L’Essentiel sur la force de vivre. Épreuve de français/philosophie. Prépas scientifiques 2021-2022, Paris, Ellipses, juin 2020, 224 pages, 16€. ISBN : 9782340038899. Disponible en version numérique : 12,99€. ISBN : 9782340043084.
Retrouvez ces informations sur le site des éditions Ellipses. Vous y trouverez également un extrait et la table des matières.
Je vous propose également un extrait du chapitre sur Les Contemplations de Victor Hugo (© Ellipses).
Un tombeau littéraire d’exception
Construire un tombeau littéraire pour Léopoldine permet à Hugo de se reconstruire. Il le dit lui-même : il a édifié Les Contemplations comme une « Pyramide ». Or, les grandes pyramides sont des tombeaux[1] : le poète de Jersey signifie par bien des moyens que sa grande œuvre doit être lue comme un livre dédié à une morte. Il s’agit, à proprement parler, d’un monument, qui perpétue un souvenir. On retrouve ici le topos de la poésie qui surpasse les monuments périssables : le poète latin Horace (Ier siècle av. J.-C.) le disait déjà en ces termes, « Exegi monumentum aere perennius[2] », « J’ai achevé un monument plus pérenne que l’airain ». Les vers, accompagnés de la rédemption universelle du livre VI, offrent un matériau plus éternel que le diamant, sur lequel graver tout à la fois la douleur, l’aliénation et la promesse d’espoir et de renouveau. Les Contemplations offrent ainsi une vie post mortem à la fille chérie. De fait, la mémoire est un enjeu essentiel du recueil. Dans « Trois ans après » (IV, 3), la parole est donnée à Léopoldine, qui assimile l’oubli au froid du tombeau : « Est-ce que mon père m’oublie / Et n’est plus là que j’ai si froid ? » Ce n’est donc pas la mort, même brutale et impensable, qui est la pire, mais la disparition de la mémoire. Or, par-delà les siècles, l’écriture et les sentiments universels maintiennent et célèbrent la mémoire de la jeune femme. Édifier un tombeau, c’est certes ensevelir, mais c’est surtout affermir un souvenir, l’ériger contre le passage du temps. Si Hugo parle du « livre d’un mort », c’est qu’il y verse en réalité sa vie et la perpétue. Des décennies après les événements qui ont terrassé Hugo, nous lisons encore ce texte avec émerveillement et compassion. Sur le manuscrit, on peut lire que « Ce que dit la bouche d’ombre », poème fondamental qui clôt le sixième livre, est « le poème de la fatalité universelle et de l’espérance éternelle ». Cette définition pourrait être appliquée au recueil tout entier.
Ce sont les mots, plus résistants que tout, qui préservent les êtres chers disparus de la fuite du temps. Dans « À celle qui est restée en France », l’ouvrage est ainsi décrit comme « un vol de souvenirs ». Sans le travail de commémoration, de célébration des morts, ces derniers sont voués à l’oubli. Mais le « livre d’un mort » que sont Les Contemplations fonctionne également comme un vaste memento mori[3] : nous tous, femmes et hommes, sommes condamnés à périr. Hugo a envisagé d’intituler « Vita » (« Vie ») et « Mors » (« Mort ») les deux parties du recueil, ce que la préface a reformulé sous la forme du « deuil » et de l’« espérance ». Or c’est dans cette commune condition humaine que peuvent se tisser les liens nécessaires à l’expression des individus, aussi bien dans l’expression de leur intimité que dans celle de leurs revendications politiques. Le recueil est aussi un livre qui représente la mémoire d’Hugo lui-même. Dans l’ultime poème du recueil, on peut lire :
« Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve, effroi,
Ce livre qui contient le spectre de ma vie,
Mes angoisses, mon aube, hélas ! de pleurs suivie,
L’ombre et son ouragan, la rose et son pistil,
Ce livre azuré, triste, orageux, d’où sort-il ? »
La force de vivre pourrait être une réponse à cette question. Ces vers expriment l’ambivalence profonde de la vie, qui doit être connue pour mieux devenir une force. L’écriture lyrique s’érige comme une réappropriation de soi, difficile mais courageuse, après la dépossession qu’a été la perte d’une alter ego, d’une part de soi, et après le bannissement : en somme, la patrie commune, c’est la littérature.
[1] Le mot « tombeau » revient plus de 50 fois dans le recueil.
[2] Horace, Odes, III, 30, v. 1.
[3] Expression latine qui signifie « Souviens-toi que tu vas mourir ».