Gisèle Vallerey, née Juliette-Marie Chandon à Paris le 21 novembre 1889 et morte dans la même ville le 18 février 1940, est l’autrice de recueils de poèmes, d’essais et d’adaptations et de traductions d’ouvrages pour la jeunesse.

Le texte a été océrisé à partir de la deuxième édition : Gisèle Vallerey, Les Chansons de l’Esclave, Bordeaux – Paris, Les Éditions Provinciales – Grande librairie universelle, 1932. Avec des dessins de l’autrice gravés par A. Langeron et une préface de Philéas Lebesgue.



Les Chansons de l’Esclave
1932
Gisèle Vallerey




Préface


       On ne peut comparer les Chansons de l’Esclave qu’au Livre pour toi de Mme Marguerite Burnat-Provins et elles sont un merveilleux cri de passion sans emprunts à personne.

       Il y a la une science du rythme, dont on trouve rarement l’équivalent chez ceux qui veulent tâter du vers libre, réputé facile par les juges superficiels et mal avertis.

       Chaque pièce se déploie à la façon d’un lied, dans un sursaut d’émotion et sans qu’aucune rhétorique intervienne.

       Mme Gisèle Vallerey – car elle est l’auteur de ces chansons – a été lauréate de la Société des Écrivains de province en 1923 pour une suite de poèmes en prose d’une rare émotion : Promenades à béquilles.

       Elle le redevient en 1932 avec des vers dignes de remarque. Il est de toute justice de la placer, désormais et en même temps, hors concours. Trop de lauriers chargeraient sa tête.

Philéas Lebesgue





Et ceci est écrit pour mon Maître.






                    Oui, j’étais asservie
                    Quand mon âme n’était encore qu’un instinct,
                    Quand je ne savais de la Vie,
                    Que le sommeil et la faim,
          Et quand le sein gonflé de ma nourrice blonde
                    Faisait peser entre mes mains
                    Toute la rondeur du Monde
Quand ton cri d’homme – si petit homme – retentissait,
                    (Prière, ordre, extase, qui sait ?)
                    Alors, silencieuse et tendre, 
                    De mes lèvres j’écartais
                    Le sein gonflé de lait
                    Pour te le tendre
                    J’étais déjà plus qu’un peu
                    Celle que ta plainte émeut, 
                    Que courbe ton appel, 
                    Que fait pâmer ta joie.
                    À travers l’ombre fraternelle,
                    J’étais ton esclave, déjà !

*


Je l’ai crié très haut.
Et la croisée était ouverte
Sur la cohue
De la rue ;
Très haut, très haut, plus haut encor, 
Et, jusqu’à la place, tous l’ont entendu.
Alors,
Je me suis penchée à la fenêtre, 
Mes deux mains en porte-voix :
« Ohé ! ohé ! écoutez-moi ! »…
Et peut-être
Que ceux des faubourgs et des champs,
Ceux des plaines, des monts, des mers,
Ceux de l’Univers,
Tous « savent » maintenant.
Non, je n’ai pas voulu, pas su, pas pu le taire, 
Mon secret,
Mon beau secret.
Je le partage avec la Terre !

*


Mais la « Pudeur d’aimer » ?
— N’est-elle pas pareille à cette autre pudeur
Qui fait croiser ses mains
Sur son sein
Ou son sexe,
Dans un geste qui n’est ni instinct,
Ni réflexe,
Mais qui, profondément, calcule ?
Ce n’est pas neuf, femme, ma sœur, 
De celer ce qu’on sait
Ou laid
Ou ridicule.
Nous ne sommes plus des femelles
Toutes franches,
Et quand la gorge n’est pas belle,
Ou la hanche, 
Nous cachons,
Vénus,
Tes deux seins nus
Et ton ventre poli
Que caressent nos yeux épris
Sont érigés sans voiles, 
En pur hommage à la Beauté.
Et de les avoir contemplés,
Quels regards n’en ont pas gardé des feux d’étoiles ?
C’est pour cela 
Que je ne peux pas
Aimer tout bas,
Et cacher comme une plaie – avec pudeur –
La splendeur 
De mon cœur.
Il m’apparaît si beau ! Je n’en ai pas de honte.

Écoutez donc ce qu’ils racontent, 
Ce qu’ils osent lancer au jour, 
Les autres,
Ceux qui n’ont pas d’amour.
Oh ! les mornes, les laides, les terribles histoires !
Fumiers où les pourceaux se vautrent,
Odeurs de quelles fanges noires,
Débauches sadiques, incestes…
Ils osent les mots
Et les gestes, Et leur donnent des échos…

Amour, mon bel amour si pur,
Pur de toute ma vie offerte sans mesure,
Dresse-toi dans mes chants et monte plus haut qu’eux,
Comme le trait que lance un archer vigoureux 
Et que la foule suit
Des yeux,
Suit de l’âme et des yeux pour voler avec lui
À la conquête des cieux.


*


Taisez-vous, heurts des choses,
Palpitations du Temps, 
Battements de la vie sous mes paupières closes, 
Je L’attends.
Et j’ose à peine
Respirer.
Il me semble que mon haleine
Va se placer
Devant Lui,
Comme une barrière de bruit. 
Oh ! même un grain de sable
M’apparaîtrait entre nous, 
Infranchissable.
Il faut, il faut que le chemin lui soit si dont, 
Que son pas y vienne
Sans peine,
Sans la poussée 
De la pensée.
Et pour cela mon âme, en un muet travail, 
Lisse fiévreusement un invisible rail
Qui le mènerait jusqu’à moi.
Mes doigts agrippés à travers l’espace
Le cherchent comme les soies
D’un insecte rapace.
Je L’attends, je L’attends.
Les pensers sont sans aile et l’heure est sans mesure ;
Et longuement, stupidement,
Je chante ce refrain qui s’est tapi en moi :
« Que le jour, que le jour me dure,
Que le jour me dure, passé loin de toi ! »

*


Viens !
Sous la pluie qui, si morne, tombe, 
Et le poids étouffant des cieux,
Au milieu de la foule
Crottée et lasse dont la houle
Bat presque sans bruit
Les murs gris,
Où tout, âmes et rues, a des odeurs de tombe,
Viens
Plaquer notre baiser d’azur et de soleil !
Tout t’appelle !
Tout appelle la vie intense que tu portes
Sur tes larges épaules et ta poitrine forte,
Dans ton pas sûr et vif,
Ta voix aux longs échos et ton regard pensif.
Oui, tout t’appelle !
Depuis la voûte en pleurs du ciel
Et ces pavés qu’on n’entend pas,
Depuis ces cœurs moroses
Jusqu’à cette petite chose
Qui criera d’amour dans tes bras !

*


J’étais cette bête tapie contre le seuil
Dans la bise vrillante de janvier, 
Et qui pleure longuement, 
Doucement :
« Ouvrez-moi, ouvrez-moi !
Je tendrai à vos mains
Le velours vivant de ma robe,
Le rayon d’or de mes yeux verts,
Le roucoulement de ma gorge blanche
Et le ruban onduleux
De ma queue.
Tout ce qui est grâce en moi, la gracieuse,
Dira la volupté, la gratitude
Du feu qui danse pour ma joie. »
J’étais celle qui se plaint doucement
Dans le froid du soir.

Et j’étais celui qui cherche
Dans la rue vide et les champs nus.
Celui que contemple la lune avec ironie
Et qui crie
Sa rage à cette face placide, 
Et peut-être sa faim de ce gâteau doré du ciel.
Celui que les chiens des fermes

Écartent de leur écuelle à coups de dents.
Celui dont les flancs creux et le poil hérissé
Disent les luttes sans nombre, 
Les quêtes et les jeûnes.
Celui dont la rivière fuyante
Balancera la maigre carcasse
Pendant des jours.
Oh ! oui, j’étais celui qui cherche,
Cherche sans fin.

Et celui qu’écrase le désert, 
Celui qui rame le sable 
De ses hautes jambes
Au pied fourchu,
Et qui, sous le ciel implacable,
Porte le paquet blanc qu’est ce chef de tribu,
Ou cette Anglaise au voile vert,
Celui que l’eau du puits de la maigre oasis
Ne peut jamais désaltérer.
J’étais aussi celui-là.

Et celle qui sur cette pente
Tire, au bruit des jurons, la charrette pesante,
Celle qui tend en vain sa tête
Docile et obstinée vers la main qui la fouette,
Celle dont les sabots menus
Usent les pierres de la côte, 
Et qu’on tue.

Toutes les faims, toutes les soifs, 
Toutes les peurs des soirs glacés 
Et des jours sans tendresse,
Je les avais en moi,
Comme si l’avais vécu
Des vies de servitude, 
Des siècles de famine
Et des éternités de froid.
Lourde de tant d’instincts,
N’avoir plus à crier, se courber ou se tendre
Vers la Douceur, en vain…
Maître, c’est tout cela 
Que te disent mes yeux
En mercis éperdus, quand ta voix me caresse,
Quand j’ai chaud contre toi, 
Et que ma bouche avide
Prend ton baiser comme on boit.


*


Pourquoi donc ce besoin 
De n’être plus auprès de toi que de l’Instinct ?
Et pourquoi me sentir si pareille,
Dans ma félicité,
À celle qui ronronne au soleil
D’Été ?
Celle qui joue sans rire et qui souffre sans larmes
À tes pieds ?
Ô mon maître.
Pourquoi ?
— Peut-être
Parce que c’est là
Tout le secret du Nirvana, 
La clef des voluptés parfaites,
Où la pensée inquiète
N’erre pas,
Et ne vient ni changer, ni contrister la joie.


*


Ta main qui plie le fer et qui brise le bois,
Ta main aux ongles durs
Qui laissent sur la soie
Un trait net comme une cassure,
Ta main qui se nouerait autour de mon cou frêle
En mortelle
Blessure,
Ta main qui sait pétrir et qui pourrait tuer,
Se pose sur ma joue 
Et ma tête et mes yeux
Avec un geste doux 
De papillon soyeux,
Avec une caresse aussi lente, aussi grave
Que celle que je quête.
Maître, c’est pour cela que je suis ton esclave,
Pour ta force discrète
Que ma faiblesse brave.


*


Et c’est la moisson merveilleuse
Des longs balbutiements qui tâchent d’exprimer
Des yeux suavement ouverts
Vers
Des sommets ;
Des clairs sourires que ne creusent
Aucune peur, aucun regret ;
De la bouche et des mains goulues
Tendues
Au-devant de la chair, blanche source de Vie ;
Et c’est le lot des candeurs.
Des auréoles de beauté parfaite
Posées sur une humaine tête, 
Du prompt jaillissement des pleurs, 
Et des âmes vites ravies,
Des « Toujours », des « Jamais »
Qu’on croit aveuglément, comme s’ils existaient, 
Et des heures et des saisons qui se bousculent,
Des Étés joints aux Printemps, 
Et des aubes aux crépuscules, 
Sans ordre dans le Temps, 
C’est l’oubli du fardeau si lourd
De l’Expérience,
C’est la moisson des blés qu’avait semés l’Enfance 
Et que dore et mûrit le grand soleil d’amour !


*


Quand tu ne me regardes pas
Mes yeux te caressent.
Ils posent sur toi ma tendresse,
Tout bas.
C’est une longue et fervente prière
Qui
Se dit,
Entre mes paupières
Un grand appel
Vers le ciel 
De mon être, 
Et aussi
Ce merci
Du cœur et de la chair, ô mon Maître, mon Maître.


*


Mes yeux s’ouvrent à toi
Comme un lac frais
Où ton regard se penche et boit
Longuement, longuement le Vrai.
Mes bras t’enserrent
Dans leur asile sincère,
Mes doigts contre tes doigts se pressent
Dans une caresse
Sans mystères ;
Et mes mots peuvent se taire
Ou résonner
Sans un masque enfariné.
Ô gestes et regards, silences et paroles,
Tout ce qui sait mentir et qui blesse et qui vole, 
Vous n’offenserez pas par de traîtres détours
Le cœur que vous reflétez.
– Ce cœur, ce cœur si plein d’amour ! –
Car vous êtes l’écho du choc de Vérité.

*


N’entends-tu pas
Au son de ma voix
Tout ce qui, pour toi, 
Fleurit, palpite et chatoie
En moi ?
Ne sens-tu pas que toutes les suavités
Tapis de mousse au pied des frênes, Derniers rayons des soirs d’Été,
Sources lointaines,
Odeurs des naissantes verdures,
Enveloppant émoi des baisers
Apaisés,
Purs, si purs
Souvenirs d’enfance,
Que toutes les caresses des âmes et des sens
S’offrent à toi, Dominateur, 
Dans cet écrin profond et subtil de mon cœur ?


*


Des pierres barraient mon chemin
Mon maître les prit dans sa main.

Sur ma maison, crevait l’orage :
Mon maître chassa le nuage.

Qu’il tonne, qu’il grêle ou qu’il vente, 
Que la Mort vienne tout à coup, 
Je ne connais pas l’épouvante,
Car mon maître est plus fort que tout !

*


Sans mot dire,
Ses yeux ont commandé, 
Et je me sens possédée 
De l’allégresse d’obéir.
La force passe et je plie.
Avec, au fond de moi, la joyeuse rumeur
Des prairies
En fleur
Que moire coquettement
Le galop du vent ;
Ou le frémissement
Ourlé d’écume
Que le grand chasseur de brume
Allume
Sur l’océan ;
Ou les gais 
Et longs soupirs
Qu’il tire
Des branches entrechoquées…

Que le poids de ce joug
M’est doux
Qui vient nimber
Mon front courbé !


*


Écoute le concert
Où se mêlent
Toutes les voix de mon cœur.
Depuis celle si douce à l’accent maternel
Et berceur,
Jusqu’au long cri jaloux, jusqu’à cette clameur
De la bête qui tue ou meurt.
Et les voix qui supplient, et celles qui t’ordonnent, 
Et celles qui fredonnent, 
Et celles qui gémissent
Unissent
Leurs tons divers
Pour former un immense chœur
Toujours nouveau, toujours le même :
« Je t’aime, je t’aime, oh ! je t’aime, 
Je t’aime ! »
Écoute le concert 
De mon cœur.

*


Non, ils ne furent jamais dits
En aucun langage de la Terre, 
Nos mots à nous.
Ni les cris
Fous
Des grandes jungles quaternaires,
Ni le grondement
Du tonnerre
Ou du vent,
Ni les incessants murmures 
Des eaux et des ramures,
Ni les discours
Longs ou courts
Des hommes
De jadis et d’aujourd’hui, 
Rien, jamais, ne retentit
Comme
Nos
Mots.
Ce qu’ils sont, tu le sais ainsi que moi ;
Sans doute
Une expression
Sans emploi
Depuis la Création,
Une expression, ah ! la plus belle de toutes, 
Et qui, muette et farouche,
Attendait quelque part nos cœurs et notre bouche !

*


Tout cet océan
Aux reflets changeants
Que je porte dans ma poitrine
Et qui la bat,
Tumultueux et fou, de ses chocs jamais las,
Toute l’immensité divine
Peuplée de voix et de lueurs, 
De sommets ondoyants, de glauques profondeurs,
Qui chante les écueils
Et l’orgueil
Des conquêtes,
Tout cet amas caché de grondantes tempêtes
Dont la colère
Anéantirait l’Univers,
Tient à l’aise, épousé
Dans le creux de ta main,
Soumis à ton amour – ce moteur et ce frein –
Et pareil, si pareil !
À l’humble goutte de rosée
Où tremble du soleil.

*


Ceux qui se lassent
Sont ceux-là dont le cœur incapable d’espace
Enserre
Son bonheur dans un cercle restreint.
Cage aux barreaux de fer,
Or du cadre et velours de l’écrin,
Vous n’enfermez
Évidemment que « tant » d’années,
Car il ne peut toujours grandir, le prisonnier.
Et vous en faites
Cette momie
Toute raidie
Dans ses bandelettes,
Où nul ne reconnaît l’orgueilleux Pharaon.
Oui, les grands sentiments, dans ces cœurs-là, ne font 
Que trois petits tours et s’en vont.

                         Mais je sais le secret des amours éternelles :
                         Être un ciel qu’aucun astre en son orbe n’étreint,
                         Dont le Temps au galop ne trouve pas la fin.
                         Ô mon cœur, souviens-toi que tu reçus des ailes, 
                         Et que, si tu le veux, tu peux être ce ciel !

*


Et tu ne sauras pas si j’ai crié toute la nuit
En moi – la ténébreuse jungle – 
Dressant l’oreille à chaque bruit, 
Humant dans l’air l’odeur connue,
Le pas, la voix, le souffle, 
Tandis que mon cœur obstiné
Me martelait comme on étouffe.
« Est-ce toi, est-ce toi, mon âme ? »
Et mes yeux étaient deux flammes, 
Et ma gorge roulait des sanglots en tonnerre, 
Et mes ongles sanglants s’enfonçaient dans ma chair,
Et les heures, lentement,
Lentement,
Tombaient, comme si le Temps
Écoutait Celle qui pleure.
Maintenant que tu es là,
Ta tête serrée dans mon bras,
Tes yeux clos de fatigue des baisers de la nuit, 
J’oublie.
Et la panthère qui hurla
Sa rage solitaire en vain,
N’est plus que cette chienne aux yeux mouillés et las
Qui lèche doucement ta main.

*


Sais-tu que tout à l’heure,
Avant que je ne pleure,
Le meurtre s’est dressé
Comme une rouge torche, 
Incendiant mon cœur blessé,
Et je t’ai vu, râlante bête qu’on écorche,
À mes pieds.
Un triomphe sans pitié
Dilatait mes narines ainsi qu’un mufle fauve, 
Et je ne sais quel monstre, au fond de notre alcôve
Hurlait,
Hurlait à ta mort…
Au bord
De mes paupières meurtries, 
S’est arrêtée l’inconcevable image.
Les larmes ont noyé ces flammes et ces cris
De rage.
Et l’assassin,
Oh ! le très pitoyable et médiocre assassin,
Se serre en tremblant sur ton sein,

*


Il est des jours
Où je porte mon amour
Lourdement, comme on traîne
Une chaîne,
Où mes mains et mes pas
Ont des gestes lassés,
Où mon cœur tremble en moi
Comme un oiseau blessé,
Où chaque minute est une attente
Haletante
De quelque chose de formidable et d’écrasant.

Il en est d’autres
Où je sens sur mon front d’apôtre
Flamber le feu de l’Esprit-Saint.
Alors, je marcherais vers les torrents humains
Les bras ouverts
Pour quelque Passion sublime,
Pour le martyre solitaire
Sur quelque cime,
Pour une apothéose de sacrifice et de mort.

Et puis, il en est d’autres encore, 
Où, froidement, je dénombre
Les heures lumineuses et sombres,
Où je les additionne en gestes mesurés,
Comme si leur total bigarré
N’était pas cette vie : la mienne…
Où je dis, consciente et sans tristesse vaine :
« Je n’ai plus droit
Qu’à “tant” de joie ! »

*


Pour te bercer,
On dirait
Que le torrent chante à voix douce, 
Évitant les cailloux pour courir sur la mousse ;
Que, dans le pré,
La vache rousse,
De peur d’agiter sa clochette, 
Rumine sans remuer la tête ;
Que, là-bas, dans le hameau, 
Hommes et bêtes
Vivent sans échos ;
Et je sais bien qu’ici, dans ce cœur, sous ce front,
C’est une immense brume
De tiède paix
Où tout se fond :
Le délire d’amour et le vol des pensées.
Tant d’ivresse et tant d’amertume !
Oui, tout, en moi, se tait
Pour te bercer.

*


Nous l’avons laissée en bas, dans la ville
La peine fragile
De nos heureux jours,
Faite de regret, d’attentes jalouses ;
Sources murmurantes et vertes pelouses,
Loin de l’herbe fraîche et de l’eau qui court,
Nous l’avons laissée.
Car il est des lieux
Que profaneraient les noires pensées, 
Où les pas pesants ne sauraient passer.
Et nous n’apportons dans nos mains unies
Que cette harmonie
Des cœurs amoureux,
Seule digne des cimes,
Seul écho sublime
De la voix des Dieux.

*


Respire
L’odeur des pentes qui courent vers la plaine, 
Et qui, parfois, s’y précipitent 
À pic
Comme pour lui porter plus vite
L’haleine
Embaumée
Des sommets.

Écoute
Cette brise qui coule entre les châtaigniers, 
Qui lisse la prairie et soulève la route ;
Écoute les appels craintifs
Du rouge-gorge ami dans les branches de l’if, 
Et les sonnailles
Des vaches aux longues cornes blanches, 
Et les cris des faneurs au travail, 
Et le carillon villageois
Qui dit le plus beau des dimanches.

Regarde
Les monts violets, les prés verts,
Les torrents gris ourlant
De blanc
Les rochers roses
De bruyère ;
Et le ciel si bleu qui se pose
Avec tant de douceur sur l’étroite vallée
Qu’elle semble d’azur voilée.

— Mais c’est toi seul que je regarde,
C’est toi seul que j’écoute et toi que je respire ;
Et le sol d’émeraude et le ciel de saphir
Et les multiples voix
Du village, des monts, de la plaine, des bois, 
Et le chaud parfum des fougères
– Toutes ces floraisons ardentes d’univers –
Ne m’arrivent qu’à travers Toi.

*


Les Pyrénées chantent ce soir
De toutes leurs forêts ;
Et c’est un hymne de regret, 
Qui monte, balancé, ainsi qu’un encensoir.
Les feuilles s’égrènent, 
En rouges larmes d’adieu 
Des hêtres et des chênes ;
La brume des froidures prochaines
Enferme les troncs noueux.
Mais ferme la fenêtre
Sur le sanglot des chênes et la plainte des hêtres
Laisse l’Automne, en vain, frapper de ses doigts
Froids
Le sapin de la porte et l’ardoise du toit ;
Car l’Été reste épanoui
Sur la laine du tapis,
Dans le cadre de l’aquarelle, au long du mur, 
Et dans l’étreinte de nos âmes,
L’Été, le bel Été qui clame
La fleur toujours éclose et le fruit toujours mûr.

*


Et j’ai su cette histoire
De celle qui donna tout son cœur orgueilleux
Pour une éternité d’amour illusoire
Et qui, maintenant, n’a plus que Dieu.
Terrible déchéance !
Perdre ses deux ailes de chair
Où le feu du soleil, le givre de l’hiver
Mettaient tour à tour leur souffrance.
La poitrine écrasée de trop serein éther, 
Ne plus savoir ni les relents de la fange,
Ni la joie de tomber pour remonter encore.
Être seulement cet ange
Qui plane, plane, sans effort.

M’en irai-je jamais, chassée du Paradis 
De l’Homme,
Vers ce ciel dont le froid resplendit
Chercher un autre maître à la bête de somme ?
Un tyran plus avare d’un geste de tendresse, 
Et qui reçoit, reçoit, jusqu’au dernier soupir
Sans l’aumône d’un mot consolant au martyr.

Impossible folie
Qui fait horreur à ma raison ! 
Non,
Mon Maître, tu n’es pas de ceux que l’on oublie
Aux berceuses de l’oraison ;
Et la chair qui t’a possédé,
Jusqu’au seuil de la Mort va garder
Ton frisson.
Si crucifiée que je puisse être
Par toi, ô mon Maître,
Je ne changerai pas mon tourment pour des cieux, 
Et mon cœur obstiné dans le bonheur qu’il a,
Refuse un battement où tu ne serais pas.

*


Les plus belles de mes chansons,
Oui, les plus belles,
Ce sont
Toutes celles
Qui n’ont pas dépassé
L’orbe secret de ma pensée,
Celles qui sont restées sans voix, 
Posées seulement dans mes yeux,
Dans le geste pieux 
Qui réunit mes doigts.
Celles-là, 
N’est-ce pas,
Ont cet accent des angéliques cantilènes
Qui résonnaient au Paradis perdu
Et dont nos âmes se souviennent
Sans peut-être jamais les avoir entendues.
Souvent, dans le silence
Mystérieux et doux
Où,
Bien plus haut que la chair, ne poursuit notre étreinte
– L’éternellement jeune et forte, la très sainte –,
De mon cœur un rythme s’élance
Qui vient bercer en moi ton être inexprimé, 
Et je sais dire enfin mon extase d’aimer.

*


C’est Toi ! 
Pauvres mots qui voudraient tonner en Te Deum
Pensées au vol étroit 
Qui, pour cet homme,
Souhaiteraient d’aller crever l’azur du ciel,
Échappez-vous
De mon extase,
Comme de grands oiseaux fous
Qu’embrase
Le soleil !
Autour de Lui, tournez 
En rondes déchaînées,
Frôlez-le, sans arrêt, de vos ailes soyeuses, 
Et criez, ah ! criez
Sans pudeur ni pitié :
« Elle est heureuse ! Elle est heureuse ! Elle est heureuse ! »