L’Indispensable sur le travail. Prépas scientifiques français-philosophie. Concours 2023-2024, Paris, Ellipses, mai 2022, 240 pages, 16 €. ISBN : 9782340065253. Disponible en version numérique : 13,99 €. ISBN : 9782340068148.

La collection “L’Essentiel” devient “L’Indispensable” et se refait une beauté !

Retrouvez ces informations sur le site des éditions Ellipses. Vous y trouverez également un extrait et la table des matières. 

Deux autres ouvrages sont publiés aux éditions Ellipses sur le thème du travail : L’Intégrale sur le travail, qui approfondit les enjeux du programme, et Le Travail en 19 dissertations, qui permet de s’entraîner efficacement à cet exercice qui peut faire une réelle différence aux concours.

Je vous propose ici un extrait du chapitre sur les Géorgiques de Virgile (© Ellipses).

Le travail poétique

Littérarité et poéticité des Géorgiques

     À un niveau proprement littéraire, le travail s’étend à l’activité du poète lui-même : ce labor poétique revêt différents aspects. Il est certes quelque peu diminué du fait de la traduction en prose : toujours est-il que la poéticité du texte est bel et bien présente, par-delà les langues, et qu’elle n’est pas seulement contenue dans le système métrique de la poésie versifiée. Rappelons simplement que les Géorgiques sont écrites en hexamètres dactyliques (un vers de six pieds[1]), le vers noble qui est utilisé en particulier dans les épopées, mais qui l’est aussi dans d’autres genres à différentes époques. La versification virgilienne, célébrée en particulier dans l’Énéide, demeure un sommet de la langue latine. De même, les Géorgiquessont une œuvre authentiquement littéraire et non un simple compte rendu scientifique ou technique : par l’émotion esthétique qu’elles suscitent, par le travail de la langue qu’elles mettent en place, par la posture d’auteur affirmée dans la sphragis* et ailleurs, par la volonté didactique d’enseigner en charmant… 

     Au premier chef, les métonymies[2] et métaphores allégorisent l’ensemble du texte et y incorporent une dimension sacrée. Bacchus est la vigne ou le vin, Vénus l’amour ou la sexualité, Cérès le blé, les céréales ou les moissons, Jupiter la pluie, la grêle et la foudre, Neptune l’eau ou la mer, Vesta le feu… Le recours à des périphrases ou à des épiclèses[3] pour désigner des divinités est également un procédé récurrent : Liber ou Lénéen renvoient à Bacchus, Tégéen à Pan, Cynthien à Apollon, Dis à Pluton ; le « Père » désigne régulièrement Jupiter, roi des dieux, de même que « roi du Dicté », mont où il fut élevé ; la « créatrice de l’olivier » n’est autre que Minerve ; la « terre de Saturne » est l’Italie ; la « ville d’Œbalus » est Tarente, ville du sud de l’Italie. Ces allusions mythologiques, évidentes pour un Romain lettré et même pour tout Romain, du moins pour les divinités les plus célébrées, parcourent le texte d’un bout à l’autre – il suffit de voir le nombre de notes de votre édition ! L’effort poétique consiste donc en partie à dire indirectementobliquement, en introduisant une image ou une référence ouvragée mais compréhensible. En outre, ces références érudites participent clairement de l’alexandrinisme* cher à Virgile, qui est redevable aux auteurs qu’il admirait. L’originalité de notre poète prend racine dans son désir de greffer des modèles grecs dans la littérature latine, ce qu’il réussit en chantant la campagne italienne.

     Même si ce trait n’est pas absolument nouveau, puisque Hésiode en proposait déjà plusieurs, Virgile s’illustre par son art des épisodes et des digressions, qui nous semblent être des excursus mais qui prennent une place très réfléchie dans l’architecture de l’ensemble de l’œuvre poétique. Les plus notoires sont ceux qui terminent les quatre chants des Géorgiques :

     — les présages de la guerre civile (I, 463-514) ;

     — l’éloge de la vie rustique (II, 458-542) ;

     — l’épizootie du Norique (III, 474-566) ;

     — l’epyllion* d’Aristée (IV, 315-558). Ce dernier passage est tout particulièrement travaillé, dans la mesure où il met en place une mise en abîme, l’épisode d’Orphée et Eurydice[4] étant intégré à celui d’Aristée. 

     À cela on peut ajouter d’autres passages, qu’il est bon d’avoir en tête :

     — le choix de Jupiter d’imposer le travail aux mortels, qui marque la fin de l’âge d’or et les origines de l’agriculture et des autres arts (I, 118-159) ; l’éloge de l’Italie, qui a le meilleur climat entre tous (II, 136-176) ; le sacrifice d’un bouc à Bacchus et le rappel des origines du théâtre grec et de la poésie latine (II, 380-396) ; les origines des courses de chars (III, 113-122) ; la puissance de l’amour qui gouverne tout (III, 242-265) ; les pratiques en Scythie (III, 349-383) ; le vieillard de Tarente (IV, 116-148). 

     Le génie virgilien consiste à revigorer une matière aride, un matériau technique, par le travail des images, des à-côtés, qui représentent une part constitutive du style de Virgile. Il dépasse ainsi l’aspect prosaïque de son sujet. Pour le dire avec une métaphore arboricole, le poète greffe ces passages au récit technique : non seulement il l’agrémente, mais il le fait croître, lui fait porter des fruits nouveaux. Il dit lui-même souhaiter « donner du lustre à de minces objets » (III, 290). Paul Lejay, dans son introduction aux Géorgiques en 1915, développe ainsi la fonction de ces épisodes : « Ils donnent le sens du poème. Un traité n’a pas de tendance ; il suffit qu’il soit clair, exact, complet. Le poème didactique s’adresse à l’âme tout entière. Il doit l’ébranler et produire l’enthousiasme. […] Virgile anime les Géorgiques par la glorification du travail, par l’esprit de religion, par le patriotisme, par la sympathie universelle envers la Nature et envers toute existence. » La multitude de petits détails, certes parfois un peu fastidieuse, a cette « grâce parfaite » dont parlait déjà Sénèque le Jeune et prouve que Virgile réécrit une matière déjà traitée avant lui mais investit ses vers de sa propre sensibilité. Nous l’avons vu, les préceptes ont probablement une importance moins technique que poétique – ce qui ne les rend pas non plus caduques ni inutilisables !

     Quoi qu’il en soit, les techniques littéraires vont bien au-delà de la stylisation, de l’embellissement, de l’ornementation : elles ont une dimension plus large, plus riche, plus philosophique. Rappelons que « poète » se dit, en latin, aussi bien poeta que vates : or ce second mot désigne également le « prophète » et renvoie à l’idée d’une parole inspirée : les conceptions antiques de la poésie (de Platon à Ovide) correspondent souvent à cette idée, notamment avec le concept d’enthousiasme, qui renvoie étymologiquement à la présence en soi (ἐν en = « dans ») d’une divinité (θεός theos) qui inspire. Le poète possède donc un rôle particulier parmi les mortels : c’est lui qui établit le lien entre le divin et l’humain, entre le réel et la littérature, entre le « vrai » et le « faux », entre le physique et le métaphysique. Cette idée de lien suggère bien l’idée de « tisser » en utilisant deux fibres, le mythe et la réalité : on peut relever la mention de quelques chevaux mythiques (III, 90-91), au moment où Virgile décrit le processus de sélection des chevaux, ou encore l’analogie entre les abeilles laborieuses et les Cyclopes (IV, 170-178). 

     Virgile lie ainsi le didactique au poétique. Lui-même insiste sur l’importance de l’entreprise qu’il a formée, ce qu’il exprime dans le proème* du chant III, en vue des honneurs : « Il me faut tenter une route où je puisse moi aussi m’élancer loin de la terre et voir mon nom vainqueur voler de bouche en bouche » (III, 8-9). Le poète développe ensuite son projet poétique, représenté par les « Muses du sommet aonien », en le comparant métaphoriquement à la construction d’un temple qu’il a l’intention d’ériger et de dédier à César Auguste. Le travail poétique côtoie ainsi l’idée d’un travail physique, structurel, architectural. Et, comme une préfiguration de l’Énéide, Virgile mentionne, pour conclure son ekphrasis[5], la race des Troyens à travers différentes figures (Jupiter, Tros, Assaracus, Apollon) liées à Énée et à la cité assaillie dans l’Iliade : la noblesse de son entreprise est ainsi dûment mise en lumière. Au moment où il s’apprête à « traiter des troupeaux porte-laine et des chèvres au long poil », le cygne de Mantoue met aussi en parallèle son travail de poète avec celui des paysans afin d’en montrer tout à la fois la difficulté et la grandeur : « C’est un travail (encore labor) ; mais espérez-en de la gloire[6], courageux cultivateurs. Je ne me dissimule pas en mon for intérieur combien il est difficile de vaincre mon sujet par le style et de donner du lustre à de minces objets » (III, 288-290). Ce parallélisme constant renforce les deux pôles de l’œuvre qui s’enrichissent mutuellement.


[1] Six se dit ἕξ héx en grec. Dans les langues anciennes, on compte les pieds, c’est-à-dire l’alternance des syllabes longues et des syllabes brèves, et non les syllabes, comme dans le système français (un alexandrin a douze syllabes, un octosyllabe huit, etc.). 

[2] Figure de style qui consiste à prendre la partie pour le tout ou le tout pour la partie : ainsi quand on boit un verre, on boit en réalité son contenu (c’est préférable !). De même, la divinité tutélaire d’un élément renvoie couramment à cet élément même, comme le montrent les exemples cités. 

[3] Les épiclèses sont des épithètes accolées au nom d’une divinité : elles peuvent renvoyer à un lieu, à une fonction, etc. Elles sont assez souvent utilisées sans le nom de la divinité, comme des surnoms.

[4] Sur l’histoire et la postérité de ce couple, voir 50 couples mythiques de la littérature, de l’Odyssée à Harry Potter, Paris, Ellipses, 2021. Il est important de rappeler que, dans la plupart des versions antérieures du mythe, Orphée parvient à ramener Eurydice à la lumière du jour.

[5] Une ekphrasis est une description littéraire méticuleuse. On parle aussi d’hypotypose, et on réserve souvent le mot ekphrasis, qui nous vient du grec ancien, à la description d’œuvres d’art : le bouclier d’Achille dans l’Iliade, celui d’Énée dans l’Énéide, ou encore ce temple allégorique dans les Géorgiques, sur les portes duquel Virgile veut représenter un nombre important d’éléments.

[6] Le travail est donc source aussi bien de fierté que d’humilité.

Vous trouvez également dans ce chapitre un récapitulatif de l’ensemble des quatre chants du livre au programme pour vous aider à vous les approprier et à les utiliser comme exemples. Voici également le sommaire de ce chapitre.