie de la destinée, aucune contrariété de chaque jour ne trouble et ne déconcerte.

***

       Défiez-vous, me dit-on sans cesse : défiez-vous ! tout ce monde de marchand vole. Ne vous décidez pour une chose qu’après l’avoir comparée entre mille. — Oh ! qu’il m’est bien plus avantageux d’avoir confiance ! Et comme les dupeurs sont bien plus dupés que moi s’ils me dupent !

***

       De toutes les marchandises de la vie le temps est la valeur suprême. Soyons volée ! Soit ! pourvu que je sois volée vite ! L’interminable tracas de courir les rues pour juger des apparences d’une chose sur les apparences d’une autre et collectionner les diverses obséquiosités des visages, ce souci-là n’est pas de mon fait. Quel qu’il soit, j’appelle un marché conclu un traité de paix entre les exigences positives et les sollicitations du dehors. Point de rixes pour ces détails ! Je réserve la bataille pour ces vrais combats, ceux de l’esprit sur le corps, ceux du cœur sur le destin.

***

       Forcer les gens à dire ce qu’ils ne sont pas portés à dire naturellement, c’est les amener à l’hypocrisie. — Soyez, non ce que je veux, mais ce que vous êtes. Je n’ai jamais compris la stratégie des reproches. Les reproches aigrissent l’affection, mais ne la ramène pas ; ils l’éloignent, au contraire : constatez ce qui est, étudiez, profitez : c’est tout ce que vous pouvez faire. Ce qui manque d’initiative manque de vérité.

***

       L’abstention, telle doit être la véritable économie fu pauvre. Il est moins rude de se retrancher le tout, que de se restreindre au trop peu des choses désirées. Une demi-connaissance avec le bien-être est mille fois plus regrettable que l’absolue ignorance des plaisirs et des aises. Ne vous familiarisez qu’avec vos forces, ne vous familiarisez jamais avec vos faiblesses, ô vous devez gravir tout seuls les montagnes de la destinée !

***

       Une jeune fille étudiait dans une voiture publique : on le remarque, elle rougit. Ô mon enfant ! rougir d’être vue à l’ouvrage !

       Et de quoi rougis-tu ?

       De ton honnête courage, de ton respect du temps, du bon emploi de tes minutes comptées ? Ne rougis, entends-tu bien, que de toi-même, si la tentation t’ébranle ; n’aie à rougir que du mal. Donc, ô mon enfant, ne rougis jamais !

***

       Le caractère d’une personne se juge à la façon dont elle supporte les petites choses, et la hauteur de son âme à la façon dont elle supporte les grandes.

***

       La joie, j’entends le contentement intérieur, provient seulement des conquêtes remportées sur soi-même. — L’abandon aux plaisirs, la complaisance à nos faiblesses, l’accoutumance à une vie molle engendrent une lassitude, un dégoût, un ennui qui nous pénètrent jusqu’aux os et deviennent une maladie. Tous les maux qui rongent l’humanité, les désespoirs qui la tarissent, les suicides qui la déshonorent, sont dus à cet amour désordonné des faciles jouissances, au manque d’énergie, d’action et de courage. Oh ! le beau mot antique de vertu, qui disait bravoure et vaillance ! Oh ! le beau mot de gloire, qui disait souci de soi-même, dignité, respect et culte de l’honneur !

***

       Mes amis disent du mal de moi. Le pensez-vous, ce mal que vous dites ?

       Certes.

       Alors, tout est bien, allez toujours.

       Je vous estime plus de dire du mal que vous pensez, que je ne vous estimerais de dire du bien que vous ne penseriez pas. Continuez, ô mes amis, continuez !

***

       Nul n’est pauvre que de ce qui lui manque. Suffis-toi, il ne te manquera rien. Qui désire peu a beaucoup.

***

       Il vaut mieux se redire que se dédire.

***

       Si le monde ne t’aime pas, à ton tour, n’aime pas le monde. Défiez-vous de celui que chacun s’arrache et qui, semblable à de la terre glaise, prend toutes les mauvaises empreintes et reproduit toutes les médisances des nombreuses imbécillités et des jalousies non moins nombreuses qu’il rencontre.

***

       Nous nous donnons la comédie les uns aux autres. Le plus habile d’entre nous est celui qui ne se passionne pas pour son rôle, qui se désintéresse des événements, qui se tient en spectateur impassible, et qui profite pour son expérience propre des bévues d’autrui. Le meilleur est celui qui apporte du cœur là où il ne faudrait apporter que de l’esprit ; qui prend au sérieux les autres, attendu qu’il se prend au sérieux lui-même, qui pleure quand il faudrait rire, et qui ne se retire de la scène que délabré, meurtri, écharpé, ridicule et ridiculisé, âme en lambeaux, dont les richesses ont défrayé les pauvres de cœur, c’est-à-dire les tout-puissants de l’esprit.

***

       Je ne puis comprendre le besoin de société que, par moments, éprouvent les meilleurs esprits, et qui leur fait accepter, que dis-je ? rechercher la conversation de personnes les plus étrangères à leurs préoccupations et à leurs pensées ? Quoi donc ! le temps est-il chose si commune, que vous dissipiez avec tant d’insouciance l’étroit patrimoine des heures qui ne reviennent plus ? Et puis, n’a-t-on pas en soi tous les mondes ? Je conçois qu’on recherche les autres lorsqu’on n’a rien dans l’âme ; mais, lorsqu’on est quelqu’un, n’est-on pas sûr de retrouver à toute heure, en face de la Divinité invisible, ce quelqu’un mystérieux, cet intelligent veilleur, qui assiste à nos actions et vient nous en demander compte, cet hôte qui nous suit et de qui nous ne nous séparons pas, qui chante avec le poète, qui songe avec le philosophe, qui s’appelle la conscience avec le juste, et, par-dessus tout, magicien suprême, nous promène dans les régions enchantées de la fantaisie, de l’amour et du rêve ?

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       Le malheur de certaines gens provient de ce qu’ils n’ont jamais su dire assez énergiquement : Non !

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       Vieille dans la vertu, une femme du meilleur monde et du meilleur ton religieux, s’informait du héros actuel d’une belle échappée : « Au moins, est-ce quelqu’un de la société ? » demanda-t-elle. — C’est un duc, répondit-on. — À la bonne heure ! fit-elle, vous me rassurez !

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Ne joignez pas à l’infirmité d’être mal, le ridicule de vous croire bien.

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       Simplifier la vie, la dégager de ses nuages, c’est habiter un sommet où Dieu se montre.

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       La plus grande faute d’orthographe que puisse commettre une femme, disait quelqu’un, c’est d’être laide.

portrait.

       Claire est une personne petite, épaisse, embarrassée et gauche. Sa figure a de gros traits irréguliers et lourds, et laisse à première vue une impression désagréable. Il faut y regarder à deux fois pour découvrir une âme sous ce masque de chair. Mais, si l’on veut bien s’en donner la peine, on sera fort étonné du jugement tout différent du premier qu’on sera obligé de porter sur elle. Il y a de la finesse dans ce regard triste et doux, malgré la vivacité insouciante que semblent annoncer les yeux. Il y a de la bonté dans cette physionomie et sous cette figure, malgré certaines lignes qui vous avertissent que Claire a souffert, et que l’expérience et la peine l’ont mise en garde contre les autres. Quelque chose de complexe dans l’expression contradictoire des traites, témoigne e la lutte incessante qui a lieu dans cette nature. Le premier mouvement est combattu par la certitude acquise du désenchantement. Il y a double individualité en elle : l’être tout différent, qui veut recouvrir le premier, qui se souvient d’avoir été dupe, et qui ne veut plus l’être ; qui analyse sa souffrance et qui déconcerte le bonheur. Ne vous y méprenez donc pas : Claire n’est point l’être insignifiant et crédule qu’elle paraît ; elle observe prodigieusement, et il serait difficile de la tromper par une feinte quelconque, ; son silence est loin d’être un assentiment ; — c’est une réserve et un jugement ; on ne peut plus la prendre au piège, parce qu’elle ne peut plus se faire illusions ni être déçue. La pauvreté lui a valu cette ride éducation solitaire, qui a mis une écorce autour de son âme pour ne rien laisser évaporer des trésors qui y sont renfermés. Rien n’a été perdu pour les banalités ni pour le monde, de cette énergie de dévouement et d’affection qui a fait sa souffrance et qui fait sa force. — Bienheureux ses amis ! Ceux que la vie a découragés, qui ont besoin d’une amitié sûre et qui la méritent, se trouvent bien de connaître Claire, et s’en retournent consolés.

autre portrait.

       Yeux splendides, cheveux ou plutôt auréole d’or, qui fait rêver des anges, démarche ailée et… nature sèche, insatiable de personnalité, ardente au plaisir, regard éclairé de convoitise, éternellement armé de coquetterie, fascination et oscillation du serpent, voix rauque des lionnes vieillies. Et tout cela d’un air dominateur, irrésistible, sachant son monde, et disant à l’entier genre masculin d’ici-bas : « Tu es à moi ! » — Et quel âge, l’original de ce portrait ? — Le vôtre, ô vous, qui appellerez cette lionne votre tourterelle, et engloutirez dans cet abîme d’orgueil votre divin premier amour !

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       Les pensées qu’on a écrites prennent corps pour hanter, moquer et torturer l’esprit. Ce sont des personnages qu’on a créés et qui deviennent fantômes.

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       Toute faute a son expiation dans nous. Laissez tranquille la fausse vindicte humaine : la conscience fait largement son ouvrage !

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       Remarquez bien ceci, devenu lieu commun à force d’être imprimé partout : Paraître sur la scène du monde, disparaître de la scène du monde. C’est une grande foire humaine que le lieu où nous sommes. Malheur à qui n’a pas de grelots !

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       Il n’est pas rare d’entendre autour de soi cette déclaration singulière : « Quoique je vous connaisse peu, dit à première vue quelque gandin à quelque autre individu aussi fictif et aussi superficiel que lui, je me sens vers vous une confiance entière, j’ai besoin de vous ouvrir mon cœur (son cœur !!…) ! je veux vous livrer mes pensées !… » etc., etc., etc.

       Retournons ici ce discours. Ne vous sentez-vous pas disposé à dire aux curieux qui vous guettent : « Quoique je vous connaisse beaucoup, parce que je vous connais beaucoup, je ne vous ouvrirai pas mon cœur, je ne vous livrerai pas mes pensées. Le monde a fait de ma misère une réprobation et un martyre : je ne me déposséderai pas pour sa malignité, ou tout au moins pour son indifférence, du seul bien qui me reste : la solitude de ma vie. Je cultive en moi de belles amours, fleurs divines dont le parfum ne dépassera pas l’asile religieux de mon silence. La compensation que Dieu prête aux misérables doit être leur complète indépendance vis-à-vis des désœuvrés de ce monde. Le bonheur du malheureux est de souffrir seul, sans que ses souffrances soient calomniées ; de pleurer à plein cœur, sans que ses larmes arrosent le terrain fertile où croît la raillerie des autres ; de mourir enfin dans son désert, sans aucune convoitise et sans aucune grimace à ses côtés.

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       Chacun prend sa gloire où il la trouve ; celui-ci élève un bœuf gras, celui-là empaille un oison, cet autre tortille des panaches. Et vous, qu’allez-vous faire ? — Je vais, moi sonner de la trompe, taper du tambour, faire danser les singes ; je vais encaisser de gros sous, 

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       On apprend des autres bien plus qu’on n’apprend aux autres. Laisser dire, écouter, retenir, observer, faire son éducation quotidienne des moindres faits et gestes de chacun, telle est l’œuvre d’un esprit réellement studieux qui veut saisir sur le vif le vrai des choses.

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       J’ai fait des sottises, mais je ne les referai plus, dit-on tous les jours. — Hélas ! hélas ! tu en referas d’autres !

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       Pourquoi se dénoncer soi-même en apprenant aux méchants qu’ils sont observés ? Laissez-les donc nous donner la comédie. Ö fâcheux ! n’interrompez pas le spectacle.

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       À chaque nouveau chagrin qu’on te fait, ne te semble-t-il pas que ce sont des fournitures qu’on t’apporte pour apprendre à connaître et désapprendre à aimer ?

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       La meilleure manière d’imposer une idée aux hommes, c’est de leur faire croire qu’elle vient d’eux.

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        N’est-ce pas assez malheureux, sans encore être coupable ? Ô pauvre, soyez justes, soyez patients, soyez fermes ! Ô pauvres, soyez purs !

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       Celui qui succombe devant sa détresse est un roi qui abdique devant son ennemi. Abdiquer devant le malheur n’est que le fait d’un lâche. La supériorité consiste à toujours régner sur soi. Les plus grands capitaines transforment les rebelles en prisonniers et en esclaves. Faisons ainsi de nos révoltes, et que les puissances hostiles de notre vie deviennent nos très humbles sujettes et nos alliées.

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       Il ne faut point parler les choses, il faut les agir. Ô moralistes ! habitez une maison de verre ! Servez l’exemple plus encore que le précepte ! L’imitation entraîne tout dans ce monde : il s’agit bien plus de montrer que de démontrer. À l’action, tous ! à l’action !

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       Que diriez-vous de soldats toujours fourbissant leurs armes, mais ne s’en servant jamais, et cela en plein champ de bataille ! — Battez-vous donc ! leur crieriez-vous, mais battez-vous donc !

       Et vous, mes maîtres, qui toujours pérorez, mais n’agissez jamais, que vous dirai-je ?

***

       J’accepte, ô mon Dieu ! même ce que vous m’envoyez !

       Cette prière-là dit plus qu’un livre.

***

       On n’est jamais préparé qu’à ce qui n’arrive pas.

***

       Il en est qui disent : Advienne que pourra, je suis prêt ; j’accepte toutes choses, je surmonterai toutes choses. Puis un ennui vient, bien chétif, et voilà que ce caillou les arrête. Oh ! qui que vous soyez, pas tant de paroles. Dites : mon Dieu ! je souffrirai MÊME ce qui m’arrivera.

       — Tout est dit. —

       — Ainsi soit-il.

SUR TERRE.

       Que vois-tu ?

— La souffrance. —

       Que vois-tu encore ?

— Le désespoir. —

       Et enfin ?

— La mort. —

       Et toi, que vois-tu ?

— La souffrance. —

       Que vois-tu encore ?

— Le combat. —

       Et enfin ?

— La victoire. —

***

       À qui ce papillon ?

       À qui cet oiseau ?

À personne :

leurs jeunes ailes sont libres.

       À qui ce nuage ?

À personne :

ses blancs flocons sont libres.

       À qui cette vague paresseuse ?

       À qui ce flot terrible ?

À personne :

leurs volontés sont libres.

       Ô poète ! sois comme le papillon, sois comme l’oiseau, le nuage et la mer : sois libre ! n’attache pas tes ailes aux pesantes destinées des autres. Si tu veux que ta pensée t’appartienne, reste, ô pauvre ! indépendant et fier ! Gagne ton pain, s’il le faut, en ouvrier des rues ; mais jamais, ô jamais ! en serviteur des princes !

***

       Ce n’est pas à l’état relativement heureux et relativement calme ; ce n’est pas à l’état de souvenir que je veux te mesurer et te juger, c’est au moment même de l’humiliation et de la souffrance ; c’est à ce moment de l’angoisse que je veux, la main posée sur ton cœur, sentir ta pensée et découvrir ta force.

***

       Dans les moments les plus graves de ma souffrance, je suis plus occupée à plaindre ceux qui me font souffrir, que je ne songe à me plaindre d’eux : j’assiste à une mauvaise action commise, et j’ai pitié du tort que les méchants se font.

***

       C’est donner gain de cause contre soi que d’entr’ouvrir son vêtement et de montrer sa blessure.

***

       Sache mériter l’estime mais ne désire pas qu’on t’en fasse hommage. La vanité doit être absente du cœur désabusé et désintéressé.

***

       Ne répands que ta charité : enferme ton âme ; pleure en toi, souris en toi, réfléchis en toi, juge et prononce en toi.

***

       Sois ami, si tu penses dans l’occasion faire quelque bien ; mais ne crois jamais en retirer toi-même quelque bien. Dévoué : oui ! récompensé : jamais !

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       Les injustices me gênent dans les opérations de mon esprit et le travail de ma pensée ; mais cela ne me blesse point : je récuse les juges !

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       Pense tout ce que tu dis, mais ne dis pas tout ce que tu penses.

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       La sagesse consiste, non pas à devenir meilleur que les autres, mais à devenir meilleur que soi-même.

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       Soyez bon, parce que vous devez être bon, et non point parce que vous serez récompensé d’être bon. Celui à qui sa conscience ne suffit point est un pauvre hère. L’humiliation la plus grande que puisse recevoir un homme de bien est la promesse, vînt-elle de Dieu, d’une indemnité future. Je ne veux point du ciel, s’il m’est présenté comme un héritage.

***

       Du méchant il ne peut venir que des actions méchantes. Qu’attendais-tu donc ? La fleur du bien éclose de la racine de mal ? Ô folie ! Épouser la nuit, et espérer le jour ! fréquenter les mauvais et attendre d’eux la douceur et la bonté des justes ! Mais fuyez donc ! Reste-t-on sous le toit d’une maison qui tombe ? Et, si l’on y reste, a-t-on droit de se plaindre des gravats qui blessent et des tuiles qui tuent ?

***

       Comment oses-tu te plaindre de ce que telle personne méchante ne se soit pas améliorée pour toi, tandis que dans son propre intérêt et pour elle-même elle ne s’est pas changée ?

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       Tu es moins sot de vouloir faire tenir une liqueur dans une cruche fêlée que tu n’es sot de vouloir faire tenir le beau et le bien dans l’âme détériorée d’une courtisane.

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       La meilleure façon de déconcerter la malice des autres est de s’enraciner de plus en plus soi-même dans le bien.

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       La timidité, qui n’est que faiblesse, peut ressembler à de la ruse et singulièrement défigurer un personnage. Veuillez donc la résolution, veuillez donc le sang-froid ; ayez hardiesse, ayez courage pour ressembler à ce que vous êtes. Franchise, vérité, énergie s’affirment par la clarté du langage aussi bien que par la détermination des actes. Et de quoi avoir peur, Dieu bon ? Du méchant. Ne le voyez point ? Du juste ? Eh bien ! qu’avez-vous à craindre ?

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       Avant de parler, tourne sept fois ta langue, dit le proverbe. Avant d’acheter, ô pauvre ! refais quatorze fois ton compte.

***

       Toute conversation se réduit à ceci : penser du bien de soi, et dire du mal des autres.

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       Défiez-vous de la douceur du plaisir bien plus que de l’âcreté de la peine. Tout ce qui doit nuire offre un attrait, tout ce qui est pernicieux revêt une séduction. Autrement, où serait le piège ? Les poisons s’infiltrent délicieusement dans l’âme. Le ravage seul est terrible ; mais alors qu’on le découvre il n’est plus temps. La mortelle consommation est faite. Le breuvage des forts est amer, mais il est vivifiant, mais il défend des miasmes impurs, en un mot il sauve l’âme. La douleur est dans la vie la sentinelle vigilante qui jusque dans notre sommeil, nous protège et nous cire : Prenez garde à vous !

***

       Du jour où vous vous déclarerez content de vous-même, vous êtes condamné, vous êtes perdu, vous ne pouvez plus avancer. Vous ressemblez à un voyageur qui, parti pour les Indes, s’arrête à la Cannebière et se dit : J’y suis !

***

       Il est des âmes que le mal ne peut entamer, à qui le vice inspire d’autant plus d’aversion qu’elles le voient de plus près : Non, non, je n’irai pas ; non, je ne marcherai pas dans ce chemin, dit la pauvre épouvantée qui tout à coup rencontre à travers la vie le hideux fantôme du maudit. Et si, – car les plus justes tombent, – si ce fantôme abhorré lui tend la main, oh, alors ! oh, même alors ! ce n’est pas un mariage qu’elle accepte avec la faute, c’est le dégoût qu’elle subit, c’est la souffrance qu’elle reçoit. Elle peut tomber meurtrie, elle se relève fière et désolée !

***

       Je préfère un idolâtre à un athée. Le premier travestit Dieu, il se trompe de forme, il en fait une image ridicule, mais il ne le nie point ? L’athée biffe Dieu. Ne lui demandez pas comment il se soutient lui-même et comment il s’affirme, édifice sans base et paysage sans ciel. Celui qui ne se soucie point de croire se soucie encore moins d’expliquer pourquoi et comment il ne croit point.

***

       Patientez avec la vie, suivre e, droite ligne et paisiblement la route tracée par Dieu, telle est la tâche et, j’ajouterai : tel est le problème de chaque jour.

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       Prière : Quelle que soit la journée que tu veuilles de moi, telle que tu me la prépares, je l’accepte, ô mon Dieu ! Je n’implore ni ta clémence, ni ta pitié ! Ver de terre, je n’aspire point aux honneurs de ta miséricorde. Je ne te dis point : Grâce ! grâce ! je courbe la tête ; et, réunissant les forces, j’entre dans la lice, pleine de courage sinon pleine de joie.

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       Une simple question : Est-ce un compliment faire au Créateur que de s’appeler, soi, créature de Dieu, œuvre de Dieu, résultat de la pensée de Dieu : guenille, ver de terre, pourriture ? Un ouvrier serait-il glorieux que, tout en exaltant sa création, on dépréciât et l’on déshonorât d’outrages l’œuvre elle-même, la production et le travail de ses main ?

       Ajoutons que, non seulement Dieu est appelé Créateur, mais, par-dessus tout, qu’il est appelé Père.

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       « Celui, dit le proverbe, qui pourrait toujours rester seul, ou doit. Être un dieu, ou doit être une bête. »

       — Eh ! qui empêche qu’il soit un dieu ?

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       « Rien ne me fâche, tout m’instruit ! » Tel soit ton catéchisme.

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       Vous qui priez chaque jour, priez pour les malheureux : vous prierez ainsi pour tout le monde !

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       Rétrécis tes besoins pour agrandir ton temps. Qui diminue ses dépenses, accroît son capital. Retrancher au corps, c’est ajouter à l’âme.

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       Les meilleurs esprits ont cette obstination singulière de vouloir faire entrer leurs idées, leurs goûts, leurs ressentiments dans l’esprit et dans l’opinion des autres. Rien ne persuade moins que le parti pris de persuader. Quelle amusante forfanterie que d’imposer ainsi son personnage ! Eh quoi ! vous-même qui déclamez de la sorte, vous abonneriez-vous à l’idée de votre voisin ? Pourquoi, à toute force, voulez-vous faire abonner tout le monde à votre manière de voir personnelle ? déposez la semence de votre pensée, si vous la croyez utile et bonne, et laissez faire au temps.

***

       Ce qui convient au tempérament d’esprit de l’un ne convient point au tempérament d’esprit de l’autre. La même vérité doit être habillée diversement ; le même plat intellectuel doit être accommodé selon les différents convives. Pourquoi toujours les mêmes ingrédients, quand les estomacs différents ? Mais variez donc la sauce, cuisiniers de la morale ! C’est ici que l’art est nécessaire et que l’uniformité serait mortelle.

***

J’ai besoin, dès l’aurore, d’une bonne joie de conscience, d’une bonne préparation de journée, d’une véritable application de paix : c’est là mon vin du matin, vin capiteux qui, tout le jour, me porte à l’ivresse des belles pensées.

***

       Quelque chose que te dise les matérialistes sur la douceur et la naturalité du péché, tu as ta conscience, tu sens cette conscience, tu entends la voix jamais apaisée de ta conscience, et cette voix toute-puissante, ta maîtresse souveraine, te répète : Non, non, non : autres sont tes désirs, ailleurs sont tes joies, différente est ta vie, ton ciel est un ciel de pureté et de lumière, et l’esprit chez toi doit se dégager même du cœur.

***

       Le véritable poète, le penseur sérieux ne doivent point offrir à ce qu’on appelle l’admiration des autres, ou tout au moins à leur attention, le récit, le tableau des petits évènements qui ont marqué dans leur vie. Il ne faut parler à chacun et à tous que le langage qui les intéresse : il faut les découvrir eux-mêmes à eux-mêmes, et que toute personnalité d’auteur soit effacée. Le propre du génie est de généraliser, et sa mission est un dévouement absolu et une abdication complète.

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       Prenez garde, qui que vous soyez, parle même à vous, les très-grand ! prenez garde, dis-je, de vous déclarer et de vous croire une exception, et de vous hisser par ce fait jusqu’au pic des sommets solitaires, d’où votre voix ne resonne plus qu’en plein désert, qu’en plein vide, et où personne ne vous accompagne. « Soyez doux et humble de cœur, » disait Celui qui entraînait à sa suite des multitudes, et qui a doté le monde d’un Évangile divin !

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       Oh ! avec quelle humilité consternée on se regarde en dedans, lorsque quelque avertissement du dehors nous signale nos décrépitudes ! Conçoit-on qu’un sentiment d’orgueil soit jamais possible à l’être humain qui se définit et qui raisonne ?

***

       Ne soyez sévère qu’envers vous-même. Oh ! soyez doux, vous les éprouvés ! soyez humbles, vous les forts ! Que votre parole soit conciliatrice et généreuse. Enveloppez des compatissances de votre cœur les conseils de votre esprit. Chacun a sa misère et chacun a sa chaîne. La mieux cachée est celle dont les pointes s’enfoncent le plus profondément dans l’âme. Agissez vis-à-vis d’un malade. Quel qu’il soit, il souffre l’être humain qui passe indifférent ou vous écoute. N’ajoutez pas aux peines qu’il a, l’humiliation, les exigences et les rudesses de votre orgueil. Ayez la pitié tendre et consolante. Eh ! qui êtes-vous donc pour incriminer et condamner les autres, et les fustiger du fouet de votre colère ? Oh ! que la bonté soit votre première vertu ! Sans celle-là, toutes les autres sont nulles ! Faites qu’in ait confiance ; attirez, pardonnez, encouragez, ne foudroyez pas ! Une larme fait plus pour sauver les âmes, une larme est plus éloquente que la vaine jactance et que les injonctions de la sèche philosophie. Dans ce rude chemin que nous menons tous, répandez votre cœur sur les plus déshérités, sur les coupables ! sur ceux que la fatigue écrase ; relevez les courages, souriez à ceux qui ont peur, tendez la main à ceux qu’attire le précipice ; et, ne vous réservant rien pour vous-même que le sentiment d’avoir été bon, poursuivez votre ministère d’indulgence et de charité ; ne nous plaignez pas des épines, mais arrachez-les pour ceux qui vous suivent. Ainsi, vous aurez servi à quelque chose dans ce monde, et votre détachement aura eu, dès ici-bas, sa récompense.

***

       Oh ! la bonté, la bonté ! la bonté ! Qui donc prêtera à ma voix l’éclat et le retentissement de la trompette, pour crier à tous, et ne leur crier que cela : Soyez bon ! soyez bons ! oh soyez bons !

       Répétons-le toujours, répétons-le éternellement : Il faut être bon ; la bonté est la beauté du cœur et doit être la noble glorification de notre vie. Puisqu’il est bien entendu que le sacrifice de soi-même est nécessaire, pourquoi ne pas se consacrer aux autres ? N’y a-t-il pas assez de souffrance à soulager, assez de douleurs à consoler, assez de bien à pratiquer, pour nous dédommager de nous-mêmes, et surtout nous détacher de notre cœur et nous distraire de notre pensée ? Inflexibles pour vous, soyez douces, ô femme ! Soyez charitables, indulgentes, clémentes pour les autres. Ne vous souvenez de vos vertus que pour les faire aimer et non pour les faire craindre. Quel sacerdoce est le vôtre ! Mission de paix, de conciliation, de dévouement. Marchez dans la vie en soutenant les faibles, en anoblissant leurs misères, en secourant et adoucissant leurs innombrables et secrètes détresses. Ah ! songez bien qu’au dernier jour on ne vous demandera pas : « Avez-vous été aimées ? » mais : « Avez-vous aimé ? » c’est-à-dire, avez-vous pratiqué le renoncement ? Avez-vous pleuré avec ceux qui pleurent ? Avez-vous été inaccessibles aux mauvais soupçons ; accessibles seulement aux bons sentiments de désintéressement et d’indulgence ? Avez-vous donné à pleines mains les trésors de votre âme généreuse ? Votre conscience vous a-t-elle rendu bon témoignage ? Avez-vous senti que la grande loi de Dieu était d’aimer, d’aimer, d’aimer ; c’est-à-dire de venir en aide à tous, d’assister les infirmités humaines, de faire le bien pour le bien, par douceur de cœur, et sans arrière-pensée de retour ? Dieu ne nous prête la vie que pour faire le bien. Aimez, aimez, compatissez et consolez.

***

       Tu seras la puissance en étant la bonté. Que cette devise soit le résumé d’enseignement des maîtres de la vie morale !

***

       — Vous paraissez heureux : auriez-vous des amis ?

       — Je n’en désire plus.

       — Auriez-vous hérité ?

       — Je n’attends point d’héritage.

       — Auriez-vous fait quelque découverte importante pour l’esprit humain ?

       — Je n’y tente guère : plus ma raison croît, plus min esprit s’humilie. Sans le comprendre, j’admire ce que je vois, et le reste m’échappe.

       — Mais, vous rayonnez ; mais le contentement se lit dans vos traites. Que vous est-il donc survenu, homme extraordinaire ?

       — Rien ; ou, si vous le voulez, peu de chose. Après avoir erré dans l’impossible, je me suis arrêté au réel, et je m’y résigne. Je ne demande point aux autres ce que les autres ne peuvent me donner : plus d’agitation ni de surprise. De toutes les instabilités de ce monde, j’ai fait un engrais pour ma pensée, et dans ce champ intérieur, j’ensemence d’éternelles récoltes. J’ai défait tous mes fardeaux, j’ai arraché les folles herbes de mes espérances, j’ai émondé les feuilles mortes de mes souvenirs. Aucun nuage de convoitise n’intercepte mon soleil. Aucune fumée de vanité n’obstrue l’air que je respire. Aucune ambition de succès ne borne et ne barre mon chemin ; je vais libre de moi-même, libre des autres, paisiblement soumis aux maux inévitables. Voyageur, je suis arrivé au beau pays que ma conscience rêvait : vous voyez bien que je suis heureux. Voulez-vous que je vous passe ma barque ?

***

S’attendre à tout, se résigner à tout, dépasser du cœur les plus grandes misères, voilà le secret du sage.

***

       O toi qui parle ! l’as-tu trouvé, le bonheur ?

       — Oui, en acceptant toutes choses ; 

       Oui, en me soumettant à toutes choses ;

       Oui, en admirant les merveilles que je vois, et vénérant les belles âmes que je rencontre.

***

       Ce qui dénote la supériorité réelle, la supériorité vraie, c’est la parfaite égalité de l’âme, pareillement inaltérable en face des succès inattendus et des malheurs subits : égalité que rien ne trouble et rien ne déconcerte.

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       Le bonheur se compose des malheurs qu’on n’a pas. Puisque la félicité des autres compose nos plus amères, sinon nos plus cuisantes peines, que ne comptons-nous à l’article de nos bonheurs tous les chagrins qu’on ces autres, quand ces chagrins-là nous ne les avons pas ?

***

       Le seul grand bien de la véritable gloire, de celle-là qui s’impose même à la foule, c’est qu’elle vous isole.

***

       Il faut du courage dans le temps où nous vivons pour oser donner des leçons aux hommes : celui-là adique donc toute possibilité de succès et toute perspective de gloire, qui consacre son esprit à la prédication de la vérité.

***

       Il arrive un moment dans la vie où rien n’est plus étranger à nous-même. Nombre d’idées sont mortes, nombre de sentiments sont morts ; l’arbre des crédules humains est brisé : l’irrévocable est venu. C’est alors que ce qui reste de soi, commence à marcher ferme, sans retourner jamais aux horizons disparus ni se troubler à de nouveaux mirages.

***

       Vous n’avez pas mal à ma tête à moi. Eh bien ! avec une conscience comme la mienne, vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir mal à ma conscience, ô vous qui me prêchez si étrangement la vie !

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       J’ai toujours vu qu’une personne parfaitement sage est une personne très gaie. Pourquoi ? Parce que sa difficile conscience est satisfaite, et qu’il n’y a là aucun fardeau à porter : un esprit sain est comme une personne saine et bien portante : allègre, dispos, enjoué, ensoleillé.

***

       Vivre c’est régner ! Règne donc, alors, homme de volonté ! Règne sur toi-même par ta conscience ; règne sur les autres par tes actes ; règne, ô monarque ! par ta domination sur les faiblesses rebelles et même sur les obstinations stoïques de ton intelligence ! Ce monde est ta province : conquiers ton immortelle couronne en ne cédant aucun pouce de ton territoire aux passions envahissantes qui sont tes ennemies-nées et qu’il faut tenir enrégimentées comme de fières cohortes sauvages.

***

       Avoir pris une résolution complète, énergique, irrévocable, c’est avoir ménagé sa pensée, c’est avoir respecté tout entier le capital de l’idée ; c’est avoir conservé tout intactes ses forces à l’action : c’est avoir déjà fait la moitié de l’œuvre.

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       Avoir fait ce qu’on a résolu, avoir accompli ce qu’on a voulu, n’est-ce rien ? Je dis que c’est tout dans la vie !

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       « Ils s’amusent à cela ! » dit-on de ceux qui font des vers.

       Ils s’amusent à cela !

       On s’amuse donc à l’éclair quand il passe, à la foudre quand elle tombe ! Le poète ne s’amuse pas à un jeu qui le flatte : le vrai poète obéit à l’inspiration, sœur de la foudre et compagne des orages !

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       Ô moraliste ! ô maître ! ? Ne faites point un tableau aussi effrayant du monde aux jeunes gens qui vont y entrer ; une curiosité vive, une impatience passionnée et désordonnée de la connaître les saisissent à vos paroles. Ne leur tracez pas comme aussi terribles les passions dont les premières agitations les touchent. L’esprit d’aventure et d’audace qui caractérise la jeunesse lui fait rechercher le danger, la fait s’éprendre avec frénésie des luttes, embrasser les causes prohibées. Ne tonnez point, ne déclamez point, instruisez ; ne ressemblez point à des destructeurs farouches ; mais, ô directeurs de consciences ! émondez comme les jardiniers intelligents des jardins du Seigneur, afin de ne point multiplier les ruines, mais de faire s’élancer vigoureux les grands arbres et s’épanouir les fleurs charmantes de la pensée de l’homme et de son cœur.

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       Oisifs !

       On appelle cela des oisifs !

       Des gens qui s’habillent quatre fois par jour ; qui se lèvent harassés, qui déjeunent trop, habillent éternellement ; montent (les hommes) à cheval, les femmes en calèche pour la parade au bois, rentrent tout préoccupés d’invention quelconque à apporter dans l’exhibition solennelle du soir, — pose de toque par ici, — combinaison d’airs penchés et victorieux par là ; — qui doivent au dîner jouer leur partie de langue, comme un artificier fait jouer toutes ses pièces d’artifice ; — qui, sans prendre le temps de digérer, se remettent tout de suite à l’œuvre importante de la coiffure et de la toilette, et repartent pour respirer l’air effroyablement lourd des salles de spectacle ou des salons de danse ; qui, encore là, doivent supporter le poids des fadaises débitées, répandues, recommencées ; qui (les hommes !) doivent feindre mille sottises ! — qui (les femmes !) doivent subir les flèches jalouses des regards femelles et les compliments à double dard de leurs belles amies ; qui, enfin, n’atteignent l’heure pacifique de minuit que surmenés, irrités, en proie aux pesanteurs de tête, à tous les malaises du corps et toutes les lassitudes ennuyées et presque tous les dégoûts de l’esprit !…

       Voulez-vous de cette cravache dorée, voulez-vous de cette couronne de roses, ô jeune homme pauvre, qui employez rudement (selon vous), vos journées et qui, pourtant, trouvez de saines heures de réflexion, de lecture et d’étude ? et vous, ô jeune fille ! qui travaillez depuis le matin et tout le long du jour, mais le soir, libre, fêtée et aimée dans votre famille, chantez, doux oiseau de printemps, à qui la vie est légère parce qu’elle est remplie ?

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       On sait bien mieux les choses qu’on ne vous dit pas, que celles défigurées et travesties qu’on vous raconte. Savoir, dans les affaires de ce monde, c’est voir selon soi, — ignorer selon les autres ; — cela surtout est désapprendre, et n’en rien dire.

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       Que signifie, au passage de certains étrangers en France, cette manie de rire des costumes différents des nôtres ? Qu’y a-t-il de si bouffon à ce qu’un changement de climat, à ce qu’une totale opposition d’habitudes amènent forcément un contraste extérieur ? Rien n’est humiliant pour une nation intelligente comme cette curiosité grotesque à analyser et à ridiculiser les modes lointaines. Et nous donc, sommes-nous si superbes ! Ce qu’il est bon de se déshabiller, c’est l’âme ; — que le chef humain soit surmonté d’un casque à plumet, d’un couvercle à bouton, d’un tuyau ou d’un cône, ce qui importe, c’est la cervelle ; — que la poitrine soit plastronnée de n’importe quelle bigarrure, c’est la conscience qui intéresse. Ce que je veux et ce que je cherche, c’est la palpitation de la vie morale, de la vraie vie, laquelle je veux constater et sentir sous les draperies soyeuses ou les cuirasses de cuivre.

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       J’ai ri – par respect pour les hommes supérieurs et maîtres – de l’ostentation et de la vanité de leurs costumes officiels : je reviens sur mon impression. Par respect même pour cette rare élite, je viens réhabiliter l’uniforme. La foule qui passe, ignorante et méprisante, a besoin d’être renseignée : or, c’est une étiquette qu’il faut sur la meilleure marchandise. Une bouteille est pareille à une autre bouteille, et cependant l’une peut contenir de la piquette, tandis que l’autre pétille de vin généreux : c’est l’étiquette seulement qui le dit : ainsi ; pour nous autres. Si quelque décoration s’épanouissant sur quelque poitrine, ne venait pas signaler à l’attention de la foule tel individu qu’elle coudoie, se douterait-elle de la valeur de l’homme ? En définitive, quelque puéril que cela paraisse aux esprits par trop absolus, les distinctions honorifiques, les petites enseignes bariolées sont nécessaires pour imposer à la multitude le respect, sinon l’admiration, pour qui mérite qu’on lui fasse passage.

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       L’indifférence aux choses coupables est le contraire de la vertu : l’âme qui ne contient point de saintes colères est incapable de hauts enthousiasmes. Quiconque a une voix doit grossir cette vois à proportion des périls publics.

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       Ne trouvez-vous pas que le va-et-vient de la vie ressemble au va-et-vient de l’omnibus populaire ? D’une même station vous partez tous ensemble, mais combien s’arrêtent en route, tandis que de nouveaux venus prennent leur place ! Combien peu arrivent et vont jusqu’au bout, de tous ceux qui étaient partis ! les visages sont changés ; à peine un ou deux se reconnaissent ; seul et impassiblement le conducteur demeure, sonnant chaque nouveau venu, comme fait le temps immuable, qui nous regarde tous passer, tandis que lui, mesureur de la grande horloge humaine, reste inexorable et sonne indifférent pour les uns et les autres !

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       Ne jugeons pas les hommes d’après la vanité que nous pouvons tirer de leur commerce ou les sentiments d’affection qu’ils nous témoignent. Mettons absolument hors de cause cette personnalité grêle qui offusque, qui obstrue toutes choses. Parlons des autres selon eux, estimons-les en eux-mêmes ; mesurons-les selon leur mesure à eux même, et ne dénaturons rien en nous mettant en travers des voies.

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       Tout ce que vous êtes, tout ce que vous pouvez être, soyez-le simplement, naturellement, sans ostentation et sans crainte. Celui qui se possède possède déjà à moitié les autres. L’hésitation produit la défiance. Un air de résolution est une force qui impose, et qui tout d’abord intimide les plus récalcitrants. Si j’étais prédicateur et que je fusse chargée de la conduite des âmes, je prêcherais, non point l’anéantissement des passions, non point la suppression des forces vives de l’homme, comme il se pratique trop souvent dans les églises, mais la direction de ces puissances souveraines, l’application de ces ardeurs qui mènent également à l’héroïsme que je lui demanderais d’être une créature religieuse, mais en l’enflamment encore, en l’exaltant au moyen de lui-même, en le faisant s’égaler au type de parfait amour, de désintéressement suprême, de sagesse miséricordieuse, de pureté sans tache qui est le rayonnement de la conscience de Dieu !

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       Pour chercher en dehors de soin pourquoi espérer, pourquoi s’agiter, pourquoi attendre ? pourquoi faire sa félicité de ce qui passe, pourquoi cette soif insatiable d’inconnu ? Espérances trompées, à quoi servez-vous donc, si vous ne pétrifier pas dans l’immobilité de la vérité cette misérable chose qui a nom homme ? Cette vie si courte et qu’il doit tant remplir, il la laisse couler comme l’eau de la rive et il s’attarde aux fleurs qui le déçoivent et qui tombent. Chose faible, aux perceptions vagues, au cœur inconsistant, à l’âme vacillante, il cherche son appui dans la fragilité d’autrui, sa lumière dans son ignorance ; il cherche à être aimé, il demande l’amour, l’amitié, la commisération, la pitié ! Et l’amour, porté par la folie, secoue comme une crinière de feu ses flammes destructives, et passe sans s’arrêter jamais. Et l’amitié, fille égarée du ciel, dédaigne de se poser sur la terre et passe comme une mystérieuse étoile des nuits solitaires. Et la créature appelle, elle attend ; sortie d’elle-même, elle s’inquiète, demandant à tous les vents qui l’effleurent s’ils lui apportent ce qu’elle cherche. L’attente, l’anxiété, le doute, le désenchantement, la désolation, la solitude répondent seuls dans le silence qui l’environne. Et la grande comédie humaine s’enchevêtre de sanglots et de rires ; tous cherchent, et personne ne trouve. Et les uns, les plus tôt frappés et les plus profondément meurtris, retournent à la solitude de leurs pensées et gémissent comme la met tourmentée. Les autres, prenant paisiblement leur défaite, se tordent de rire sur les ridicules qu’ils ont vus à l’œuvre ; et tous en avant en alerte, sans se rencontrer jamais, poursuivent une course effrénée, et le glas de la mort sonne, qu’ils cherchent encore ! Ô créature ! ô chose mobile, insensée, périssable, chose en quête d’impossible, pourquoi gémis-tu au lieu de te renfermer dans ta peine et de ne donner aux autres que le bien qu’ils ne peuvent pas te rendre ? Regarde au-dessus, homme tombé comme l’ange, et marche, marche, sans te retourner ni à droite, ni à gauche, sans regarder derrière. N’attends rien de l’heure, n’attends rien des évènements, n’attends rien de la vie, n’attends rien surtout des autres créatures indifférentes à toi-même ! Ne laisse pas ton âme livrée à toutes les morsures du dehors, à toutes les fluctuations intérieures. Hormis Dieu qui a déposé en toi la semence du bien que tu dois cultiver et répandre, tout est vide, tout est néant, tout est mensonge. Ne gaspille pas ta destinée immortelle au gré des ruses de la vie. Prends garde à l’ange des ténèbres qui fascine tes regards et les détourne du vrai bien sous prétexte d’éblouissement et de fêtes ! Ô chose mystérieuse ! étonne-toit de la félicité, mais sois toujours prête aux coups frappés dans l’ombre, aux déceptions inévitables. Appuie ta foi en Dieu ; mais tourne ton cœur sur ton cœur même. Aime si tu veux souffrir, mais n’espère jamais être aimé ; ne sollicite aucune pitié des autres : marche ! marche ! mort aux choses imaginaires, ô homme ! fermé aux vicissitudes des rêves ! mais vivant aux vérités éternelles qui toutes sonnent et sonnent éternellement dans l’espace ces mots d’en haut : la créature est chose trompeuse ; l’espérance mystifie, l’amour ruine le cœur ; rien ne peut désaltérer l’âme immortelle que le sentiment de l’infini en qui Dieu seul réside, Dieu seul !

***

Jusqu’à un certain point l’on comprend l’avarice du cœur : le cœur peut prodiguer ses bienveillances, mais thésauriser ses affections. Il y a là respect du trésor véritable, seulement destiné au très petit nombre d’amis rares. Jusqu’à un certain point aussi l’on comprend l’avarice de l’esprit : l’intelligence la mieux douée est de si étroite mesure qu’il faut bien prendre garde à l’évaporation des idées, et tenir renfermée la maigre acquisition, la misérable récolte de chaque jour. Par-dessus tout l’on comprend l’avarice du temps, cette chose si indispensable, si fugitive, si irréparable, qui ne s’arrête à rien, ne se retourne jamais et entraîne inexorablement les faibles, les oisifs, les peureux et les lâches. — Mais ce qu’il est impossible de comprendre, ce qui n’expliquera jamais c’est, dans la main du riche, l’avarice de l’argent. Y a-t-il au monde inconséquence pareille ! Quoi ! l’argent ! c’est-à-dire cette matière, peut tenir lieu d’esprit, peut revêtir les apparences du cœur, peut, en une seconde, opérer des miracles ! créer une puissance, établir une renommée ; et, même à ce point de vue de la vanité, il est si mal compris ! Le dieu est empilé dans une boîte, étranglé dans un sac, emprisonné et garrotté dans la nuit noire ! — La vue seule de l’or fantastique est donc pour l’avare possesseur d’une jouissance qui rend fou ! Et encore je ne parle pas de la vraie toute-puissance de l’or : de cette faculté immédiate et sans prix de soulager des misères, tout de suite, comme par magie, sans la moindre dépense de cœur ! — On a bien plus tôt fait d’aller à son secrétaire et d’y prendre une poignée de louis que d’aller personnellement et persévéramment faire des démarches et présenter des requêtes. On est si vite, avec de l’argent, débarrassé, et à si bon marché, du malheureux qui a besoin ! Car, répétons-le, tout est plus cher que l’argent : le cœur qui s’use à s’apitoyer, l’esprit qui se fatigue à trouver des formules, le temps qui se gaspille en sollicitations, et jusqu’au corps lui-même qui se compromet à tant fournir de sa force et à toujours marcher ! — Eh bien ! rien n’y fait ! l’argent de certains Harpagon se refuse à jouer aucun rôle, excepté (ô voici la vengeance !) celui de tourmenteur éternel, d’éternelle harpie, âme et corps du fantôme qui a nom : la Peur !

***

       Pauvres tels que nous sommes, n’envions pas les riches tels qu’ils sont, j’entends ceux qui vivent selon le monde, selon les inclinations des sens. Ils mangent mieux que nous :

       Qu’est-ce que cela veut dire ?

       — Ils se vêtent mieux :

       Eh ! qu’importe !

       — Ils roulent, dansent, chantent, festoient… Arrêtez, arrêtez ! Ils s’amusent ?

       Guère. Ils s’ennuient profondément. Leur principal souci est d’échapper à eux-mêmes ; et rien ne les distrait dans l’impuissance de leur richesse. Accablés d’obligations stériles, ils n’ont pas une minute ; le temps est un bien qu’ils ne peuvent acheter.

       Ô bienheureux les malheureux !

       Ceux-ci, que n’oblige aucune représentation sociale, connaissent les heures silencieuses. Condamnés de ce monde, ils se créent des joies infinies. La sévère répartition de leur temps leur laisse des intervalles précieux. Ils se recueillent pour penser ; ils s’appartiennent. Tandis que les autres se fuient, eux se poursuivent, se ressaisissent et s’améliorent. Édifiés sur l’inanité des choses qui passent, ils atteignent la région des choses qui demeurent ; et les rôles changent dans l’ordre intellectuel et divin. Ce sont les premiers qui sont pauvres, ce sont les malheureux qui sont riches. La fortune ne vaut qu’en proportion du plaisir qu’elle donne.

       Qu’oseriez-vous comparer aux joies de l’intelligence, aux pures fêtes de l’esprit ?

       « Donnez-moi des ailes, » dit le rêve ; « donnez-moi du temps, » dit l’action. — Ô vous, haillons qui laissez libre, combien vous êtes préférables à la pourpre qui fait esclave !

***

       Portrait. Le dedans : âme craintive, effarouchée, peureuse, indécise et superstitieuse, accessible à tout soupçon, tremblante au vent qui souffle, à la souris qui trotte.

       Le dehors : mépris des autres, impertinence, fracas de colère, tourbillon de vie, commandement farouche, domination superbe…

       Cœur de héros ! dit la foule.

***

       Vous voyez bien cet homme ! là-bas, au bout du salon. Sollicité de venir, il est venu ; il ne dit rien, quelque absurdité qu’on émette ; on dirait un meuble, quelque vieux bahut oublié ; mais prenez garde : toutes les passions des autres, les outrecuidances, les ridicules, les duplicités, les sottises, toutes les représentations que chacun lui donne sont autant d’ingrédients dont il compose la sauce de son esprit. C’est vous-même qu’il vous sert à vous-même dans le livre qui vous amuse ou qui vous irrite. Vous êtes les mannequins de ses personnages, et sa pensée endosse votre uniforme. Qu’en dites-vous ?

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       Mon Dieu ! donnez-moi la force pour aujourd’hui ! Demain, je vous demanderai la même chose.

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       Procédé infaillible pour s’assurer les choses et s’attacher les gens : ne tenez ni aux unes, ni aux autres.

***

       La bénédiction de la vie est d’ignorer profondément où l’on va. Qui donc consentirait à vivre, si, dès les premiers pas, l’on entrevoyait les précipices, les étroits sentiers, les aridités et les solitudes, les désolations du paysage ? — Non, je ne veux pas vivre, dirait-on épouvanté ; et, obstinément rebelles, les pieds refuseraient de marcher ; et jamais l’enfant n’atteindrait l’état d’homme.

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       Ne vous semble-t-il pas quelquefois que, pour glaner quelque belle pensée, quelque belle action vivante de certains hommes vivants, il faut, comme les chiffonniers des rues, la ramasser de son crochet au milieu de beaucoup d’immondices ?

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       Chacun voit à travers sa vie. Quelque dégagé que soit un esprit, il ne peut entièrement échapper à son cadre : celui-là est peut-être le plus grand qui sait d’une situation exclusive tirer un enseignement commun. On lui pardonne ses cris d’entrailles. Les plus impersonnels sont ceux qui ont passé par des états divers et qui émoussés par le contact des choses, sont devenus indifférents à force d’être insensibles.

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       Jamais le bon temps n’a été le temps dont on parle. Ce qui peut consoler du mal, c’est qu’il a toujours existé et qu’il n’est particulier à aucune époque. Les grand’mères de nos grand’mères ont toujours regretté l’autrefois ; on pourrait remonter ainsi jusqu’aux premières semaines du monde : le déluge biblique ne nous l’apprend-il pas ? La seule observation qui en résulte, c’est que ce grand déluge n’a servi à rien.

***

       Être heureux et se trouver heureux au moment où on l’est, croyez-vous que ce soit chose commune ? L’esprit humain navigue sans cesse du passé au futur sans vouloir au grand jamais aborder au présent.

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       On ne saurait souhaiter un malheur pire à de certaines gens que la réalisation de leur vœux les plus chers.

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       Réservons-nous toujours dans l’esprit une chambre d’ami pour recevoir poliment des opinions quelles qu’elles soient des autres. Et, quelque occupé que soit notre cœur, ou follement ou sagement, ne laissons pas envahir le petit coin de refuge, la chapelle hospitalière (casa di ricovero) où toute douleur étrangère à nous-même puisse entrer.

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       Au lieu de raconter sans cesse votre histoire et de regarder sans cesse à votre talon, marchez librement, marchez droit et ferme. Ne vous discutez pas, imposez-vous. Ne nous dites pas ce que vous êtes : montrez-nous-le.

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       Le monde ne vous tient pas compte du départ ; il ne vous tient compte que de l’arrivée.

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       On dirait certains auteurs préoccupés d’établir innocemment toutes les raisons qu’ils auraient de na pas écrire, au lieu de faire valoir celles qu’ils ont d’être lus.

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       Il est si facile de se dispenser d’écrire, et tant de vérités excellentes ont été bien dites avant nous, que le public ne peut tenir compte à un débutant des efforts qu’il fait pour arriver en termes obscurs à l’à-peu-près de sa pensée.

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       Quelque difficulté que vous trouviez à écrire et quelles que soient les complications de votre vie, le lecteur ne connaît qu’une chose : votre prétention d’être lu ; le reste ne le regarde pas. Vous devez justifier de vos titres et non vous excuser de vos faiblesses.

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        Toute conviction, fût-ce littéraire, doit se présenter par l’affirmation. Comment voulez-vous qu’on accueille votre pensée, si vous commencez par nous dire : Je tâtonne et je doute ?

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        Que de beautés on découvre après coup dans un ouvrage, quand ce meilleur des critiques, le succès, les a signalées !

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       On vous a toujours jugées, ô femmes ! on ne vous a jamais connues ! on a divinisé vos défauts, ou bien l’on a ridiculisé vos grâces ; on vous a admirées comme un jouet, exaltées comme un objet d’art ; ou bien l’on vous a redoutées comme une puissance ; nul ne vous a dépouillées de vos artifices d’emprunt et n’est arrivé à votre cœur. Ou trop haut ou trop bas, sur le piédestal ou dans la boue, le diadème au front ou l’éventail à la main, on vous a placées et déplacées, on a dénaturé votre mission sur la terre, on a troublé votre vue, on vous a faites autres, et vous vous y êtes trompées vous-mêmes. Facilement crédules, peu sérieuses, miroirs qui reflétez autrui, vous vous êtes fourvoyées dans ces appréciations fausses, vous avez accepté les investigations douteuses. Et, en effet, vous êtes devenues âtres de convention, poupées à oripeaux, esprits sans originalité, verbiage sans pensées, personnes sans personnalité ; votre cœur seul est demeuré intact, car l’exploration n’en a jamais été faite. Cette découverte à faire nous reste toute, et c’est avec vous-mêmes que je prétends vous reconstruire (essayer de vous reconstruire) à vos propres yeux et vous restituer à votre vraie nature. Du courage donc, ô femmes ! de la sincérité, de la vérité ; pas de parti pris, d’opinions toutes faites, de respect humain, de données superficielles et hasardeuses, coquettes créatures, vous êtes autre chose qu’un objet d’amusement, de curiosité ou de convoitise. Filles, femmes, mères, délaissez un peu vos dentelles, écartez vos bijoux, démarierez vos poses. Cœurs de femmes, laissez l’émotion vibrer librement dans votre poitrine et circuler dans votre parole. Plus d’insinuations, de ruses et de faiblesses. Sortez de vos langes. Qu’on vous sente vivre, penser, aimer, protéger, consoler ! filles, sœurs, épouses et mères, compagnes de l’homme et ses institutrices !

***

       Par considération pour le monde, par respect humain pour les autres, et pas distraction pour soi, on consent par-ci par-là à faire quelque petite chose, à simuler quelque intérêt dans la vie ; mais la grande, l’importante, mais l’unique affaire, c’est l’amour.

***

       Quel amour ? dira-t-on.

     Le cœur humain de qui, le cœur humain de quoi ?

Question des cœurs tristes, plus encore que des cœurs sceptiques.

***

       Remarquez bien ceci : « Tomber amoureux. » On dit : tomber amoureux ; c’est donc à coup sûr une chute, c’est donc à coup sûr un malheur ?

***

       Le premier amour d’un homme est bien plus décisif sur sa vie entière que le premier amour d’une femme. Les femmes ont perdu les hommes encore plus que ceux-ci ne les ont perdues. Il suffit pour déraciner toute croyance au bien de flétrir dans le cœur d’un adolescent la confiance qui fait la base même de son amour. Son premier sérieux amour est son initiation à la vie. La femme aimée peut lui montrer en beau la fantasmagorie de ce monde ou le précipiter dans les angoisses du doute et les horreurs de la démoralisation. La femme peut n’y pas songer ; mais elle est essentiellement, et cela de par mission divine, elle est éducatrice. Il lui appartient de broder de fleurs l’imagination qui se présente à elle, il lui appartient surtout d’inspirer par le cœur la sainte religion de la vertu et du bien, et de témoigner toujours de sa beauté morale. Et je parle ainsi sans sécheresse, je parle avec l’amour lui-même qui veut se refléter dans le bien, dans le bon, dans le beau, qui veut trouver un appui là où il demande une caresse, qui veut s’épanouit dans la lumière. Malheur à la courtisane qui déplume les ailes de l’ange et transforme l’ingénu qui s’est donné à elle en caduque sceptique, en jeune squelette, frémissant encore sous la chair, mais dont toute l’âme et toute la vénération sont parties !

***

       À la femme : — Respecte-toi dans celui qui t’aime. L’amour, le véritable amour est la perle divine qu’aucun souffle ne doit approcher. Aime-toi, puisque tu es aimée ! Ne joue pas avec l’innocence et la beauté du cœur d’autrui ! La jeunesse est l’incomparable expression de la pensée de Dieu ; n’attente pas à la pureté de sa lumière, ne voile pas d’un nuage son glorieux soleil, n’arrête pas dans sa fleur la jeune vie qui, par l’amour s’élève au bien ! Ne glace pas d’incrédulité l’ardent foyer de sa croyance ; ne ruine pas ses illusions sacrées, talisman brodé d’étoiles mystérieuses. Ô toi qui es le rêve, ô toi la bien-aimée, sois le bonheur et sois la rayonnante sagesse ! il te sera demandé compte de l’âme qui est venue à toi ; laisse-la développer ses ailes magnifiques ; concours à son épanouissement splendide. Jeune reine fortunée, ne manque pas à l’ami qui t’aime ! Le malheur et l’ingratitude se donnent la main ; le bonheur et les sereines vertus marchent ensemble. Ô toi qui répands la joie, sème ainsi la sécurité, la quiétude et la force. Le cœur sur qui tu t’appuies doit un jour s’appuyer sur toi. Roseau flexible, deviens ferme branche, et que tous les oiseaux du ciel chantent en chœur à ton ombre embaumée, jeune asile où s’est réfugié l’amour !

***

       Malgré toutes nos amertumes et nos désolantes peintures, nous reconnaissons qu’il est dans la vie des exemples rassérénant de félicité, de gratitude et d’amour. Il est de jeunes unions heureuses où l’amour récompense l’amour, où la fidélité est naturelle et douce, où les meilleurs sentiments du cœur se continuent et se fortifient à la mesure que viennent la fatigue et la défaillance des années ? non, tout n’est pas frivolité, inconstance, trahison et faiblesse dans ce triste bas monde ! S’il y a ici-bas l’Église militante et l’Église souffrante, il y a aussi, il y a dès ici-bas l’Église triomphante, c’est-à-dire çà et là de petits groupes d’âmes bien appareillées, qui sont réciproquement affectueuses, dévouées, confiantes, d’une sûreté parfaite, d’une idéale et admirable beauté. Ne calomniez pas notre pauvre espèce, ô moralisateurs moroses ! Attendrissez-vous devant certains intérieurs de famille où l’épouse est aimée de l’époux, son ami et son protecteur ; l’époux aimé de l’épouse, son amie et sa providence ; où la mère est chérie de ses fils, où la vertu est souriante et signifie le bonheur et la joie.

***

       Lorsque j’entends exalter des idoles de plaisir, tristes reines passagères, j’ai besoin de reposer mon regard sur quelque beau visage irréprochable et doux ; j’ai besoin de me baigner l’esprit dans une pure physionomie d’épouse sans tache, de mère vénérable. Et si quelque trace de souffrance victorieuse d’elle-même se laisse lire sur ces nobles figures, je me répète : ils auront beau faire, tous ces jeunes amants du corps ; la beauté n’est jamais plus puissante que lorsqu’elle est couronnée par la sagesse, attendrie et vivifiée par la bonté !

***

       Vous les plus sévères, vous qui tout au plus vous occupez de la beauté comme d’une décoration charmante, d’une agréable occupation des yeux, oseriez-vous dire à cette opulente jeune fille qui passe, radieuse de son printemps superbe, orgueilleuse de sa toute-puissance, oseriez-vous lui dire qu’elle porte en elle-même, qu’elle promène partout comme en un coffret splendide son propre squelette, l’hôte futur de son tombeau, ce cadavre qui fera fuir un jour les plus déterminés de son cortège, les plus affectionnées de sa famille, les plus passionnément épris de sa jeune vie riante ? Oseriez-vous lui présenter à elle-même la vision d’elle-même ? dès les premières scènes, oseriez-vous évoquer l’inexorable dernier acte ?

***

       On n’y croit point, on s’en défend, on sait que l’accent en est faux et vide, on se dit que paroles pareilles et vent qui passe sont seules et même chose : eh bien ! on écoute cependant,… la musique en est enivrante, cette éternelle et riche harmonie réjouit l’âme. Le sens échappe, mais le son berce délicieusement le rêve, et les hauteurs de l’idéal se découvrent.

       — De quoi parlez-vous ? dites !

       De l’immortelle vérité et de l’immortel blasphème qui ont cours en ce monde, de l’universel cantique d’amour qui se répète d’un pôle à l’autre, s’ajustant bien, s’ajustant mal ; ici exprimant l’âme, là exprimant la surabondante jeunesse, le flot de vie, l’impérieux besoin d’aimer, mais toujours témoignant la munificence céleste, l’inextinguible flamme divine qui brille et brûle en nous jusqu’au dernier soupir !

***

       Quelle inintelligence de l’amour que de vouloir l’imposer ! — L’amour (je ne parle pas de l’inclination grossière qui usurpe ce nom) ressemble à un envahissement intérieur, indépendant de tout vouloir. Il naît où il veut, et ne se justifie que par sa propre puissance. L’éclair n’a pas plus de liberté dans la nue des cieux qu’il entr’ouvre. Ô pauvre jeune amour avec tes grandes ailes rapides ! Quelle pitié de te voir garrotté dans les lois du Code et commandé à jour fixe par un magistrat ! L’amour qui n’est pas venu ne viendra pas selon le caprice des hommes. Vous pouvez faire pousser l’amitié, vous pouvez cultiver et étendre la reconnaissance, vous n’évoquerez pas et ne ferez pas éclore l’amour, si ce plus souverain et ce plus despotique des maîtres n’a pas fait irruption et brisé votre porte.

       — C’est lui ! — C’est moi, dit-il ; vous ne m’attendiez pas, j’arrive ! vous me chassez, je reste !

        Il a renversé dans sa course le paisible bonheur d’une famille ; il vous apporte aussi le trouble, les regrets, l’angoisse. Qu’importe ! le triomphant amour n’y prend pas garde ! il lui a plu de partir de là, il est parti ; il lui a plu de venir ici, il est venu !

       Épouses attristées, jeunes mères songeuses, il ne reviendra pas, le dieu d’amour des premiers temps ! N’essayez pas, le dieu d’amour des premiers temps ! N’essayez pas de le rappeler avec des larmes, ne répandez pas inutilement le sang de votre cœur ! Les vicissitudes de la vie sont inexorables ; mais les affections, supérieures ne seront point déracinées : l’amour est mort ! vive l’amitié ! vive la douce tendresse de la famille ! vive cette bénédiction pure ! L’époux volage s’y fixera, l’amour volage s’y transformera, non plus trompeur, non plus ingrat, non plus amour, mais vivaces et sanctifié comme la reconnaissance, et fidèle comme le dévouement.

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       En affection il n’y a de supérieur que celui qui aime le plus.

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       La plus sûre manière de se défaire d’un amour, c’est d’y céder. Qui consent à aimer n’est plus aimée.

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       Tout ce qui n’est pas dans l’alignement doit tomber : ainsi l’on procède dans nos rues. De même dans la vie, tout ce qui n’est pas dans l’alignement doit s’abattre. Ne vous étonnez donc pas de la fragilité des amours éphémères, ô cœurs humains, cœurs féminins surtout ! qui cherchez la fixité dans le changement, le charme dans le caprice, la sûreté dans les liaisons faciles. Tout ce qui se prend se déprend, tout ce qui s’ajoute se retire, les inégalités dont rasées tôt ou tard, et le vent de l’oubli passe sur les prétendues fleurs que vous aurez cultivées. Ô femmes qui sortez de la ligne, à quels désastres ne vous aventurez-vous pas ? Combien elle est glissante la passion impérieuse qui vous sollicite et vous fait déchoir ! Combien il fuira de vous, impatienté de lui-même, le jeune amant que l’inaction vous amène et que la frivolité remporte ! Oh ! si l’on pouvait vous prendre une par une et vous énumérer tous les désenchantements, tous les martyres et toutes les hontes de l’amour coupable, combien l’on vous prémunirait contre ces entraînements que votre oisiveté vous suggère et que l’hallucination de votre esprit malade vous fait accepter comme un dédommagement à la vie ennuyeuse ! Et combien vous comprendriez qu’il n’en peut être autrement, que la distance du rêve au réel ne diffère chez toutes que de quelques secondes et est inévitable, que le mal ne peut aboutir qu’au mal, l’oubli de soi qu’au mépris des autres ; qu’il est tout naturel d’être déchiré par les ronces et souillé par la vase ; et vous ne vous engageriez jamais dans cette route funeste où vous n’allez que peu de temps à deux, mais où bientôt vous restez seule avec votre regret pour miroir et votre conscience pour bourreau. Demeurez dans la belle route large, unie, inondée de soleil, où les vôtres vous honorent, vous bénissent et vous aiment ; où les fleurs sont de vraies fleurs, les joyaux de vrais joyaux, au lieu e fausses pierres qui, dans ce chemin (dont Dieu vous garde !) vous apparaissent sous leur terne figure, aussitôt que la sorcellerie de l’enchantement est passée.

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       Rien ne reste au même point ; si, dans la pratique du bien, le bien lui-même devient meilleur, dans la pratique du mal, le mal s’aggrave et devient pire. Il suffit, pour s’enfoncer dans l’abîme jusqu’à l’âme, de continuer le même chemin mauvais : un pas ajouté à un autre pas coupable creuse plus profondément l’ornière, la distance devient infinie en arrière du point de départ quasi plat aux fondrières parcourues, et le retour au pays d’innocences devient presque impossible.

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       La pire des maladies morales, celle qu’on peut considérer comme désespérée, la conscience étant morte, est de s’accoutumer à son état et d’arriver à ne plus sentir son mal.

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       Une femme autrefois célèbre et d’héroïne de roman, devenue religieuse, disait en resongeant à sa jeunesse : « Il y a plus de distance de zéro à un, que de un à mille. »

       Vous, inconnues à qui je parle, vous toutes et chacune, méditez cette parole de la religieuse : ne franchissez jamais zéro !

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       Ce qu’il y a de douloureux dans une liaison d’amour, c’est, non pas que le temps vienne faucher une affection vivante, mais plutôt que le temps et l’âge survenant n’aient plus rien à enlever du cœur, que l’habitude ait tout naturellement fait son œuvre de mort, et qu’enfin ce qui y règne, ce soit l’indifférence.

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       Il y a une chose bien plus triste que de n’aimer pas, c’est de n’aimer plus !

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       Ce qu’il peut arriver de plus heureux à un amour humain, c’est une séparation brusque. Là seulement pas de désolante rupture. La passion ne s’est point usée, les défaillances du cœur ne sont point vues, la lassitude n’a pas attiédi le bonheur, le souvenir s’accroît du regret, et la beauté des jours disparus se colore des mélancolies de l’absence.

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       Le parfum des fleurs ne dure pas : en est-ce moins le parfum ? De ce que la fleur se fane et meurt, en nierez-vous la fleur ? Ainsi de l’amour : il vient, bénissez-le ! il fut, c’est-à-dire il a passé, il est parti, respectez-le, respirez encore la douceur envolée : souvenez-vous !

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       Ce qu’il y a de divin dans les souvenirs du cœur, c’est qu’ils n’appartiennent pas à un seul, c’est qu’ils appartiennent à deux êtres. Se souvenir, c’est remonter à une union dans la joie ou à une union dans la peine. Se souvenir, c’est se rappeler une période de vie en commun vécue, des sentiments en commun éprouvés. Et si l’un des deux se souvient, pourquoi voulez-vous que l’autre ne se souvienne pas à son tour ?

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       Ce n’est rien que d’être belle ; être belle, c’est une bataille gagnée d’avance. Le miracle est, ne l’étant pas, de le paraître, — et, avec peu de forces, — de conquérir l’ennemi.

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       Ne vantez jamais devant une femme les avantages qu’elle n’a pas.

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       Il y a une chose qu’une femme ne pardonne guère à un homme, après le crime de ne pas l’aimer : c’est celui d’en aimer une autre.

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       Les plus sages seraient désespérées qu’on ne dît pas un peu de mal d’elles : une vertu par trop inattaquée ressemble, il faut l’avouer, à une sorte de dédain, à un affront fait à la jeunesse. Toute honorable femme tient à être reconnue vertueuse ; mais elle tient, non moins intimement à paraître, fût-ce au-delà du terme, jeune, jolie, désirable. Quand l’âge est venu d’être uniquement respectée, le Ciel sait tout seul les sentiments d’involontaire envie qui circulent dans le cœur le plus pur vis-à-vis de la jeunesse des autres, et quelle humiliation on ressent d’être par trop à l’abri de toute impertinence ! la susceptibilité et l’irritabilité des vieilles personnes découlent de là. Savez-vous rien de plus offensant, même pour les plus prudes (je ne parle jamais que de celles-là !) que d’être en définitive classée dans la catégorie des gens ÂGÉS et vertueux : deux choses qui vont si bien ensemble !

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       On ne connaît sa puissance et on ne la mesure qu’alors qu’elle est partie.

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                                                     Si vous ne voulez pas vous repentir un jour,

                                                     Oh ! ne brisez jamais votre premier amour !

       Ce refrain d’une vieille chanson m’a toujours fait sourire. Il n’y aurait pas de premier amour s’il n’y avait sans la vie qu’un amour ; et la fidélité à celui-là sans antécédent et sans successeur impliquerait une absolue souveraineté du cœur ? je ne crois bien qu’il n’y a pas de premier, ne de deuxième, ni de troisième amour : il y a l’amour proprement dit à qui de temps à autre et, quoiqu’elle s’en défende, l’âme offre des sacrifices ; et, le plus souvent, c’est elle-même qui s’offre en sacrifice.

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       La précipitation avec laquelle une femme accueille un nouvel amour est trop souvent l’indice de l’intense douleur que lui fait souffrir encore un ancien amour mal fermé. La solitude enflamme trop les regrets. Il faut à cette femme sacrifiée des remèdes qui peuvent tuer la victime, maos au moins le secouent, détournent d’elle-même la fixe réminiscence de sa pensée.

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       Demandez à un aveugle-né la définition de la couleur et du soleil ; demandez à un sourd le mystère de la musique ; demandez à un muet le prestige de l’éloquence ; demandez à un mort les palpitations de la vie, mais ne demandez pas à un égoïste la sublime pitié de l’amour, le chaleureux désintéressement de l’amitié : vous pouvez vous briser la tête contre son cœur, vous n’en ferez jaillir ni une larme, ni une étincelle.

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       Je parle d’une véritable honnête femme, vertueuse sans grimaces, gracieuse sans coquetterie. Un homme la poursuivait : il échoua. À la fin il osa lui dire : — « Pardonnez-le-moi, j’ai cru, je dois l’avouer, aux faux bruits répandus sur vous. Si j’eusse été bien sûr que vous n’eussiez écouté personne, je ne vous eusse rien demandé : foi d’homme d’honneur ! »

       Avis aux femmes : renseignement sur le sens et la moralité des hommages qu’on leur rend.

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       Un cheval tombe, vous le frappez ; c’est votre manière de la relever. Dans l’ordre moral une personne tombe : vous la frappez aussi, et vous croyez agir pour son bien. Quand donc traitera-t-on en malades, avec douceur et avec pitié, ceux qui trébuchent dans la vie, et qui, étant blessés, ont besoin s’être soignés, afin d’arriver à être guéris ?

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       Rien ne vaut pour une conscience honnête l’humiliation de recevoir des éloges qu’elle ne mérite point.

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       Dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, le plus malade est toujours celui qui se croit bien portant.

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       Le plaisir est ce qui éloigne le plus du bonheur.

       Voulez-vous être malheureux ? Amusez-vous beaucoup. Votre âme est un hôte jaloux. Du moment que vous l’écartez de vos fêtes, du moment qu’elle ne s’y sent point invitée, elle prend terriblement sa revanche ; et, tout à coup, semblable au spectre de Banquo, l’ombre de vous-même apparaît, s’assied à votre côté, empoisonne votre coupe, vous étreint jusqu’aux os, et c’en est fait de toute votre vie.

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       Comment concilier la peur de la mort, si instinctive à chacun de nous, et le soin que prennent certains hommes à la hâter d’eux-mêmes ? C’est un gouffre qui les épouvante et auquel ils courent en insensés. Rien n’y entraîne prématurément et sûrement comme le désordre ; tout ce qui nuit à l’âme commence par attaquer le corps, et que voyez-vous ? les matérialistes, qui devraient avoir le plus de souci de leur corps, le minent par leurs dérèglements ; ce ne sont que veilles meurtrières, plaisirs plus meurtriers encore. Jamais la sage, la prudente, la bonne et régulière nature n’est observée ; et ceux-là qui s’acharnent le plus après la possession de ce monde agissent de façon à en être promptement dépossédés : aucune expérience ne les corrige.

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       La vie est une suite interrompue d’abandons : ceux-ci par la mort, et ce sont les moins tristes ; ceux-là par la faiblesse inhérente à l’homme, et ce sont les plus graves. La jeunesse seule est courtisée ; son cortège est toujours nombreux, parce que toujours il se renouvelle. Puisqu’ici-bas les fleurs durent si peu, enracinons-nous ailleurs. Que les fruits de notre solitude atteignent l’ombre, la sécurité, la brise et le repos du ciel !

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       C’est déjà être moins heureux que de songer qu’on peut un jour ne l’être plus.

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       Ils s’aiment et ne s’épousent pas : ils ne peuvent pas s’épouser ! Oh ! tant mieux ! Dieu d’amour, soyez loué ! L’amour restera pour eux une aube éblouissante. Rêve de lumière, il n’aura pas à traverser nos ombres ; il ne connaîtra pas l’orage ni la foudre !

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       Après tout, l’amour qui n’a pas traversé l’infidélité n’est peut-être pas l’amour. Pour être bien sûr d’aimer mieux, ne faut-il pas s’être trompé ailleurs ? C’est ainsi que s’excusent les hommes ; mais cette raison-là ne rassure ni ne console les femmes.

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       Celui qui vous aime le mieux, qui vous respecte et vous estime, vous cache de tous cependant, vous renie vis-à-vis de sa famille, fait passer avant vous devant son cœur toutes ses affections domestiques, les tient, même à son insu, comme les plus sacrées et les plus chères. En public il ne vous voit pas, ou tout au moins il vous évite. La première, vous êtes sacrifiée. Quelque douleur survient-elle dans sa vie, il craindrait de profaner cette douleur en y associant votre pensée : et il anéantit tout à fait votre souvenir.

       N’êtes-vous point humiliées, ô femmes ! de compter autant pour le plaisir et si peu pour le bonheur ? l’ami qui vous défiait s’adresse à sa mère, il s’adresse à sa sœur, il s’adresse aux chères matrones de son enfance lorsque quelque affliction l’éprouve ; et il s’éloigne de sa maîtresse, il ne lui demande rien, il ne la connaît plus, il ne l’appelle jamais à l’heure austère des désenchantements.

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       Celui qui n’a pas besoin de vous dans sa peine, celui qui ne vous appelle pas à l’heure de son angoisse, celui-là ne vous aime point, celui-là ne vous a jamais aimée !

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       Celui qui n’a pas besoin de vous dans sa peine, celui qui ne vous appelle pas à l’heure de son angoisse, celui-là ne vous aime point, celui-là ne vous a jamais aimée !

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Ce qui ne se comprend ni ne se pardonne, c’est la cruelle vanité de certaines femmes jouant avec des cœurs d’hommes comme avec une balle élastique. Plus odieuse que la galanterie et plus méprisable est la coquetterie de telles femmes.

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       Ce qui donne à l’innocence un charme inexprimable, c’est l’ai étonné, l’air lumineux des jeunes filles. L’innocence s’ignore elle-même en même temps qu’elle ignore toute chose. D’une façon toute simple et naturelle, avec sûreté, avec confiance, être naïvement et pleinement heureux, oh ! voilà la jeunesse !

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       La femme aime l’amour, c’est l’amour qu’elle chérit dans l’homme ; l’homme aime la femme, c’est la femme qu’il chérit dans l’amour qu’il lui porte. L’une rêve, l’autre désire. La femme poursuit sa poétique chimère, l’homme se rattache au but positif. Comment l’un et l’autre peuvent-ils se rejoindre ? comment l’un et l’autre peuvent-ils se comprendre ? On dirait le spiritualisme et le matérialisme ensemble. Aussi, se comprennent-ils peu et se fuient-ils sans cesse, tout en se cherchant sans relâche.

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       Guy était vis-à-vis de Laure le thermomètre de l’affection des autres. Il l’avait recherchée par vanité, la voyant infiniment, recherchée par d’autres : ceux-ci s’éloignant, il s’éloignait avec eux ; reparaissaient-ils, il reparaissait à son tour. La pensée de l’emporter sur des rivaux de prix enflammait son imagination et stimulait ses poursuites. Le monde compte beaucoup de ces soi-disant amours, qui sont des vanités toutes pures.

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       L’amour n’est l’amour qu’à la condition de s’adresser à quelqu’un et non quelque chose. Puisque nous y sommes, dégageons un peu les oripeaux qui entrent dans la combinaison de l’amour, détachons le bagage qui pèse dans la balance des prétendues affections de ce monde.

       Ce jeune homme aime cette vieille femme riche ; je vois bien la dot, je devine bien la charge d’homme d’affaires ou le fonds de négociant qui peuvent suivre ; mais où donc l’attrait, la réciproque tendresse, la vérité du cœur : où donc l’amour ?

       En revanche, ce vieillard opulent, à l’œil fauve et terni, aime cette ravissante jeune fille. Je vois bien un honteux marché, j’assiste bien à un échange indigne ; mais où donc la noble et divine harmonie de deux âmes pures et franches, où donc la sainteté du serment, où donc l’amour ?

       Laissons ce lieu commun des transactions ordinaires, et pénétrons dans la vie.

       Vaniteuse et coquette, la femme aime ce qui reluit. Décoré, titré, encombré d’honneurs, un homme en évidence a de grandes recommandations auprès d’elle. Et cependant, combien d’hommes superposés sur ce mannequin fabriqué par la vie ! pour arriver à cette magnificence extérieure, combien cet homme, à présent chauve, s’est-il de fois dévêtu de lui-même ? combien de fois, à la libre impétuosité de sa jeunesse, n’a-t-il pas opposé le froid calcul du fonctionnaire, obligé de plier d’abord sous des supérieurs subalternes, obligé de plier successivement, de plier toujours sous la prudence et la flagornerie qui brodent la route conduisant aux succès et places, rapetissé par l’effort continuel de la subordination et de la déférence ? plaqué de croix, surchargé d’uniformes, flanqué d’épées, surmonté de panaches, plastron de la curiosité publique, montrez-moi donc ce qu’il reste d’hommes sous ce catafalque constellé d’insignes ? Et voyez la dérision des plus hautes aspirations de l’âme ! La femme du monde accueillera quelque vieil arlequin habile aux impostures, et repoussera le jeune inconnu qui n’aura pour lui que sa dignité fière. Il faut le grelot à la passion, la beauté ne suffit plus à la beauté, la jeunesse n’est plus nécessaire à la jeunesse, partout le fard de la joue recherche le fard de la vie ; et le clinquant des positions en vue est le soleil où se joue l’innocence.

***

       Ce qui déconcerte le cœur, ce qui humilie toutes les bonnes pensées, c’est qu’un même langage soit employé dans l’irrésistible attrait du sentiment et dans les artifices odieusement calculés de la séduction. Une noble belle âme, ivre de sa vingtième année, ouverte comme une fleur caressante à toutes les brises idéales des rêveries divines, dit à son jeune premier amour : je vous aime !… Usé par la vie, défloré par les passions mauvaises, avide seulement de jouissances grossières, l’homme de nos jours dit à sa complice : Je vous aime ! Et ce mot-là qui dit le ciel dit également l’enfer ; et au moment où les anges sourient, les démons aussi se réjouissent et chantent en chœur le refrain des plaisirs damnables.

***

       Saint Paul a dit qu’il y avait des choses qu’il ne fallait même pas nommer, des actions dont il ne fallait même pas concevoir la pensée. Ne nous appesantissons donc pas sur le chapitre de nos laides misères ! Un coin entrevu du ciel fait plus pour la guérison de bien des âmes que la vision, fût-elle effroyable, de l’enfer. — Celui qui prétend, même modestement, au titre de médecin des cœurs, ne doit pas les décourager en leur dévoilant trop strictement leurs points faibles. Nous-même, qui réfléchissons beaucoup, nous sommes quelquefois saisie de remord au souvenir de toutes nos pensées. Personne n’a le droit de s’ériger en censeur des autres ; c’est une audace bien grande que d’oser prêcher. Et puis, rien ne peut être dit absolument sur aucun sujet. Les nuances d’observation varient à l’infini dans cette grande ambulance des malades de la vie. Celui qui a le mieux démontré l’inconsistance des amitiés humaines garde souvent au fond de son âme quelque vive reconnaissance. À côté d’une figure déchue se présente à l’esprit quelque noble visage resplendissant de la beauté morale. La beauté existe, j’entends cette vraie beauté morale, et la bonté aussi existe. — Çà et là, et en plus grand nombre qu’on ne croit, le cœur consolé peut recueillir des exemples de charité divine. Que n’aurais-je à dire sur la vertu, cet équilibre parfait de la conscience et des devoirs ! — Quant à l’amour, je me tais. Quelque ignorance qui, à son sujet ait été dite, les jeunes cœurs n’y prendront pas garde. Éternellement on aimera l’amour ; et il est juste de reconnaître que, là aussi, il existe de beaux modèles. Vous donc, les trois ou quatre lecteurs qui, par amitié ou par curiosité d’esprit, m’aurez suivie à travers mon livre, pardonnez-moi la véhémence de bien des pages : j’ai été vraie à ma conscience, selon les circonstances, exceptionnelles peut-être, où je me suis trouvée ; mais je reconnais humblement et pleinement qu’il est d’autres points de vue dans la vie, que la même lumière se distribue au travers de différents prismes, et que l’esprit qui juge les autres doit toujours s’attendre à se modifier lui-même. — Ceux que j’aime n’ont que faire de mes panégyriques ; ils lisent dans mon cœur et n’ont pas besoin de lire dans mes livres ; c’est pour eux cependant que je veux ajouter ceci : je commence toujours par moi, lorsque j’adresse des représentations aux autres ; je me suis dépecée moi-même, j’ai fait moi-même mon autopsie, j’ai extirpé de mes entrailles les angoisses qui me brûlent, j’ai arraché de ma pensée les désolations qui la troublent, et j’ai dit au cœur des autres : Voilà ton mal ; j’ai pu dire à l’esprit des autres : Voilà ta plaie. — Mes jours de grande joie sont ceux où j’ai été témoin de quelque belles et de quelque bonne action, et où j’ai gagné quelque vraie victoire sur moi-même, afin d’être plus digne de jour en jour des admirations que je cultive, et des amitiés qui me sont chères.

Revue Européenne

Extrait du no du 1er juillet 1860

UN POÈTE MORALISTE

       Le champ de la morale ne se renouvelle et ne se féconde que par la diversité des organisations qui s’y appliquent. Chacun de nous, pour peu qu’il y mette de la suite et e l’effort, arrive, en tirant parti de ses circonstances personnelles, de la nature et de la culture de son esprit, à découvrir son modeste contingent de vérités. Nous sommes tous plus ou moins moralistes à notre manière, et on le voit bien dans la vie pratique ; on le verrait aussi en littérature si nous avions patience ou confiance, si nous savions oser davantage.

       Ces réflexions nous sont suggérées par la lecture d’un recueil de Nouvelles, qui ont des femmes pour héroïnes ? l’auteur lui-même est une femme. Ce recueil est inédit ; il n’a pas été composé en vue de la grande publicité, et nous avons lieu de croire qu’il n’y prétend nullement. Sans nous arrêter au côté romanesque et fictif de ces récits (ce qui nous entraînerait trop loin), nous irons directement à ce qui nous y frappe, à la partie d’observation et de réflexion, vraiment originale et marquée d’un cachet particulier. Non pas qu’entre ces deux parties il existe dans l’œuvre une séparation réelle ; nous l’établissons ici arbitrairement, du moins en apparence. Les pensées et les maximes sont comprises dans la fable, elles n’y sont point étroitement mêlées ; elles la résument et en donnent la philosophie plutôt qu’elles ne concourent à la rendre intéressante. C’est ce qui nous invite à en détacher quelques-unes et à les mettre sous les yeux du public.

       L’auteur est une femme, avons-nous dit ; de plus, c’est un poète. On comprend quelle hardiesse de vue et quelle nouveauté d’expression doit apporter dans l’analyse intime l’union de ces deux éléments, la finesse féminine et l’enthousiasme poétique. Les résultats sont tels que peuvent nous les offrir une sagacité doublée d’imagination, un cœur clairvoyant à la fois et douloureux. Interrogée avec persévérance, explorée dans ses moindres replis, pénétrée dans ses subterfuges, devinée dans ses ruses, la passion témoigne avec sévérité sur son propre compte, elle s’amende et se dévoile. D’ailleurs il ne s’agit pas de l’amour en général, ce qui prêterait à des déclamations vagues, mais de l’amour dans des conditions précises, ou, pour mieux dire, dans une condition, et la pire de toutes : l’amour dans la pauvreté.

       En choisissant cette sombre matière, encore intacte et vierge, où personne auparavant ne s’était risqué, l’auteur a fait preuve d’un vigoureux discernement ; la fermeté non plus ne lui a point manqué dans l’exécution. Son regard est resté pur et fier, sa main n’a jamais hésité. Seule, une femme pouvait sonder le mystère pudiquement recelé au fond de ces muettes et chastes créatures, qui sentent s’accumuler sur leur courte et languissante vie les épreuves sociales et les souffrances du cœur. On aurait tort de croire cependant que dans cette fidèle étude il y ait place pour des exclusions ou des préférences. L’ouvrière n’a pas nécessairement toutes les louanges, la grande dame tous les reproches. Loin de les exalter ou de les déprécier, on a pris soin de les juger selon leurs mérites, on a respecté en elles l’égalité devant la douleur.

       Le poète se retrouve dans le style. L’éclat et le mouvement de la parole font accepter ce que l’observation a quelquefois de cruel. On peut dire que dans ces pages la passion est combattue passionnément. La forme, volontiers personnelle, presque lyrique, accuse de navrantes tristesses, qui, longtemps comprimées, se répandent par instants en une éloquente amertume. Faut-il s’en étonner ? Nos moralistes, expérimentés comme ils l’étaient et préparés aux décevantes surprises de la vie, la Bruyère, la Rochefoucauld, ont eu l’humeur chagrine ; leur expression est piquante, mordante, jamais gaie. Combien plus vive et irritable sera la sensibilité, si c’est un cœur de femme qui est en jeu !

       Nous donnerons d’abord les fort remarquables fragments qui roulent d’une manière absolue sur l’amour, sur ses alternatives, ses phases diverses et ses effets.

       L’amour ne s’obtient ni ne se mérite, il est spontané, et il se donne.

       L’extrême jeunesse se contient, parce qu’elle se complaît en elle-même. Ses passions, toutes élevées et fières, ne cherchent point d’aliment au-dehors ; elles s’entretiennent au-dedans et se suffisent. Leur aspiration est l’infini : force, détachement et grandeur qui les sauvent des faiblesses et des chutes. Il y a dans l’âme jeune une telle générosité de sentiment, une telle exubérance d’exquise rêverie, que le rêve reste rêve sans application désirée ni possible. On aime l’amour, bien plus que l’amie ou l’amie ; on aime le dévouement. La réciprocité est indifférente ; on n’y songe pas. On ne demande rien à la vie que ce qu’on éprouve ; on est heureux sans savoir ce que c’est que le bonheur, sans le désirer. L’horizon de toutes choses est aussi éloigné que possible ; on n’a pour limites que l’infini, et l’esprit s’y plonge avec délices. Voilà les années de printemps, de soleil, de première jeunesse, où l’âme déploie et étend ses larges, ses immenses ailes. On donne sans compter avec soi-même, et surtout sans compter avec les autres. Cependant le temps a marché : on a monté, monté la vie ; la lassitude est venue, et un peu l’épuisement du rêve. Il semble que la source des trésors intimes ait baissé, bien qu’elle ne soit pas tarie encore. On cherche à qui ces trésors ont été prodigués. L’âme s’analyse et se demande ce qu’elle a reçu en échange. Rien. L’horizon se rapproche ; les ailes sont un peu détendues ; leur large vol ne se soutient plus aussi haut, le sentiment à propos de rien fait place à la pensée à propos de tout. Le soleil a pâli dans le cœur, comme il semble avoir pâli dans la nature, parce qu’il a pâli dans le regard et dans l’expression de la physionomie moins jeune. On ne se retrouve plus au complet. À force d’avoir donné, on se trouve presque à vide : on n’a plus assez pour soi-même ; c’est l’heure alors où l’on demande aux autres. L’âpre regret d’un passé perdu vient s’ajouter à l’avide soif d’un bonheur inconnu. La pensée de la mort flotte comme un épais nuage entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’on l’a rêvé ; la poignante perspective de la vieillesse inutile et mise à l’écart aide à la folie qui saisit l’âme. La fièvre de la vie s’empare de ce restant de vie. On ne veut plus aimer pour aimer, on veut aimer pour être aimé. On ne veut plus se dévouer pour se dévouer, on veut se dévouer pour être aussi l’objet d’un dévouement semblable. En un mot, on veut en une suprême étreinte, embrasser le fantôme des illusions passées. On veut une forme à son rêve, un but à sa pensée, un mobile à sa vie, une raison à sa souffrance. Sans avoir connu ni bercé dans son cœur l’espérance, on veut emporter dans la tombe mystérieuse de sa jeunesse un souvenir. Et voilà pourquoi ce réveil de toutes les facultés vagues ; voilà pourquoi la jeune fille irréprochable, indifférente et sereine, apparaît un moment femme, c’est-à-dire énergiquement passionnée et brillante. La concentration de toutes les forces éparpillées acquiert pour une heure l’intensité qui décide en bien ou en mal du reste de sa vie. Sur le point de se réveiller vieille, elle s’est demandé où avait été le bonheur, et, d’une main enfiévrée, elle a voulu en saisir sa part. ne jetez pas la pierre ni l’ironie sur elle, mais ayez pitié et plaignez-la !

       Une misère du cœur est de vouloir entrer dans une vie pleine et de se donner à qui n’a besoin de rien.

       L’amour est une grande duperie ; il lui faut toujours une victime, et la victime est toujours la partie aimante et vraie. Vous aimez, donc vous n’êtes pas aimé ; vous êtes aimé, donc vous n’aimez pas. Et voilà l’éternelle histoire. L’union parfaite des âmes n’existe point. La preuve, c’est qu’on la chante. On la chante, donc on la rêve. Rêver ainsi longtemps, ô jeunes et belles âmes ! Rêver, mais ne vous réveillez jamais !

       L’inexpérience et l’irréflexion de la femme font qu’elle s’abuse sur les sentiments qu’elle inspire, et qu’elle ne regarde pas assez en arrière dans la vie de l’homme de son choix. Elle croit qu’il a attendu sa venue pour aimer, tandis que le sentiment est déjà mort et pulvérisé chez lui. Ou bien elle croit qu’il peut aimer encore, et cette erreur est aussi énorme que la première. Du moment qu’une âme est en ruine, aucun soleil ne la ferait refleurir. C’est à elle, la pauvre femme, qu’elle doit s’en prendre de la déception qu’elle éprouve. Elle a manqué l’heure ; elle vient où elle n’est pas attendue ; elle se donne à qui n’a que faire d’elle. De là des regrets irréparables ; de là aussi amertume et injustice. Il faut bien se dire que le cœur commet des anachronismes, qu’il est trop souvent inopportun et inutile, et qu’il devrait faire son mea culpa de ses mésaventures. Il est des femmes qui, après un premier amour, se concentrent et s’abdiquent, sachant bien qu’elles ne trouveront pas plus dorénavant qu’elles n’ont trouvé jusqu’alors. Il en est qui ont la simplicité d’espérer encore, et qui cherchent, pour retomber à mesure qu’elles se fourvoient. Celles-ci, pauvres exploratrices infatigables, ne se donnent pas ; elles se prêtent. C’est le second degré de la chute ; mais c’est l’avant-dernier du pire, de celui d’où l’on ne remonte plus. Les premières se donnent ; les secondes se prêtent ; les troisièmes se vendent. Elles n’ont trouvé ni l’amour, ni le bonheur, ni l’oubli.

        Il faut l’agitation à la femme une première fois abusée. Le silence du cœur est trop poignant pour qui a désappris la confiance. Il faut occuper ce cœur ; mieux vaut sa ruine que son repos.

       L’homme pauvre, tiraillé par le besoin, n’est guère apte à ressentir les douces inquiétudes qui sont les félicités de l’amour. L’artisan aime sa femme comme la compagne de son labeur et la victime associée aux privations de sa vie ; le bourgeois aime la sienne comme l’ornement indispensable de son commerce et la machine à compter de sa caisse ; l’homme de loisir aime sa femme un peu moins que son cigare et que ses chevaux ; l’artiste l’aime en modèle, le littérateur en Égérie, le poète en Muse ; le meilleur l’aime comme la mère de ses enfants. Mais, quel est celui d’entre aux tous qui l’aime comme l’amour lui-même, comme l’idéal de l’âme immortelle, comme la bénédiction unique de la vie, comme le rêve personnifié et le but réalisé de ses aspirations les plus saintes ? d’un côté la coquetterie, de l’autre l’âpre curiosité, la fièvre du désir, l’impatience de la difficulté vaincue. Où est le cœur dans cette comédie que se jouent les plus sincères ? À quel signe reconnaître qu’on a trouvé, que l’esprit n’est pas dupe du cœur, le cœur dupe de l’esprit, l’âme d’un semblant d’amour ? Et puis, au milieu de ces désenchantements trop graves, de ces doutes, de ces poursuites désespérées, la douleur devient réelle, si l’amour est factice, et plus même l’amour est factice. Ah ! je ne cesserai de la répéter, il n’est point de paix véritable dans la voie orageuse des passions ; la femme en quête de l’amour, c’est-à-dire de l’impossible, ne recueille que le mépris : elle qui, pour son malheur, aime d’autant plus qu’elle est moins aimée !

       Une femme ne compte pas ceux qui l’aiment, elle comte ceux qu’elle aime.

       Le cœur de l’homme est dans sa tête. Une boucle de cheveux qui se dérange, un regard auquel il n’est point préparé, une grâce d’attitude ou une beauté saisissante de formes, l’attrait de l’inconnu, bouleverse de fond en comble le solide édifice de son amour. Et une femme fonde là-dessus des espérances les plus saintes ! une femme amarre à cette barque flottante l’honneur et la fierté de sa vie ; une femme confie à ce cœur, qui n’en est pas un, l’ineffable tendresse de son cœur ridicule ! Encore une fois, ce n’est la faute ni de l’un, ni de l’autre. Qu’y faire ? S’y briser ou s’en guérir ?

       Les actrices gardent la perspective qui leur convient. De là leur succès. L’homme a besoin d’être séduit, bien plus que d’être ému ; les yeux jouent chez lui le plus grand rôle dans les choses de sentiments. Chez une femme, l’esprit le gêne et le cœur le fatigue. Les actrices règnent par les yeux. Hardies, parées, disputées, elles flattent comme de jolis meubles, comme de coûteuses fantaisies. Les uns se ruinent, les autres se battent ou se déshonorent pour elles. Leur conquête met un homme à la mode et lui fait des envieux, ce stimulant si actif dans la passion. Elles éblouissent, fascinent, ne tiennent à rien, n’importunent personne des lamentations de leur cœur. On les prend, on les quitte, comme on renouvelle une tenture d’appartement. Elles apportent la joie, la folie, c’est-à-dire l’oubli des heures, l’insouciance des choses, l’ivresse du plaisir. Quelle femme peut rivaliser avec ces avantages tout faits, tout brillants, et si faciles à conquérir ?

       On a raison d’appeler un artiste un être égoïste et décevant. C’est sa personnalité qui fait son génie, c’est à elle qu’il rapporte toutes ses sensations. Cet être-là n’aime point ? sa tête peut s’exalter en raison du type qu’il croit rencontrer dans une femme, mais son cœur reste froid et en dehors du jeu. L’amour n’est jamais pour lui qu’une étude au service de son art, un incident de sa vie, toute remplie ailleurs. Il en est autrement de la femme. Le sentiment est sa vie tout entière ; toute chose est inférieure à son amour ; la femme n’est ambitieuse que d’aimer ; c’est pourquoi elle est profondément ébranlée quand la déception arrive ; c’est pourquoi aussi je dirai à la pauvre folle : Regardez plus haut ; il n’est point ici-bas de cœur capable de contenir l’infinité d’u cœur.

       Il y a un mal pire que d’être trahi, c’est de se trahir soi-même. Eh bien, c’est l’œuvre de ce moment de la vie qu’on appelle la période raisonnable, celle qui suit immédiatement la jeunesse et qui précède l’âge mûr.

       On est arrivé à ce milieu de la vie ; les illusions ont passé ; on les dénature, on les raille. Car c’est ainsi que la vie nous mène : l’enfance, c’est-à-dire le désabusement, c’est-à-dire la prétendue raison. Ici nous faisons halte : libres de la souffrance, de la rêverie, de l’amour, nous enlevons le bandeau qui nous laissait errer le long des pentes fleuries, nous éteignons la flemme qui alimentait notre pensée, nous nous abdiquons, nous nous renions, nous nous trahissons, nous vivons de la vie positive, nous calomnions ce que nous de comprenons plus. Mais on ne mûrit qu’en s’effeuillant et en livrant aux vents ses roses et ses parfums. L’analyse s’est substituée à la spontanéité, la misanthropie à la confiance. L’âme qui s’est dépouillée de ses fleurs ne sent plus que des épines chez autrui. Parce qu’elle s’est faite laide, elle tourne an caricature les naïves beautés de la jeunesse, et, sous prétexte de découvrir le néant des choses, de soulever des masques, elle invente des difformités. Et l’on nomme cela le jugement, l’expérience. Et l’on croit s’être enrichi en sagesse parce qu’on s’est assoupli aux habiletés et aux honneurs de la vie pratique. On prend en pitié les insensés à qui suffisent leur génie ou leur amour ; et du haut d’un superbe orgueil on pose le pied sur les confiants, les ingénus, les simples, les jeunes, sur ceux-là qui ont en partage la poésie du cœur et la sincérité de l’esprit. Mais prenez garde, hommes faits, cœurs dépossédés ! c’est vous, ô désabusés, qui êtes pauvres ; c’est vous raillez, les jeunes, les fous, les rêveurs, les confiants, les abusés, ceux-là sont les vrais riches et les vrais heureux. Ils sont en possession d’eux-mêmes, leurs aspirations mesurent leur grandeur, leur souffrance décèle leur énergie, leur amour fait la toute-puissance de leur pensée, et les trahisons qui les atteignent ne viennent pas de leur propre cœur.

       Voilà, dans son éloquence et sa vérité, ce qu’on pourrait appeler le chapitre de la passion. On doit convenir que si l’auteur lui a fait une grande part, il ne l’a point flatté et nous en a montré clairement les redoutables conséquences. Mais l’âme humaine ne vit pas toujours dans les orages ; voyons si notre moraliste aura aussi bien saisi et exprimé la poésie des sentiments calmes et du devoir.

       On n’est aimée constamment, sinon d’amour, du moins de reconnaissance et d’amitié, que par son mari. Le dévouement continuel d’une femme à son ménage lui conquiert l’estime des siens ; elle est chère, parce qu’elle est indispensable. Elle n’a pas à craindre l’abandon, cette épouvantable conclusion des liaisons d’amour ? son mari peut errer ailles, lui faire mille infidélités de fait, il lui revient toujours. C’est à elle qu’il vient confier ses misères, quelquefois ses folies. Il est sûr du pardon, et de la générosité qu’on lui témoigne est une cause de plus d’affection et de tendresse. Autant qu’il est possible de rêver la stabilité des affections humaines, on la trouve là. Aussi, voyez la physionomie sereine d’une heureuse mère de famille. Il n’y a rien de trouble dans son œil limpide et qui reflète son âme ; il n’y a rien d’obscur dans sa parole, parce qu’il n’y a rien de caché dans ses démarches. Son passé est garant de son avenir ; et, à part les peines inévitables de ce monde, elle n’a rien à redouter pour elle-même des incertitudes de la destinée du cœur. Elle n’a marché que dans la voie du devoir, elle arrive irréprochable au but, avec son dévouement pour auréole et le culte des siens pour récompense.

       Malheur à la femme qui n’a pas connu la douce maternité ! Ce souci d’un enfant aimé la détourne des songeries d’elle-même. L’enfant n’est pas seulement le soleil d’une maison, il en est l’innocence.

       Le grand ennemi des femmes, c’est le loisir et le perpétuel va-et-vient de leur imagination en quête d’inconnu. Un traité de morale bien entendue et de travail serait aussi un traité de bien-être et une garantie de paix. Le bien est plus facile que le mal. Je voudrais que cette vérité, qui peut sembler un paradoxe, fût gravée en traits de feu dans chacune de ces jeunes têtes qui courent l’aventure sous prétexte de sentiments. Il y a, quoi qu’on dise, il y a sur la terre un bonheur possible, et ce bonheur ne se trouve que dans la sécurité des affections vraies. La voie des passions est voie douloureuse ; on n’y cueille que des épines, on n’y sème que des larmes. La passion vit en dehors de soi, elle s’appuie sur la mobilité pure ; aussi la réciprocité est-elle une décevante misère. La femme, aimée un jour, est un jour désaimée, et voilà les déchirements inévitables. L’éblouissement des yeux pâlit, le prestige du cœur s’efface, l’abandon est naturellement amené par le temps. Ce qui est engendre ce qui ne sera plus, ce qui passe est la condition de ce qui a été. La vie est ainsi faite — la raison le reconnaît, mais le cœur n’en veut point. — Ces brillantes reines, d’un jour qu’on voit passer dans leurs fantastiques toilettes, emportées dans leurs voitures légères, ont aussi leur blessure cachée. Le regret de l’insaisissable bonheur les poursuit, les dévore et les tue. Elles n’ont rencontré que le vide là où elles croyaient trouver un appui ; elles ont découvert un abîme d’égoïsme là où elles rêvaient le dévouement et la pitié. Lentes à se détacher des illusions chéries, elles ont cherché, longtemps cherché ; après un pénible réveil, un doux rêve les reprenait ; puis la réalité brutale surgissait, le désespoir aigu les déchirant de nouveau, jusqu’à ce qu’une dernière tentative vînt les rejeter dans l’espérance, alternative de confiance et de misanthropie, d’éblouissement et de ténèbres, d’amour chanté, d’amour pleuré, de céleste sourire et d’amertume affreuse.

       C’est à peine si, de nos jours, la femme mariée ose supporter une conversation de sentiment, elle s’en offense, s’éloigne ou la fait cesser, ce qui n’empêche pas qu’elle ne couette fort agréablement pour se désennuyer de tant d’apparats, et qu’elle ne donne audience dans sa pensée à bien des diplomaties dont les femmes tout à fait franches seraient incapables. La différence entre ces matrones qui tuent à coup de vertu et les femmes tout aussi vertueuses, mais qui parlent moins de sagesse, c’est que les premières rêvent à huis clos et au plus profond de leur pensée, tandis que les dernières rêvent tout haut et ne cachent en aucune façon leurs tristes désappointements, leur côté d’inexpérience navrante et leur autre côté d’expérience plus navrante encore.

       Nous placerons ici quelques pensées, intéressantes à divers titres mais qui n’ont avec les précédentes qu’un rapport indirect et s’y rattachent plutôt par l’accent.

       On n’est jamais observateur qu’à ses dépens ; les découvertes douloureuses qu’on fait font saigner chaque fibre de l’être. Celui qui prétend ne plus croire à rien, est celui qui a voulu croire à tout, et les désenchantés du monde en ont été les plus affolés.

       Oh ! que d’éloges une femme est prête à donner à une femme laide ! Avant l’esprit, avant le cœur, avant la fortune, avant la noblesse, ce qu’elle redoute le plus, c’est la beauté. La beauté est la suprême puissance ; c’est le rayon où convergent tous les regards, c’est le foyer où tous les cœurs prennent feu. J’avoue que j’ai beaucoup plaint les laides : ce sont les déshéritées de la création ; à peine sait-on qu’elles existent, et c’est pourquoi les femmes, avec la générosité d’à-propos et l’ironie qui les caractérisent, leur font si volontiers l’aumône de démonstrations presque affectueuses.

       C’est une grande disgrâce d’être laide ; mais c’est peut-être un privilège. Une femme laide n’est point recherchée, c’est-à-dire point leurrée, point trompée, point abusée, point abandonnée ; le sentiment qu’elle inspire, en supposant qu’elle puisse en inspirer un, est le plus près possible de l’amour. Ce n’est pas l’ardente curiosité ou la vanité non moins ardente que des rivalités mettent en jeu, et qui font le feu d’une passion vive ; c’est un attachement, peu capable de s’amoindrir, puisqu’il n’y a là aucun enjeu, ni aucune chance de désillusion.

       Les récriminations sont fréquentes et les injustices aussi dans les ménages besogneux. L’homme et la femme, attelés à leur rude labeur, ne connaissent rien des délicatesses du sentiment, et éclatent volontiers dans leurs colères, qui ne sont, hélas ! que des cris d’angoisse.

       Le pauvre est stoïque dans sa mort comme il l’a été dans sa vie. La seule émotion qui lui soit possible est dans la pensée des êtres liés à sa misère. Il voudrait les entraîner avec lui, l’incertitude de leur sort est son angoisse, aussi, son dernier serrement de main est-il violent comme convulsion. L’homme de Dieu qui assiste ces heures suprêmes en a l’âme saisie ; il n’a pas de longs discours à faire pour préparer à la mort un mourant résigné d’avance ; la rude créature s’en va, sinon confiante, du moins impassible.

       La solitude n’est que pour le fort, et encore le durcit-elle au lieu de l’attendrir. À force de se ronger soi-même, on arrive à un vide de cerveau effrayant. Se soustraire à la loi de société, c’est considérablement aggraver son mal. Qui donc est capable de pitié, s’il n’a point souffert au milieu des autres, et s’il ne leur a point pardonné ?

       Qui n’a observé sur des âmes neuves illettrées le magique et douloureux pouvoir de la musique, quelque vulgaire soit-elle ? Le son qui passe effleure le cœur oppressé et le gonfle de tristesses indicibles. Ce ne sont pas les savants ni les amateurs qui aiment la musique ; ils n’aiment que l’art, et leur cœur ne conclut que par leur oreille. Mais les ignorants, mais les simples, mais les déshérités de tout, mais les pauvres, ah ! la moindre note sur le moindre instrument les attendrit, les électrise, les suffoque et les berce comme la voix mystérieuse d’une amie qui sait et caresse leurs peines ! Appelez-les ignares tant que vous voudrez, ils ne sont pas une réflexion ni un esprit, ils sont un sentiment et une âme.

       Comme le cœur ne peut être complètement mauvais, il y a en lui une bonté relative, mais qui n’en est pas moins réelle. On aurait tort de le nier et de passer outre. À moins d’exceptions qui sont des monstruosités, la nature humaine comporte une certaine mesure de dévouement et d’affectuosité qui se déverse sur le prochain. Il est vrai que c’est à titre de réciprocité ; il n’y a personne qui voulût être déshérité de l’affection des autres dans ce que cette affection a de possible et de consolant.

       La première chose qu’on oublie vis-à-vis de son propre cœur, c’est le mal qu’on a fait aux autres et le bien qu’on a reçu. 

       Voir tout en noir et d’une façon absolue serait du parti pris et de l’injustice. Il est de belles et saintes âmes et de grands caractères. Il faut les chercher dans l’ombre où ils se cachent et où ils répandent le plus volontiers leurs parfums purs et pénétrants. La piété seule a pu les apprivoiser ; c’est en Dieu qu’ils s’abandonnent, c’est lui qui sait le secret de ces âmes qu’il s’est élues. La religion a cela de merveilleusement beau qu’elle proportionne l’humilité à la grandeur. L’âme la plus noble a par cela même le plus de simplicité et d’effacement. 

       La résignation accepte la souffrance, l’abnégation la rejette. Se résigner est encore se souvenir. Faire abnégation, c’est s’abdiquer. La résignation est le premier degré qui mène à l’abnégation. Entre l’un et l’autre de ces sacrifices, il y a une longue route douloureuse à parcourir. 

       Ne vous croyez jamais nécessaire : on est tout au plus utile à quelques-uns. Aucune vie ne se relie nécessairement à une autre vie. Le courant passe et emporte les attachements momentanés ; de nouvelles phases d’intérêts surviennent, et, avec elles, leur contingent de relations destinées plus tard à être aussi supplantées par d’autres, et ainsi de suite. La vie n’est qu’une succession d’incidents ; l’individu, au point de vue de la société, n’y joue que le plus mince rôle ; c’est le premier objet sacrifié quand l’occasion s’en présente, et l’occasion ne manque pas de se présenter. 

       Il faut être bien simple pour s’imaginer qu’on doive au monde des paroles senties. J’ai vu des personnes naïves se croire obligées de dire sérieusement leurs préoccupations et leurs affaires. Le monde n’en demande pas tant : il n’écoute jamais la réponse consciencieuse que vous faites à une question banale. Le monde demande à être amusé et non impressionné. C’est pourquoi l’esprit est de mise dans la société, jamais le sentiment de l’âme. L’esprit de la conversation ne repose sur rien ; c’est un tissu d’une ténuité extrême, où n’entre aucune fatigue pour ceux qui écoutent ; c’est ce qu’ils demandent. Un homme de génie ferait triste figure là où l’homme d’esprit règne et est fêté. Il faut donner de soi le moins possible. La chaleur, l’entraînement, la sensibilité, sont des excentricités inexcusables. Il faut une superficie brillante et souple qui renvoie le mot léger qu’elle reçoit. Ne point se lier et faire figure, voilà le monde. Il demande de vous l’individu extérieur, l’individu parlant, mais non l’individu sentant et pensant. 

       Ne devenez pas hostiles, vous qui avez souffert ; roidissez-vous contre le scepticisme qui vous envahit l’esprit, tandis que la misanthropie vous inonde le cœur. Il ne faut juger les autres qu’à condition de se juger aussi ; et la douce piété résulte d’un tel examen sur soi. Revêtez-vous de cette vertu des justes, indice de force, de calme, de désintéressement et de charité. 

       On ne peut prononcer maintenant sur le moraliste et l’écrivain. Il nous semble cependant qu’on n’en aurait qu’une idée incomplète si nous n’empruntions la page suivante à une nouvelle intitulée Juliane. C’est la plainte douloureuse, la confidence désespérée d’une jeune fille qui, après avoir entrevu le bonheur et la richesse, se trouve condamnée aux difficultés sans cesse renaissantes d’une vie nécessiteuse. Nous savons déjà comment le moraliste juge ; il n’en est que plus curieux de connaître comment l’artiste comprend et traduit. 

       À part cette condition d’ouvrière, dit Juliane à son amie, pénible seulement parce que ma mère en souffre, croyez-vous qu’il n’y ait pas pour moi mille sujets de tristesse jour après jour ? Ainsi je n’ai point eu d’amis ni d’amies. Les femmes ont trop de frivolité pour le rôle sérieux de l’amitié ; les hommes, je vous l’ai dit, et vous le savez mieux que moi peut-être, ne sont jamais désintéressés. Ils protègent par amour-propre la femme qu’ils veulent pour maîtresse ; ils se détournent des dévouements gratuits. Bien mieux, ils font autre chose : ils nient le talent ne se prostitue point. Si nous n’arrivons pas, c’est que, selon eux, nous sommes incapables. Et, de par le monde, ils se targuent de protections honorables qu’ils nous ont offertes, mais que, par impuissance ou par inertie, nous avons refusées. C’est ainsi que j’ai vu autour de moi mille lâchetés et mille hontes. Et depuis que j’ai fait tous les sacrifices, que j’ai demandé à la couture la subsistance qu’il nous faut, il en est encore parmi nos rares visiteurs, tous riches, tous bien posés : tous enveloppés de luxe et de superflu, il en est qui se plaignent de leur condition, qui me trouvent heureuse, qui envient, disent-ils, le calme dont je jouis, la paix où l’on me laisse, la tranquillité qui m’environne. « Ah ! que je voudrais être à votre place ! » me disent devant ma lucarne aux carreaux de papier, ma cheminée sans feu, mon lit sans couvertures, mon loquet sans clef, ces puissants du siècle qu’une chaude voiture attend à ma porte, pour sui s’épuisent tous les caprices, toutes les inventions et tous les raffinements du bien-être et de la mode. Si un furtif regret me monte aux lèvres et que je soupire après un peu d’air, après le ciel bleu, après un beau paysage, après une échappée dans la campagne, ces pauvres heureux que la fantaisie emmène à leur moindre désir aussi loin du monde qu’ils le veulent, appellent l’ouvrière tête folle, éprise d’aventures ; ils ne conçoivent point, me disent-ils, ce besoin de courir et de voir ; pour eux, ils ont l’esprit plus sérieux et ne commettent point de fugues d’imagination. Eux qui ont tout vu, d’un bout de l’univers à l’autre, et à leur heure, et entourés de toutes les commodités et de toutes les élégances, combien ils savent trouver des paroles âpres pour la pauvre ouvrière à l’âme artiste, étouffée entre quatre murailles où il pleut l’hiver, où l’on brûle l’été, et qui demande, après tant de jours et de nuits de misère, d’insomnie, de veille occupée, d’épuisement, un peu d’air, un peu de nature, un peu de soleil, un peu d’espace, un peu de ciel ! Ah ! cette personnalité monstrueuse, cette absence de mansuétude et de charité, cette ironie incomparable, ces poses d’hommes heureux devant des femmes abandonnées, ah ! je ne saurais vous dire combien j’en ai gémi, crié, combien d’amertume a envenimé mon cœur, combien j’ai trouvé le désert de la pensée préférable à toutes les conversations du monde. Oh ! que je suis fatiguée de tout ce bruit de prétendue bienveillance inutile qui vient encore autour de moi se plaindre, au lieu de me secourir ! Et hormis ma mère, ma sainte, ma silencieuse et courageuse mère, je hais tout dans ce monde qui m’a reniée, que je renie, où l’on n’a pas voulu de ce qu’il y a de meilleur et de plus tendre en moi. 

       Nous ne prétendons point substituer notre impression au jugement de nos lecteurs, ni devancer leur assentiment par des éloges indiscrets. En leur soumettant ces fragments qui représentent sous ses diverses faces la pensée de l’auteur, nous les avons mis à même, sinon de se prononcer en pleine connaissance de cause, au moins de se former une opinion motivée. Toutefois, notre tâche demeurait imparfaitement accomplie, si d’un trait nous ne signalons aux esprits attentifs le procédé employé par le moraliste.

       Ce procédé, c’est l’observation, non pas seulement pratiquée du dedans au-dehors, et se faisant volontiers extérieure, mais encore et surtout l’observation revenant du dehors au-dedans, se vivifiant au foyer intérieur, y recevant une activité plus pénétrante et un redoublement d’intensité dans l’expression ? C’est moins qu’une méthode et mieux qu’un système, c’est un instinct ? une nature poétique devait agir ainsi, et arriver, par cette voie jusqu’alors inexplorée, à considérer et à peindre d’une manière imprévue et saisissante tout ce qui tomberait sous sa vigilante faculté d’analyse. Cette aptitude nous a paru se révéler avec une incontestable évidence chez la personne distinguée dont on vient d’apprécier les idées et les sentiments. Cet équilibre établi et maintenu entre la conscience de la réalité et la tendance vers l’illusion, est véritablement quelque chose d’unique. Cela mérite d’être appelé au grand jour, étudié, connu. On ne saurait montrer dans un plus vivant exemple combien, par le seul jeu de leur sensibilité exaltée, les poètes sont de délicats et sévères observateurs ; ils s’instruisent par leurs souffrances, ils mesurent les vérités acquises aux blessures reçues ; ce sont des moralistes militants.

Jules Levallois.