Est présenté ici l’ensemble des poèmes de Lucie Delarue-Mardrus (1874-1945) regroupés dans Choix de poèmes. Derniers vers inédits. Traductions (Paris, Alphonse Lemerre, 1951).

Un immense merci à Clément Barnavon pour son aide dans l’établissement de cette édition numérique.

Désolé pour les problèmes de polices disparates – il y a un problème de code –, je m’en occuperai bientôt.

Pour la mise en page précise des poèmes, voyez les documents suivants :

LUCIE DELARUE-MARDRUS

Choix de poèmes
Derniers vers inédits
Traductions

Paris
Alphonse Lemerre
1951

CHAPITRE PREMIER

L’ESTUAIRE

L’estuaire

J’aime toujours revoir l’estuaire, ses eaux
Hybrides, où la mer au fleuve se mélange.
C’est là que j’ai senti naître et grandir cet ange
Qui, jusques à ma mort, tourmentera mes os.

Je porte au fond de moi l’estuaire complexe,
Son eau douce mêlée à tant de sel amer.
Quelque chose, en mon âme à tout jamais perplexe,
À fini d’être fleuve et n’est pas encore mer.

Souffles de tempête

La figure de proue

La figure de proue allongée à l’étrave,
Vers les quatre infinis, le visage en avant
S’élance ; et, magnifique, enorgueilli de vent,
Le bateau tout entier la suit comme un esclave.

Ses yeux ont la couleur du large doux-amer,
Mille relents salins ont gonflé ses narines,
Sa poitrine a humé mille brises marines,
Et sa bouche entr’ouverte a bu toute la mer.

Lors de son premier choc contre la vague ronde,
Quand, neuve, elle quitta le premier de ses ports,
Elle mit, pour voler, toutes voiles dehors,
Et ses jeunes marins criaient : « Au nord du monde ! »

Ce jour la mariait, vierge, avec l’Inconnu.
Le hasard, désormais, la guette à chaque rive,
Car, sur la proue aiguë où son destin la rive,
Qui sait quels océans laveront son front nu ?

Elle naviguera dans l’oubli des tempêtes
Sur l’argent des minuits et sur l’or des midis,
Et ses yeux pleureront les havres arrondis
Quand les lames l’attaqueront comme des bêtes.

Elle saura tous les aspects, tous les climats,
La chaleur et le froid, l’Équateur et les pôles ;
Elle rapportera sur ses frêles épaules
Le monde, et tous les ciels aux pointes de ses mâts.

Et toujours, face au large où neigent des mouettes,
Dans la sécurité comme dans le péril,
Seule, elle mènera son vaisseau vers l’exil
Où s’en vont à jamais les désirs des poètes ;

Seule, elle affrontera les assauts furibonds
De l’ennemie énigmatique et ses grands calmes ;
Seule, à son front, elle ceindra, telles des palmes,
Les souvenirs de tant de sommeils et de bonds.

Et quand, ayant blessé les flots de son sillage,
Le chef coiffé de goëmons, sauvagement,
Elle s’en reviendra comme vers un aimant
À son port, le col ceint des perles du voyage,

Parmi toutes les mers qui baignent les pays,
Le mirage profond de sa face effarée
Aura divinement repeuplé la marée
D’une ultime sirène aux regards inouïs.

… J’ai voulu le destin des figures de proue
Qui tôt quittent le port et qui reviennent tard.
Je suis jalouse du retour et du départ
Et des coraux mouillés dont leur gorge se noue.

J’affronterai les mornes gris, les brûlants bleus
De la mer figurée et de la mer réelle,
Puisque, du fond du risque, on s’en revient plus belle,
Rapportant un visage ardent et fabuleux.

Je serai celle-là, de son vaisseau suivie,
Oui lève haut un front des houles baptisé,
Et dont le cœur, jusqu’à la mort inapaisé,
Traverse bravement le voyage et la vie.

La Figure de proue

Oraison

Aux Péqueux de Honfleur, mes pays.

Notre-Dame de Grâce, ô vétuste patronne
Des pêcheurs et des matelots,
Dame de bois et d’or à la belle couronne
Qui loges au-dessus des flots,

Veuille à jamais bénir, tout au bas de la côte,
Honfleur, ma ville aux deux clochers,
Qui descend jusqu’au bord de la mer basse ou haute
Parmi de grands filets séchés.

Voici le petit port et ses bassins verdâtres,
Sa lieutenance d’autrefois,
Ses maisons à pignons dont s’effritent les plâtres
Entre leurs poutrelles de bois.

Voici les bateaux bruns, usés un peu, qu’allège
Leur voile, aile de goéland,
Rivés le long des quais dans l’éternel relent
Des goudrons et bois de Norvège.

Voici tout grisonnants, coiffés de leurs bonnets
De laine tricotée et vieille,
Ces pêcheurs que depuis trois cents ans tu connais,
Portant l’anneau d’or à l’oreille.

Voici les matelots, mousses et débardeurs,
Tous gens de roulis et de houles,
Et, de même, voici les poissardes leurs sœurs,
Et celles qui cueillent les moules.

Tout ce peuple salé lève vers toi les yeux,
C’est lui qui te nomma sa reine,
Sainte Vierge de mer, madone un peu sirène,
Toi son unique merveilleux.

Certes, on le sait bien, ces gens-là sont ivrognes,
D’alcool leur cœur est saturé,
Mais, n’es-tu pas, Marie, au-dessus de leurs trognes,
Ce qui reste d’un peu doré ?

Dans l’orage hurlant ou sur la mer muette,
Gardienne de jour et de nuit,
Aux côtés de la barque, invisible mouette,
N’es-tu pas celle qui les suit ?

Et ne savent-ils pas, au milieu des bourrades,
Penser à quelque humble ex-voto,
Et, quand ils vont sombrer loin des ports et des rades,
Te promettre un petit bateau ?

Vois ! leur reconnaissance encombre ta chapelle,
Plaques de marbre, cierges droits,
Et ces barques qu’ils font, longues comme deux doigts,
Joujoux de bois et de ficelle.

Tout cela, pour orner tes deux pieds triomphants,
T’arrive du fond des naufrages.
Toute l’immense mer avec ses grandes rages
T’honore en ces cadeaux d’enfants.

C’est pourquoi sois-leur douce, ô Dame maritime !
Garde-leur l’amour puéril
Que tous ils ont pour toi, naïvement intime,
Dans la misère et le péril.

Patronne des marins, l’existence est si dure…
Sois toujours celle d’autrefois,
Et protège et bénis toujours dans sa verdure
Honfleur, la ville de guingois.

Par vents et marées

Le coquillage

Le coquillage où luit tant de nacre, et qui traîne
Sur cette table, offert à tes doigts imprudents,
Surtout n’y colle pas ton oreille : dedans
On entend de trop près le chant de la sirène.

Inédit

L’étreinte marine

Une voix sous-marine enfle l’inflexion
De ta bouche et la mer est glauque tout entière
De rouler ta chair pâle en son remous profond.

Et la queue enroulée à ta stature altière
Fait rouler sa splendeur au ciel plein de couchant,
Et, parmi les varechs où tu fais ta litière,

Moi qui passe le long des eaux, j’ouïs ton chant
Toujours, et, sans te voir jamais, je te suppose
Dans ton hybride grâce et ton geste alléchant.

Je sais l’eau qui ruisselle à ta nudité rose,
Visqueuse et te salant journellement la chair
Où cette flore étrange et vivante est éclose ;

Et tes doigts dont chacun pèse du chaton clair
Que vint y incruster l’aigue ou le coquillage
Et ta tête coiffée au hasard de la mer ;

La blanche bave dont bouillonne ton sillage,
L’astérie à ton front et tes flancs gras d’oursins
Et la perle que prit ton oreille au passage ;

Et comment est plaquée en rond entre tes seins
La méduse ou le poulpe aux grêles tentacules,
Et tes colliers d’écume humides et succincts.

Je te sais, ô sirène occulte qui circules
Dans les flux et reflux que hante mon loisir
Triste et grave, les soirs, parmi les crépuscules,

Jumelle de mon âme austère et sans plaisir,
Sirène de ma mer natale et quotidienne,
Ô sirène de mon perpétuel désir !

Ô chevelure ! ô hanche enflée avec la mienne,
Seins arrondis avec mes seins au va-et-vient
De la mer, ô fards clairs, ô toi, chair neustrienne !

Quand pourrai-je sentir ton cœur contre le mien
Battre sous ta poitrine humide de marée
Et fermer mon manteau lourd sur ton corps païen,

Pour t’avoir nue ainsi qu’une anguille effarée
À moi, dans le frisson mouillé des goëmons,
Et posséder enfin ta bouche désirée ?

Ou quel soir, descendue en silence des monts
Et des forêts vers toi, dans tes bras maritimes
Viendras-tu m’emporter pour, d’avals en amonts,

Balancer notre étreinte au remous des abîmes ?…

Occident

Chapitre II

Honfleur

H. O.

    Moi qui viens des gens que tu parques
    Entre ton port et ton clocher,
    Qui pourra jamais arracher
    Mon cœur de toi, ville des barques ?

    De jour et de nuit, combien j’aime
    Les voir gagner les horizons,
    À la fois oiseaux et poissons,
    Ces barques que le vent essaime !

    Honfleur, ô ma ville, ô ma barque,
    Au pays froid, au pays chaud,
    Je porte dans l’âme la marque
    De tes voiles rudes : H. O.

La Figure de proue

L’odeur de mon pays

L’odeur de mon pays était dans une pomme.
Je l’ai mordue avec les yeux fermés du somme,
Pour me croire debout dans un herbage vert.
L’herbe haute sentait le soleil et la mer,
L’ombre des peupliers y allongeait des raies,
Et j’entendais le bruit des oiseaux, plein les haies,
Se mêler au retour des vagues de midi.
Je venais de hocher le pommier arrondi,
Et je m’inquiétais d’avoir laissé ouverte
Derrière moi, la porte au toit de chaume mou…

Combien de fois, ainsi, l’automne rousse et verte
Me vit-elle, au milieu du soleil et, debout,
Manger, les yeux fermés, la pomme rebondie
De tes prés, copieuse et forte Normandie ?

Ah ! je ne guérirai jamais de mon pays !
N’est-il pas la douceur des feuillages cueillis
Dans leur fraîcheur, la paix et toute l’innocence ?

Et qui donc a jamais guéri de son enfance ?…

Ferveur

Honfleur

L’ombre d’un grand nuage est sur l’eau comme une île.
L’estuaire est plus beau qu’aucune fiction.
La vieille navigation
Bat des ailes parmi la ville.

Après les toits salés commence le grand foin,
Et les fermes sont là dans le bleu des herbages.
L’odeur des pommes vient de loin
Se joindre au goudron des cordages.

Je n’ai pas vu la fin de mes ravissements,
Honfleur tout en ardoise où pourtant je suis née,
Ô ville riche d’éléments,
Nombreuse, bien assaisonnée.

Sont-ce tes toits vieillots qui se pressent si fort,
Ta petite marine et ta campagne verte
Que je chéris, ou bien ton port
Qui te fait toujours entr’ouverte ?

Rien que de bon, de pur, pour cette ville-ci !
Moi qui suis pour jamais vouée à la chimère,
Je l’aime simplement, ainsi
Qu’on aime son père et sa mère.

Souffles de tempête

At home

    Voici les cinq belles fenêtres
    Du salon vieillot où je vis
    En plein herbage, loin des êtres,
    Haut, comme au temps des ponts-levis.

    Dans la première est la vallée,
    Dans l’autre la ville bleu noir,
    Deux autres ont un bout d’allée
    Et l’estuaire où meurt le soir.

    Mais, dans la tragique cinquième,
    Plein les seize petits carreaux,
    Il n’est rien qu’un grand vide blême
    Au-dessus d’espaces ruraux.

    Ces éléments frôlent mes vitres,
    Ils se mêlent au mobilier,
    Et, sur un mode familier,
    Déroulent leurs vastes chapitres.

    Je vois à travers l’infini
    Monter le monde des nuages,
    La formation des orages
    Ou le beau temps bleu dans son nid.

    Et parfois, relevant la tête
    Au coin de mon âtre embrasé,
    Je vois accourir la tempête
    Ainsi qu’un monstre apprivoisé.

Les Sept Douleurs d’octobre

Défi

Que la haine anonyme et que l’envie esclave
Environnent mon cœur de leurs traits incessants !
Je regarde à mes pieds éclaboussés de bave
La révolte des impuissants.

Votre encre empoisonnée est vaine. Votre proie
Ce n’est pas moi ! Qui donc va me tordre le col ?
Mon visage se rit de votre vitriol,
Vous n’atteindrez jamais ma joie.

Contre mes vrais trésors nul de vous ne peut rien,
Ma pensée est à moi comme est à moi mon homme,
Comme est à moi mon temps, comme est à moi mon bien.
Additionnez ! Je fais la somme !

Non ! Vous n’entrerez pas chez moi, dans ma maison,
Vous ne briserez pas mes vitres sur ma Seine,
Vous ne m’ôterez pas Paris. Non, votre haine
Ne barre pas mon horizon.

Vous n’envahirez pas ma campagne natale,
La terre où, doucement, les miens sont enfouis.
Il n’est aucun relent de votre haleine sale,
Dans mon pays, dans mon pays !

Mon pays où je fus une enfant avant d’être
La femme d’aujourd’hui que visent tant de coups,
Où des vieilles que j’aime et qui me virent naître
Me bercèrent sur leurs genoux.

Non ! Vous ne serez pas la sombre Jacquerie
En route vers le fier château de mon bonheur.
Car j’ai, pour me garder contre le flot hurleur,
Ma haie autour de ma prairie.

Venez ! Et franchissez mes herbages bourbeux !
Vous y serez reçus, croyez-le, haut et ferme,
Sur les fourches de fer des hommes de ma ferme
Et sur les cornes de mes bœufs !

Par vents et marées

J’ai une si grande amitié

        J’ai si grande amitié
    Pour certaines routes !… Non celles
            Qui sont les plus belles,
    Mais celles, vieilles et fidèles,
    Où, tout enfant, j’allais à pied

        Ma poétique enfance
    Où le cœur me battait si fort,
        Je la cherche encor,

— Avec quelle ferveur, quelle désespérance, —
Comme une mère un enfant mort.

Souffles de tempête

Chaise longue

Je ne sais si je dors, mais je sais que je rêve.
Ma ville est à mes pieds, et l’estuaire bleu.
D’ici, rien n’a changé. Je me retrouve un peu
Dans mon enfance longue et ma jeunesse brève.

D’ici, je n’entends pas bourdonner les moteurs
Dans les barques, non plus les nouvelles musiques
Dans les maisons en proie aux jouets mécaniques.
Je n’entends que la cloche, ou crier les vapeurs.

Je ne descendrai plus dans ma ville, investie
Par l’esprit d’aujourd’hui brutal et décevant.
Je resterai chez moi douloureux ci-devant.
Dans l’odeur du passé, pas encore partie.

Inédit

Passé

    Maintenant j’aime mieux en rêve
    Ma maison qu’en réalité.
    Trop d’intrus sont venus gâter
    Ce qui fut doux comme les rêves.

    Certains mois de mai dans les roses,
    Certains étés fous de grillons,
    Certains automnes en haillons.
    Ô souvenirs, défuntes roses !

    Tant de jours lents et sans orages,
    Seule avec tout ce que j’aimais !
    Ce temps ne reviendra jamais.
    Partout, maintenant, des orages.

    Étrangers, avec votre enfance
    Demeurée au sein d’autres lieux,
    Pourquoi vos regards curieux
    Parmi mes souvenirs d’enfance ?

    Mes prés à moi ne sont pas vôtres.
    Vous êtes venus de partout
    Pour m’envahir de bout en bout.
    Mes secrets ne sont pas les vôtres.

    Allez-vous-en ! Laissez-moi seule !
    — Trop tard ! Trop tard ! Ils sont entrés
    En foule épaisse dans mes prés.
    Jamais je n’y serai plus seule.

    Aussi vais-je fuir ma demeure
    Pour l’évoquer tout bas de loin,
    Chassée à présent de ce coin
    Où seul mon fantôme demeure.

Inédit

Adieu

J’ai vendu ma maison d’où me chassait la vie,
Et j’ai froid jusque dans le cœur.
Il m’arrive ce grand malheur,
Ma route bifurque — ou dévie.

D’autres vont donc hanter le magnifique lieu
Où je promenais ma tristesse.
Belle maison aimée, adieu !
Sois le tombeau de ma jeunesse !

L’âge, la malveillance et tout le reste ont fait
Que je ne pouvais plus y vivre.
Mais à présent quel chemin suivre ?
Devant mes yeux tout se défait.

Ce fut l’enfance, et puis ce fut l’adolescence
Et la jeunesse. Maintenant,
J’en arrive au dernier tournant ;
C’est déjà la mort qui commence.

Inédit

Départ

    Une romantique tempête
    Aura marqué ce dernier soir.
    Je m’en vais, et c’est la défaite,
    Et le vent rugit dans le noir.
    Je pars demain sans au revoir.
    Toute ma maison est défaite.
    Caisses, malles… Sur quoi m’asseoir ?
    À fond de cale, on choit, je guette
    Au creux d’un vaisseau sans espoir.

Inédit

C’est Paris…

    Adieu solitude des prés,
    Adieu les grandes galopades,
    Les derniers beaux jours enterrés
    Reposent sous des bois malades.

    Autre existence, autre saison :
    C’est Paris, ses becs et ses ongles,
    Où je vais découvrir des jungles
    Au détour de chaque maison.

    Pourtant, sans craindre ces repères,
    Ôtant mes bottes de mes pieds,
    Je vais marcher sur des vipères
    Avec de tout petits souliers.

Inédit

Chapitre III

Chevauchées

Éloge de mon cheval

Mon cheval au poitrail solide, à l’œil de feu.
Frère joyeux de mon âme animale,
Ton sang arabe bout comme le mien, beau mâle,
Et tu comprends si bien le jeu !

Voici notre statue haute et momentanée.
Chaque jour pour nous est le jour des bonds
Et des caprices furibonds
Vite oubliés au bout de la journée.

Ton galop violent obéit à mon cri,
Nous vivons d’ivresses pareilles ;
Et je vois l’existence entre tes deux oreilles
Sensibles à tout comme mon esprit.

La même passion passe dans nos narines,
Le même vent dans nos cheveux.
Je fais ce qui te plaît et toi ce que je veux,
Et la liberté gonfle nos poitrines.

Le tout puissant pouvoir s’équilibre entre nous :
Ma vie est livrée à ton dos farouche,
Ma volonté mate ta bouche,
Et ta force est prise entre mes genoux.

Que si, présentement, l’ombre multiple et une
Descend avec le feu des soirs,
Dis ? Prenons notre trot vers la nouvelle lune
Cornue au-dessus des bois déjà noirs.

Rythmons des quatre pieds notre vol qui s’élance,
Si tu veux gagner le but d’un seul trait,
Et battons vivement la mesure en silence
Dans les sentiers de la forêt.

La Figure de proue

Le beau souhait

    Qu’on me donne un cheval rapide
    Assez difficile à monter
    Pour que mes yeux quittent le vide
    Et mon rêve l’éternité.

    Toute la force de mes jambes
    Voudrait le furieux galop
    Qui scande comme des ïambes
    La plaine, le vent, le ciel, l’eau.

    J’aurais, multipliant ma vie,
    Deux élans, deux souffles, deux cœurs,
    Et quatre sabots marteleurs
    Pour bondir selon mon envie.

    Je me souviens que je riais,
    La tempête dans le visage.
    Et que la crinière en biais
    Fuyait dans le sens de l’orage.

    Je me souviens de matins doux
    Où je pénétrais d’un pas calme,
    Lorsque l’été perdait sa palme
    Et que les sentiers étaient roux.

    Je me souviens du trot allègre
    Que je prenais à travers bois,
    Et du petit coup de vent aigre
    Qui nous décoiffait à la fois.

    Nous allions. La bête vivante
    À mes songes obéissait.
    Et, dans la brise qui l’évente,
    Cette apparition passait.

    Le cheval devenant moi-même,
    Moi-même devenant cheval,
    Centauresse à travers le val,
    Fantôme du couchant suprême.

    — Ah ! qu’on me rende ces chemins
    Où tant aimait mon âme amère
    Chevaucher sans fin sa chimère
    Avec des crins vrais dans les mains !

Les Sept Douleurs d’octobre

Chasse

Invisible cerf que je veux forcer
Dans l’automne d’or flamboyante et morte,
Invisibles chiens, invisible escorte,
Quels yeux que les miens vous verront passer ?

Mon cheval réel a peur des fantômes,
Moi, presque un esprit, j’ai peur des vivants.
Qui verra la reine aux yeux émouvants
Parcourir son rêve aux vastes royaumes ?

Les traces du cerf sont dans le hallier.
Il y a du sang jusque sur ce hêtre.
J’entends alentour les chiens aboyer.
Ma meute glapit… C’est le vent peut-être ?

Quelqu’un, il me semble, a sonné du cor.
Est-ce pour la vue ou pour la curée ?
Le cerf n’est pas là, le cerf n’est pas mort,
Le cerf court toujours l’automne empourprée.

Taïaut ! Dans le soir je l’ai vu, je crois !
Était-ce sa tête ? Était-ce une branche ?
Il portait au vent, recourbée et blanche,
La nouvelle lune entre ses deux bois.

Vite ! Lancez-vous, mes grands chiens sauvages !
Vite, mon cheval ! Galopons sur lui !
Vite, mon escorte ! Avec les nuages,
À travers les bois, courons dans la nuit !

Le cerf disparaît, la lune s’efface,
Le silence noir règne sur le val.
Sous le ciel d’orage où s’enfuit la chasse,
Je suis toute seule avec mon cheval.

Dans l’automne d’or flamboyante et morte,
Invisible cerf que je veux forcer,
Invisibles chiens, invisible escorte,
Quels yeux que les miens vous verront passer ?…

Souffles de tempête

Une prière à Saint-Georges

Puissé-je t’honorer avec ferveur, saint Georges,
Très gentil personnage, immortel cavalier
Si droit sur ton cheval au galop délié,
Ton cheval aux naseaux rouges comme des forges.

Apprends-moi le mépris du lourd dragon tortu
Qui darde le bouquet monstrueux de ses langues,
Toi qui l’as su tuer sans fureur ni harangues
Rien que de par ta lance et de par ta vertu.

Apprends-moi, saint éphèbe, à chevaucher, à vivre
Héroïque toujours au milieu des méchants,
Ne sachant rien sinon mes rêves et mes chants
Et tout ce qui me fait solitairement ivre.

Car je veux comme toi, cher jeune homme doré,
Au vitrail lumineux figurer, noble et forte,
Et rire en regardant écumer sur le pré
La bête aux yeux humains vaincue et déjà morte.

Je veux être, sur mon cheval fougueux et beau,
Tranquille, les yeux fiers comme à la promenade,
Et, lorsqu’arrivera la suprême ruade,
Mourir comme je dois, en selle, et le front haut.

Souffles de tempête

Chapitre IV

Musique

À ceux qui l’aiment

    La musique, nous l’aimons, oui,
    Avec le meilleur de nous-même,
    Et, dans un frisson inouï,
    Tout notre être répond : « Je t’aime ! »

    Refuge de nos cœurs amers,
    Dès qu’elle parle, la musique,
    Une onde subtile et physique
    Vient toucher le bout de nos nerfs.

    Plus abstraite que la pensée,
    Plus charnelle que le baiser,
    Musique, ô trouble inapaisé
    Jusqu’au fond de l’âme forcée !

    Tout ce que nous avons voulu
    Tient dans ta voix qui chante et gronde…
    — Musique, ô musique, salut,
    Commencement de l’autre monde !

Les Sept Douleurs d’octobre

Musique
(Assonances)

I

Puisque nous nous sentons ce soir troublés et tristes,
Quelle que soit notre souffrance,
Viens, consolation sans paroles, Musique !
Et que tes beaux sanglots et ta mathématique
Versent leur sortilège à nos cœurs qui t’attendent.

Chante !… Un respectueux silence te reçoit
Dans notre être, et l’orgueil s’y assouplit et ploie
Au souffle génial et rauque de ta voix.

Chante ! Chante, Musique…. Ah, sois notre David !
Car en nous quelquefois s’assied un sombre roi
Fixant des yeux si noirs et si durs sur la vie
Que nous ne pourrions plus jamais pleurer, sans toi…

Horizons

Musique

II

La musique a frôlé mon âme de ce soir
Et je suis devenue ivre et obéissante.
Faut-il que, jusqu’au fond de l’être, je la sente
Et ne comprenne pas ce qu’elle peut vouloir ?

N’auras-tu pas pitié ? Nous nous sentons si lasse
D’être le violon de ton archet nerveux.
Ô Musique, torture et douceur, grâce !… grâce !…
Qu’y a-t-il donc en toi qui prend comme des yeux ?

Ah viens ! tords-nous les mains, musique, spasme chaste.
Tu fais lever en nous, à travers des sanglots,
Toute une âme de fond passionnée et vaste
Comme le vent, comme le ciel, comme les flots.

La Figure de proue

Appel

Venez, Bach, vous Schumann, vous Beethoven, vous Gluck,
Vous les seuls vrais amants de notre âme anxieuse,
Vous qui ne nous donnez de votre humanité
Que la plus parfaite beauté,
Ainsi que certains fruits à l’écorce rugueuse
Dont nous ne goûtons que le suc.

Si vous pouviez savoir !… Nous sommes toujours seule
En dépit des amours roulés à nos genoux.
Mais vous ! quand vous parlez jusqu’au fond de nous-même,
Tout notre être répond : « Je t’aime ! »
Musiciens passés qui déferlez sur nous,
Qui nous broyez comme une meule !

Esprits qui revenez au bois des violons,
Sanglot éternisé de l’amour, âmes d’hommes,
Venez à nous : voici notre être inapaisé.
Musique, ô charnelle, ô baiser,
Prends, brise, tords la lyre ardente que nous sommes,
Ô toi, tout ce que nous voulons !

Par vents et marées

« La Marseillaise »

Grands hommes pleins de gloire, amoureux pleins d’amour,
Mendiants qui vivez de misère pleurée,
Vous, riches, pour lesquels l’existence est dorée,
Vous, médiocres las, trainant au jour le jour,

Morceau d’humanité, grande et grouillante masse,
Gens de France nourris de rires et de pleurs,
Gens de France ! Un seul cœur, fait de milliers de cœurs,
Palpite, quand, sur vous, La Marseillaise passe.

Dites si vous pouvez entendre cette voix
Sans oublier malheur, bonheur, aise et malaise ?
Dites, dites, vous tous, si notre Marseillaise
Ne vous redresse pas comme des coqs gaulois ?

Éclate, Marseillaise hautaine et populaire !
Tu fais chacun de nous poète, ô cri du sol !
Quelle que soit notre âme, appréhendés au col,
Nous t’écoutons parler à notre race claire.

Ton souffle, c’est celui de nos champs, prés, taillis,
De nos sombres chantiers, de nos usines tristes.
C’est le souffle de nos penseurs, de nos artistes,
De nos grands et de nos petits, c’est le pays !

Qu’il s’exhale ce souffle, en sa toute-puissance,
L’un quitte sa pensée et l’autre ses outils.
Un seul élan, soudain, rapproche les partis,
Et nous nous sentons tous ivres d’obéissance.

Marseillaise ! On ne peut t’écouter à demi.
Quand ta grande clameur parmi les cuivres crie,
Quand tu nous dis : « Allons, enfants de la patrie ! »
Nous voyons devant nous se dresser l’ennemi.

Quel est l’hymne, à travers la terre, qui t’égale ?
Nous entendrons le chant de chaque nation,
Mais aucun d’eux n’aura ta folle passion.
— Près de La Marseillaise en flamme, tout est pâle.

Non ! Nous ne croirons pas notre génie éteint
Tant que nous porterons, nous autres, ceux de France,
Plus haut que notre joie et que notre souffrance,
La Marseillaise rouge en nous, comme un instinct !

Par vents et marées

Chapitre V

Intimité

Déclaration

Au Docteur J.-C. Mardrus.

Tu as lavé tu as drainé mon âme lâche,
Où la mélancolie avait mis son baiser,
Et raclé dans leur mal mes os civilisés
Avec ta dureté pareille à une hache.

Tes mains ont libéré toutes mes passions,
Décourbé rudement l’ankylose peureuse
Des siècles, arraché mes fibres douloureuses
Du terrain de la race et des traditions.

Maintenant, je connais et je peux. Mon écorce
Éclatée a laissé toute mon âme à nu.
Je pousse vers la vie un tel cri suraigu
Qu’elle aura peur de moi, peut-être, et de ma force.

Je veux vivre ! La mort rôdera vainement :
Elle fut mon espoir, elle devient ma crainte.
— Donne ta main ! Allons, d’une énergique étreinte,
Prendre la Destinée avec des bras d’amant ;

Donne ta main ! Je veux y cramponner mon geste,
Et, défiant la vie et défiant la mort,
M’enfermer en toi seul comme en un château fort
Pour dominer l’abîme ouvert de tout le reste.

Horizons

Profil

Si tranquille et muet, si sage sous ta lampe
Dont l’abat-jour répand un jour vert et subtil,
Je te vois lire de profil
Avec tes beaux cheveux descendus sur la tempe.
Lisses et noirs ainsi qu’une plume d’oiseau.

Ainsi, calme lecteur sculpté comme au ciseau,
Qui croirait que ta force intérieure est prête,
Soit grand éclat de rire ou discours emporté,
À bondir pour un mot, pour un signe de tête,
Dont, tout entier, ton être en feu va s’exalter ?

Ton visage, troublé de joie ou de colère,
Va donc se dresser fulgurant
Selon l’instant qui va te plaire ou te déplaire,
Mais qui ne peut sur toi passer indifférent.

Car ta vie est un étalon tout blanc d’écume
Qui ne s’attelle point au morne jour le jour,
Mais hennissant, ruant et cabré tour à tour,
Piétine et danse en liberté sur la coutume…

Ah ! scandale à jamais des hongres de partout,
Mon homme ! qu’il fait bon et dur contre ton âme !
Que j’aime ton esprit qui galope à grands coups
À travers le silence immense où je me pâme,

Toi que je vois ainsi sculpté comme au ciseau
Lire de profil sous ta lampe,
Avec tes beaux cheveux descendus sur la tempe,
Lisses et noirs ainsi qu’une plume d’oiseau…

La Figure de proue

Mon ami

Mon ami, ma douceur, mon bonheur, ma tendresse,
Pendant que tu ne me vois pas
Je suis avec mes yeux et mon âme tes pas
Dans ton jardin de beaux rosiers et de sagesse,

Toi, toi ! qui loin du monde atroce et malheureux
Parce qu’il ment et se défie,
As tout mis : ton amour, tes rêves et tes jeux,
Ton admiration et ta philosophie,

Toi qui, dis-je, as tout mis dans l’accomplissement
De la rose mouillée et lourde que tu cueilles
Et que tu m’offres simplement
Pour sa beauté parfaite éclose entre deux feuilles…

Horizons

Le bonheur

Parce que nous craignons la brûlure des yeux,
Notre bonheur sera simple et silencieux.

D’autres ont leurs plaisirs et nous avons le nôtre :
Respirer doucement assis l’un près de l’autre ;

Nous entourer le cœur d’oiseaux et d’animaux
Qui ne connaissent pas l’affreux venin des mots ;

Hanter les fleurs, les fruits, les herbes et les pailles
Et les arbres penchés par-dessus nos murailles ;

S’il pleut ou s’il fait froid ou nuit, dans la maison
Nous occuper longtemps de rêve et de raison ;

Nous coucher mollement au fond des chambres pleines
D’objets choisis et purs et d’accueillantes laines,

Et retourner ainsi des étés aux hivers,
Des roses du jardin aux flammes des feux clairs,

Graves et chérissant, moi ton profil d’ivoire,
Ton cœur d’enfant, ton rire inouï, ton grimoire,

Toi mes libres cheveux ruisselants d’ombre et d’or,
Mes songes, mon silence et mon âme du Nord…

Horizons

Ballade du feu

    La cheminée est un théâtre
    Où l’on voit le drame du feu.
    La nuit, assise au coin de l’âtre,
    J’assiste, pensive, à ce jeu.
    C’est tout un enfer qui se meut,
    C’est tout un orage qui tonne,
    Et voici, brûlant camaïeu,
    Les grandes couleurs de l’automne.

    Par ici le ballet folâtre
    De plus d’un petit esprit bleu,
    Par là le bois opiniâtre
    Qui se fend soudain au milieu.
    Un follet siffle tant qu’il peut !
    D’un fil d’or plus fin que cheveu
    La bûche, tout doux, se festonne.
    Au centre, s’embrouille le nœud
    Des grandes couleurs de l’automne.

    Silencieuse comme un pâtre,
    Toute seule et pareille, un peu,
    À quelque croyant idolâtre,
    Moi, je déchiffre cet hébreu.
    Dehors, la lune ; ou bien il pleut.
    Mon rêve doucement mitonne
    Et revoit, oubliant le lieu,
    Les grandes couleurs de l’automne.

ENVOI

    Va ! Si mon cœur brûle et s’émeut
    Comme toi, mon feu monotone,
    C’est qu’il porte aussi, plein d’adieu,
    Les grandes couleurs de l’automne.

Temps présents

Pour les plus jeunes

Petites qui courez avec ces yeux d’enfant
Et cette avidité de devenir des femmes
Et ce désir d’aimer plein vos sens et vos âmes
Vers un bel avenir docile et triomphant,

Qui vous a dit tout bas que pour savoir la vie
Il suffisait qu’un soir l’amour vînt s’imposer
À vous, et que son doux et terrible baiser
Blessât votre pudeur renversée et ravie ?

Si longtemps vous avez pâli pour cet amant
Dont l’étreinte devait vous prendre jusqu’à l’âme,
Vous qui ne saviez pas combien c’est gravement,
Combien c’est lentement qu’on devient une femme !

Or, sachez qu’il n’est point de tendre corps brisé
Qui vaille, sans la longue et profonde science
— Plus nécessaire encor que celle du baiser, —
Du soin, de la douceur et de la patience.

Et qu’il faut que sanglote en vous en s’étouffant
Toute l’illusion de la vierge légère
Pour qu’ayant compris l’âme et la chair étrangères
De l’homme, meure un soir votre regard d’enfant.

Horizons

Femmes

Et tout dit à la femme : « Allez à la douleur. »
M. D.-V.

Complexe chair offerte à la virilité,
Femme, amphore profonde et douce où dort la joie,
Toi que l’amour renverse et meurtrit, blanche proie,
Œuf douloureux où gît notre pérennité,

Femme qui perds la vie au soir où ta jeunesse
Trépasse, et qui survis pour des jours superflus,
Te débattant, passé qu’on ne regarde plus,
Dans le noir du destin où ton être se blesse,

Humanité sans force, endurante moitié
Du monde, ô camarade éternelle, ô moi-même !…
Femme, femme, qui donc te dira que je t’aime
D’un cœur si gros d’amour et si lourd de pitié ?

Ferveur

Vade retro

Ô toi, naissance, sœur jumelle de la mort,
Race obscure dans notre geste confinée,
Deviendrons-nous, en assistant ton sourd effort,
Complices du vouloir d’où sort la destinée ?

Je n’accepterai pas en mon humanité
Animale, où l’esprit n’est point, ta magie noire ;
Ton égoïste événement dans notre histoire,
Je le repousse avec toute ma charité.

Loin de moi donc le faix de ton œuvre incertaine,
Et que puisse la Vie oublier l’œuf caché
Où couverait, ainsi qu’un monstrueux péché,
Dans mes flancs, malgré moi, l’horreur d’une âme humaine !

Ferveur

Fontaine

Si la soif en passant te mène à la fontaine,
Penche-toi, les deux mains au bord humide et gris,
Et vois monter la fleur de ta bouche lointaine
Du fond de l’eau tremblante où ton fantôme est pris.

La fraîcheur d’un baiser touche ta lèvre nue ;
Derrière la rencontre erre le firmament ;
Et, sur ta tempe, avec un clair frémissement,
Une rose rejoint son image venue.

Et tu rougis, croyant avoir aimé quelqu’un
En l’apparition fugace et submergée
Qui, pensive, hantait l’atmosphère d’emprunt
Et te donna sa bouche au cœur d’une gorgée…

Ferveur

Cheveux coupés

J’ai coupé mes cheveux afin que mon visage,
Sous sa coiffure d’autrefois,
Ne puisse me montrer la déchirante image
Du temps aux implacables doigts.

En changeant de coiffure on croit changer de tête.
Il me semblera vieillir moins
Sous la courte toison rejetée en tempête
Où je puis enfoncer mes poings.

J’ai, de même qu’au temps où les belles prêtresses
Sacrifiaient aux morts élus,
Comme sur un tombeau consacré mes deux tresses
À ma jeunesse qui n’est plus.

Les Sept Douleurs d’octobre

Chapitre VI

Religion

Pascal

Pascal, frêle passant, Shakespeare sans théâtre,
Qui traverse ton siècle en personnage noir
Sur un fond rouge et brun de Cour, parlant d’espoir
Avec un cœur creusé de doute opiniâtre,

Toi qui t’offres comme un amant à la marâtre
Maladie, et survis en ton seul dur vouloir
D’exister pour souffrir plus encore, ô t’avoir
Connu quand tu pensais, muet, au coin de l’âtre !

T’avoir connu, seul vrai, seul logique chrétien !
Avoir joint mon rêve âpre, indélébile au tien,
Qui, suivant l’Infini dans la mathématique,

Montait de chiffre en chiffre en une assomption
Abstruse, tel un vol d’ange apocalyptique,
Vers le Dieu de ton doute et de ta passion !

Horizons

Laudes

Si je croyais en vous, si je croyais en vous,
Je serais sans cesse à genoux.

Je n’aurais pas assez de ma plus grande lyre
Pour tout ce qu’il faudrait vous dire.

Je vous dirais : Merci pour le vent, pour la mer,
Pour le ciel ténébreux ou clair.

Merci pour les prés verts rebrodés de corolles,
Le soleil, les averses molles.

Merci pour les parfums, merci pour les couleurs,
Pour les oiseaux et pour les fleurs.

Merci pour les saisons dont chacune m’étonne,
Et merci surtout pour l’automne.

Merci pour la beauté regardée en tous lieux,
Et de m’avoir donné des yeux.

Merci, mon Dieu, merci de m’avoir ainsi faite
Que je sois sur terre un poète.

Merci pour mon amour passionné de l’art,
Merci pour ma vie à l’écart,

Pour ces deux mains qui font chanter dans la musique
Ce qui me reste de physique,

Pour cette hypnose unie à la lucidité,
Pour cet amour de la bonté,

Pour ce détachement qui s’affirme sans cesse
Devant la fin de la jeunesse,

Pour la mysticité d’un cœur étrange et fort
Que toujours a charmé la mort,

Pour tout cela merci, pour tout cela louange
Sur l’invisible luth de l’ange,

Et pardon, et pardon jusqu’au fond de mon cœur,
Mon Dieu, d’aimer tant la douleur !

Les Sept Douleurs d’octobre

Incantation

Symbolique Cybèle, en quels temps crieras-tu
Plus haut que le discours des villes encombrées,
Que les religions sournoises et dorées,
Que le vice impuissant et la molle vertu ?

Nous attendons, remplis d’espoir et l’âme ouverte,
Que la nature dont, royale, tu te vêts,
Pousse sur ce qui fut étouffant et mauvais,
Comme sur un décombre une ombelle entr’ouverte.

Car nous ne voulons plus qu’enseignent les Jésus
L’esprit plein de nouveaux sermons sur la montagne,
Mais bien qu’à haute voix, dans la bonne campagne,
La montagne elle-même enseigne ses élus,

Par ses foins, ses sainfoins, ses flores fontinales,
Tout ce dont elle empreint l’air odoriférant,
Par le cotylédon menu, l’arbre géant
Et le rebroussement au vent des céréales,

Afin qu’âmes et corps reviennent se nourrir
Au repas naturel qu’aucun poison n’altère
Des moissons de la terre et des eaux de la terre,
Jusqu’au jour de croiser les mains et de mourir.

Ferveur

L’innommé

    À moi, présence disparue !
        Je t’appelle au secours
    Car je ne vis plus que des jours
    De misère sans cesse accrue.

    T’ai-je méconnu quand, jadis,
        Parfum, effluve, essence,
    Invisible comme une absence
    T’annonçait ton odeur de lis ?

    Sans mots tu me parlais, ô Chose !
        Et moi je t’écoutais.
    Et longtemps, parfois, tu restais
    À prolonger l’immense hypnose.

    Tu sais bien le désir que j’ai
        Des heures solennelles
    Où je demeurais sans bouger
    De peur de marcher sur tes ailes.

    Reviens-moi l Que, muet, ton pas
        Hante ma vie amère,
    Lumineuse et blanche chimère,
    Toi que je ne nommerai pas.

Inédit

Ode aux Juifs

Je vous ai vus, les Juifs, dans l’horreur du ghetto
De vos pays originels, soleil et sable,
Vivre à l’écart votre existence misérable
Sur quoi le monde a mis un éternel veto.

J’ai vu monter la garde ironique et cruelle
De l’Arabe, mortel ennemi de l’Hébreu,
Dont l’orgueil bédouin maintenait en tutelle
Votre caste maudite et destinée au feu.

Le long de vos taudis où la tête se cogne,
La vermine, la puanteur, l’obscurité
Grouillaient atrocement dans l’immuable été
Du Sud, comme une immense et multiple charogne

Et vous célébriez la Pâque sans bonheur
Par les chants étouffés de votre foule vile,
Et vos enfants riaient sous les roses et l’huile,
Avec des yeux humiliés et pleins de peur.

Mais dans ces yeux de velours noir ou de pervenche
Une sourde éloquence allumait le regard,
Et ces yeux nous disaient au passage : « Plus tard !
Ne connaissez-vous pas déjà notre revanche ?

Vous savez bien, pourtant, où vivent nos aînés !
Votre race, au-delà des mers, en est enceinte.
Vous avez dans le sang l’ineffaçable empreinte
De leur bouche lippue et de leur puissant nez.

Regardez-les de près, nos yeux opiniâtres !
Oui, nous sommes hués, méprisés, avilis,
Mais nous posséderons vos trônes et vos lits.
Vos commerces, vos lupanars et vos théâtres.

Nous serons accroupis au fond de tout. Bien mieux !
Pour finir la vengeance effroyable et rusée,
Nous, sangs purs fourvoyés dans votre foule usée,
Nous vous enfanterons sournoisement des dieux.

C’est pour un Juif divin sorti de nos étables
Que vos orgues s’enrouent et que dansent vos fleurs.
À nous les papes blancs, l’encens, les saintes tables,
Toutes les Notre-Dame et tous les Sacré-Cœur !

Le Ghetto !… N’est-ce pas pour la petite Juive,
Pour cette Myriam de chez nous, cependant,
Que tant d’architecture inouïe et naïve
Se dresse sur l’amas des villes d’Occident ?

C’est nous, votre au-delà, vos terreurs, tous vos râles,
Nous vous avons tordus du fond de notre Sud,
Et nous chantons sur vos cités notre Talmud,
Et vous nous bâtirez encor des cathédrales.

Que les deux Orients et les deux Occidents
Nous gardent ! Nous saurons trouver notre royaume,
Et nous regarderons tourner dans notre paume
Le monde. Et c’est pourquoi nous rions en dedans. »

— Ainsi, dans le soleil et le sable, au passage,
J’écoutais ce regard au langage muet
Chargé de patience infinie et de rage,
Qui, d’entre les longs cils hypocrites, fluait.

Et je voyais, en vérité, tout le Possible
Qui guette dans vos yeux pleins de honte et de peur,
Et moi qui ne suis point, Israël, votre sœur,
Je vous ai salué tout bas, peuple terrible !

La Figure de proue

I

Visitation

Cathédrale debout sur l’horrible présent,
Légèreté de pierre aux longues avenues,
Orgue à mille tuyaux du silence écrasant,
Avec ton verre en feu pris dans tes pierres nues,
Allant au rouge et bleu de tes vitraux foncés,
Parmi ton ombre, enfin, mes âmes sont chez elles,
Telle une légion d’archanges offensés
Qui retrouvent ici la place de leurs ailes.

Mes yeux comptent tes rangs de colonnes qui vont
Une à une, faisceaux serrés, paquets de cierges,
Rejoindre avec l’encens la nuit de ton plafond
Où flottent doucement les saintes et les vierges.

Grand passé, moyen âge hermétique et fleuri,
Satanique, angélique, ô très pure, ô terrible,
Cathédrale, tu n’es tout entière qu’un cri
Jeté par les humains perdus vers l’invisible.

Cri de ma race, cri de mon être qui court,
Aveugle et les bras fous, vers le ciel ou l’abîme,
Je meurs de t’adorer, moi perdue, ô sublime,
Ô Exaltation, amour, amour, amour !…

Souffles de tempête

II

Aux derviches Mewlewi

Je garde ce bonheur entre tous les bonheurs
D’avoir connu la descendance
Platonique, la seule, en ces divins tourneurs
Pâlis de musique et de danse.

Une flûte blessée à voix de rossignol
Accompagne des tambours frêles ;
Et, pour que vingt soufis prennent soudain leur vol,
Les bras s’ouvrent comme des ailes.

Ils tournent ! Je te vois, cercle passionné,
Et je te sens, spasme de l’âme !
Au grand rythme muet de ces jupes de femmes,
Tout mon être aussi veut tourner.

Chœur d’esprits qui glissez comme jadis les anges
Sur un signe de Gabriel,
Chacun de vous, blanc papillon surnaturel,
Se multiplie en pas étranges.

C’est la ronde de rêve et de réflexion.
Une main jette, et l’autre accepte.
Votre hypostase danse et redit le précepte
D’éternelle giration.

Le tournoiement sans bruit de vos candides voiles
Évente le mystique lieu,
Et vous perpétuez, ô frères des étoiles,
Le mouvement qui plaît à Dieu.

Soufis ! Le beau désir de voler vous emporte !
Dans un geste crucifié,
Vous tournez, les bras étendus, la face morte
Et le souffle raréfié.

Vous tournez, vous tournez, enivrés de vertige,
Heureux jusques à la douleur,
Et votre robe semble, arrachée à sa tige,
Une immense et démente fleur.

Le vol silencieux ! La fraîcheur d’ailes blanches !
Ah ! que chaque pas, chaque tour,
Que chaque glissement des pieds nus sur les planches
Répète : Amour ! Amour ! Amour !…

Par vents et marées

Ô mon Dieu !

Ô mon Dieu que je veux appeler de ce nom
Faute de rien connaître
Pourquoi donc m’avez-vous fait naître
Avec ce cœur qui dit à l’existence : non !

Ne se pourra-t-il pas enfin que je consente
À vivre comme on vit,
À jouir de ce qui ravit
Le monde, à n’être plus cette éternelle absente ?

Si vanité, fortune, haines, ambitions,
Ces joujoux de la terre,
Laissent mon cœur sans passions,
Pourquoi crier ce cri qui ne veut pas se taire ?

Ô nature, pourtant, ô musique ! Mes yeux
Pleurent de poésie.
Toi que j’aime avec frénésie,
Inconnu, Inconnu, dis-moi ce que je veux !

Souffles de tempête

Chapitre VII

Rencontres

Ode funèbre

À la mémoire d’Isabelle Eberhardt.

Il faudrait les tambours des grandes chevauchées
Ou l’innocent roseau qui s’enroue au désert…
Mais honorer ta fin de mes seuls yeux amers
Qui pleureront le long des routes desséchées !

Mais t’attendre, malgré la mort, à des tournants,
Quand les nuits sont, au Sud, de palmes et d’étoiles,
Quand les parfums des oasis sont dans nos moelles
Et que l’Islam circule en ses manteaux traînants !

Te regretter, alors que je ne t’ai point vue,
Au moment où mes mains allaient prendre tes mains,
Me heurter, moi vivante, à toi, tombe imprévue,
Sans avoir échangé le regard des humains !

Je pense à toi, je pense à toi dans les soirs roses,
Jeune femme, ma sœur, jeune morte, ma sœur !
Tu me parles parmi l’éloquence des choses,
Et ta voix, ô vivante, est pleine de douceur.

Salut à toi, dans la douleur de la lumière
Où tu vécus d’ivresse et de fatalité !
Le désert est moins grand que ton âme plénière
Qui se dédia toute à son immensité.

Toi qui n’étais pas lasse encore d’être libre,
D’avoir tant possédé tout ce que nous voulons,
Ni que toute beauté frissonnât par tes fibres
Comme un chant magistral traverse un violon,

Pourquoi la mort si tôt t’arrache-t-elle au monde,
Ne nous laissant plus rien que l’admiration,
Alors qu’il te restait encore, ô vagabonde,
À courir tant de risque et tant de passion ?

Tout se tait. La bêtise immense et l’injustice
Qui te regardaient vivre avec leurs yeux si gros,
Ne te poursuivront plus, au milieu de la lice,
Du hideux cri de mort qui s’attache aux héros.

Nous irons à présent lui dire qu’il se sauve,
Ton cheval démonté, sus aux quatre horizons,
Pour apprendre ta fin subite au néant fauve
Des Saharas sans bruit, sans forme, sans saisons.

Car toi tu dors, enfin parvenue au mystère
Que ton être anxieux cherchait toujours plus loin,
Enveloppée aux plis éternels de la terre,
Comme dans la douceur d’un manteau bédouin.

La Figure de proue

Promenade

Le coup d’aile charmant de notre fantaisie
Nous emmène ce soir aux Eaux-Douces d’Asie.

Et, sur l’eau, nous goûtons une joie archaïque
Dans le berceau fragile et doré du caïque.

Une verdure en fleurs, sur la côte quiète,
Dans la rivière verte, en douceur se répète.

C’est là qu’avec sa paix et sa mélancolie
Vient, dans l’eau, s’achever la belle Anatolie.

Un oiseau chante Mai. La grâce de l’année
Met un chapeau fleuri sur la tour ruinée.

Et c’est un doux plaisir, au vol de la rencontre,
Lorsqu’un autre caïque inattendu se montre,

À l’endroit où, soudain, la rivière bifurque,
De jeter une rose à quelque dame turque.

Par vents et marées

Retour dépaysé

C’est partir, revenir et repartir encor.
C’est Paris, c’est la Seine et tout l’Ouest humide
Où l’on avait souvent médité sur la mort.
On n’aura plus son front à la vitre viride,
On ne s’assoira plus devant les beaux grands feux
Normands, comme autrefois, par les soirs sérieux,
Quand les siècles pesaient au front de quinze années.

Maintenant, plus de vitre et plus de cheminées
Quotidiennes d’un passé désenchanté.
J’ai pris la grande route et ne puis m’arrêter.
Ayant connu la joie et le mal du voyage,
Je ne puis jamais plus être que de passage…

Chère âme, ne prends donc aux fleurs que leur parfum.
Sache quitter toujours quelque chose ou quelqu’un,
Et, d’étape en étape et d’envie en envie,
Chevauche ! Sois un bon cavalier de la vie !
Romps tes muscles, mon âme, ô voyageur en feu,
Et ne veuille qu’un mot joyeux et dur : Adieu !

La Figure de proue

En mer

I

    Mes hublots sont pleins d’Atlantique
    Et je n’y puis plonger la main.
    Le bateau va droit son chemin,
    Livrant sa bataille nautique.

    Loin sur les terres, c’est l’été,
    Mais sans saisons est le voyage.
    Mon esprit tourne dans sa cage,
    Prisonnier de l’immensité.

II

    La mer jette sur mes sabords
    Des tonnes, des tonnes d’eau sombre.
    Une écume en frange les bords,
    Subite lumière dans l’ombre.

    Cette eau glaciale qui bout,
    Cette colère incohérente
    Qui porte un nom à chaque bout
    N’est ici, neutre, indifférente,

    Que l’Océan, trait d’union
    Entre de lointaines patries,
    Prêt à noyer dans ses furies
    Chaque drapeau comme un haillon.

    De tous les temps, âge de pierre,
    Élément sans cesse bravé
    Mais dont nul progrès n’a pu faire
    Un nouvel esclave entravé,

    La mer, la mer, ce monstre libre,
    Je l’écoute, du trou profond
    De ma cabine, et mon cœur vibre
    D’un désir d’aller par le fond.

Inédit

Strophes vers l’amour

Roi doux-amer des pleurs et des enchantements,
Tu sais, Amour, qu’il n’est qu’une étreinte qui plaise
Aux cœurs de flamme, aux bras déments,
Car n’est-ce pas ta bouche éternelle qu’on baise
Sur la bouche âpre des amants ?

Ton esprit est partout où nous vivons. Tu mènes
Tes victimes d’un jour vers le bien et le mal.
Ce sont tes douceurs et tes haines,
— Malgré l’instinct stupide et son geste animal, —
Qui sacrent nos noces humaines.

L’âme par toi s’élance à la cime des monts.
À nous les paradis perdus que tu suscites !
Le cri qui gonfle nos poumons,
C’est le cri du désir par-delà les limites
Du spasme où nous nous abîmons.

Rachat du vivre et du mourir, ô raison d’être,
Réponse à toute énigme et sens de tout secret,
Amour ! La musique est peut-être,
Invisible et sans mots, ton seul langage vrai,
Elle qui nous prend comme un maître !

Chante en nous, Harmonie ! Intangible océan,
Fais déferler sur nous ta vague furieuse !
Nous répéterons le péan
Archaïque : Envahis notre être qui se creuse,
Divinise notre néant,

Amour, ô rythme, loi, perfection fugace,
Qui poses sur nos traits le masque de la mort,
Amour dont s’engendre la race,
Amour, toi qui nous fais, quand ton éclair nous tord,
Sentir l’éternité qui passe !

Par vents et marées

Romance

I

    J’ai, dans ma gorge et dans mon âme,
        Le sanglot du printemps
    Et le souvenir de la femme
    Que j’aimais quand j’avais vingt ans.

    Pourquoi, tandis que refleurissent

Les arbres morts chargés des plus tendres couleurs,
Faut-il que les amours périssent
Et ne refassent plus de fleurs ?

Romance

II

    L’amour, renié si souvent,
    Est sur moi comme une tempête
    Me tordant de la base au faîte
    Ainsi qu’un chêne dans le vent.

    Je souffre de sa véhémence
    Mais combien j’aime ainsi souffrir !
    En proie à cet orage immense,
        Je voudrais en mourir !

Inédit

Minuit

Minuit, dormir. Regard furtif aux vitres sages ;
Le jardin entrevu, noir, dans le vent profond…
Ô véhémente nuit de lune et de nuages,
Promène dans ta course affolée et tes rages
Le drame de ma joie et de ma passion.

Horizons

Force

    Être faible dans des bras forts,
    Pleurer quand j’en avais envie,
    Avant de partir chez les morts
    Ce fut le rêve de ma vie.

    Je n’aurai pas connu l’émoi
    D’être petite et protégée.
    Même pour l’âme plus âgée
    La force, ce fut toujours moi.

    J’ai donné courage et fluides
    Chaque fois qu’on en eut besoin,
    Et j’enviais mon propre soin,
    Tous mes présents dans des mains vides.

    Je fus si souvent, en secret,
    La petite fille qui pleure !
    Mais ce ne fut jamais mon heure
    Car quelqu’un d’autre aussi pleurait,

    Pleurait, le front sur mon épaule,
    Quelque profonde affliction
    Et je devais tenir mon rôle
    Éternel de protection.

    Certes, j’étais d’une autre sorte
    Dans mes solitudes de nuit…
    Je ne fus après tout si forte
    Que par la faiblesse d’autrui.

Inédit

Je connais…

    Je connais et trop souvent frôle
    Des vivants déjà morts pour moi.
    Ils ont déjà fini leur rôle
    Dans mon amour ou mon émoi.

    Ils ont changé comme moi-même,
    L’existence a passé par là.
    Ils sont dans ce morne au-delà :
    L’indifférence, mort suprême.

    Quand ils ne seront plus, je crois
    Que le départ sera moins triste
    Que l’habitude qui persiste
    De leur sourire quelquefois.

Inédit

Le secret

    Je me sens quelquefois encor
    Sauvage, bien que si tranquille
    Au fond de la petite ville
    Où tout ce que je fus s’endort.

    Je sens alors, moi, dame âgée
    Sous des cheveux restés si bruns,
    Ma jeunesse et tous ses parfums
    Rallumer mes yeux d’insurgée.

    Et puis je retombe à l’ennui.
    Fin de l’ivresse passagère.
    L’âme et le regard pleins de nuit,
    Je redeviens une étrangère.

    Alors mon passé m’apparaît
    Comme l’histoire d’une autre âme,
    Quelque chose comme un secret
    Qu’un jour m’aurait dit une femme.

Inédit

Chapitre VIII

Poète

L’archange

L’Archange va devant. (Je ne dis pas de nom.)
L’Archange, premier de mes doubles.
À ma droite va le second,
Le troisième à ma gauche. Et, baissant ses yeux troubles,
Quatrième et dernier me suit le plus petit.
Et lorsqu’ils sont là tous les quatre,
Alors et seulement je sens mon cœur bien battre.

    Trop souvent l’un d’eux est parti,

Trop souvent je m’en vais par la vie, inquiète,
Triste, incomplète,
Avec le vide en moi laissé par cet absent.

        Mais, âme de mon âme,
            Sang de mon sang,

Ô toi qui me créas plus qu’homme et plus que femme,
Sois devant moi,
Amour, grandeur, beauté, surnaturel émoi,
Sois devant moi
Toujours, toujours, ô toi qui dans l’ombre étincelles,
Sois devant moi,
Que je suive à jamais la traîne de tes ailes !

Les Sept Douleurs d’octobre

Lassitude

Ô rêves de mes jours, ô travail de mes nuits,
Occulte pouvoir qui me mène,
Quelquefois, je sens que je suis
Une étonnante force humaine.

    Ainsi qu’un austère devoir

Je pousse plus avant mon intime science.
Seule avec mon travail, je suis la conscience
D’autrui, qui ne sait pas sentir, entendre et voir.

Mais je fléchis parfois sous le poids de cette âme,
Mes mains repoussent l’inconnu,
Et je voudrais alors n’être rien qu’une femme
Qui vit sa vie, et meurt quand le temps est venu.

Les Sept Douleurs d’octobre

Nuits

    J’aime, en quelque lieu que ce soit,
    L’heure où l’existence, pour moi,
    Redevient nocturne et muette.

    L’heure sans lois et sans humains,
    Sans hiers et sans lendemains,
    Où je ne suis plus que poète.

    La seule heure d’esprit total,
    Celle où, jusqu’oublier mon mal
    Je sens se fermer toute plaie,

    Car je ne fus moi-même, vraie,
    Car je ne fus ce que suis,
    — Passionnément — que les nuits.

Inédit

À mon cœur

Cette nuit, je m’endors dans la chambre où tout dort,
Mais le repos n’est pas parfait. Qu’est-ce qui veille ?
Mon cœur ! Ses grands coups sourds vivent dans mon oreille.
Certes, la vie est plus étrange que la mort.

Cœur, ô cœur si pressé qui sans cesse travailles
Avec cette énergie âpre de forgeron,
Cour tout vivant, fruit remuant de mes entrailles,
Qui bats dans tout mon corps, des pieds jusques au front,

Nuit et jour au labeur, quelle est ta résistance ?
Quand je repose, toi, même pas assoupi,
Inlassable tu suis ton rythme sans répit.
Combien de coups frappés, au cours d’une existence ?

Bête vivante, enfant dont on n’accouche pas,
Battant de cette cloche creuse, la poitrine,
Cœur d’où s’échappe à flots la source purpurine
Du sang intérieur courant de haut en bas,

Cœur, moteur acharné de nos faibles personnes,
Intime balancier qui mesures le temps,
Cœur qui cognes si fort aux instants éclatants,
Glas annonciateur qui sonnes, sonnes, sonnes,

Cœur des terrestres, cœur des bêtes et des gens
Qui ne reposeras jamais que dans la terre,
Quand, après tant de zèle et de soins diligents,
Tu seras aussi simple et sage qu’une pierre,

Ô cœur indépendant de mon vouloir, émoi
Perpétuel, énigme éternelle de l’être,
Ô cœur, monstre caché, tu me fais peur, mon maître,
Lorsque j’entends, la nuit, ton frappement en moi.

Les Sept Douleurs d’octobre

Que m’importe

    Que m’importe parfois mon sort,
    Les triomphes et les désastres ?
    Pantelante au milieu des astres,
    J’attends en frissonnant la mort.

    Je ne suis plus de cette terre,
    Je suis d’un monde de soleils.
    Parmi leurs éclats sans pareils,
    Mon âme n’est plus solitaire.

    Quelle certitude me vient
    D’une éternelle et vaste joie ?
    Moins qu’atome, je suis la proie
    Du Tout, qui peut-être n’est rien.

    Je meurs ! Je meurs ! Chaque seconde
    Éloigne l’enfer que voici.
    Où vais-je ? Dans quel autre monde
    Où l’on me dira : « C’est ici » ?

Les Sept Douleurs d’octobre

Travail

    Je suis et ne fus qu’un poète,
    Mais vivre n’admet pas cela
    Et je dois aussi, de ma tête,
    Tirer les écrits que voilà.

    Il faut bien que je vive en prose
    Puisque je dois gagner mon pain.
    Je n’aurai pas toujours dépeint
    Ce que j’avais vu de la rose,

    Pas toujours écouté la voix
    Divine, qui dans l’air frisonne.
    D’ailleurs, je suis lasse, parfois,
    D’écrire des vers pour personne.

Inédit

Transmission

    Tous les poèmes non écrits
    Qui seront passés par ma tête,
    Au vent de chez moi je les jette.
    Qu’ils rôdent comme des esprits !

    Lorsque nous serons tous péris,
    Vaisseau sombré dans la tempête,
    Quelque jour un jeune poète
    Ira sous mes arbres fleuris.

    Croyant que son souffle l’inspire,
    Il entendra des voix lui dire
    Ces vers errants parmi mon pré.

    Alors, à lui l’horreur sacrée,
    La douleur de celui qui crée !
    — Moi, tranquille, je dormirai.

Mort et Printemps

Je sais que j’ai vécu…

Je sais que j’ai vécu des milliers d’années
Mais que mon temps sur terre est à jamais fini.
Les choses d’ici-bas, d’avance abandonnées,
Je suis déjà dans l’Infini.

Depuis mes premiers jours je fais semblant de vivre,
Sachant que je m’en vais autre part, autre part !
Un invincible vol, en moi, furieux, ivre,
Se gonfle pour le grand départ !

Mon visage, ma forme, et l’œuvre que j’ai faite,
La Beauté, le Lyrisme, Ah ! qu’est-ce que cela ?
Pour ce dernier séjour ici, j’étais poète,
C’était déjà n’être plus là !

Les Sept Douleurs d’octobre

Chapitre IX

Derniers poèmes

Claustrophobie

Je voudrais m’en aller de la maison hostile
Où des drames se sont produits.
Je voudrais m’en aller de la petite ville
Où j’ai tremblé des jours, des nuits.

Je voudrais m’en aller de l’ère qui s’annonce
Et qui n’est pas faite pour moi.
Je voudrais m’en aller du rêve où je m’enfonce,
Cauchemar où mon âme a froid.

Je voudrais m’en aller, trop longtemps exilée,
Pleine de peur et de dégoût,
Vieux corps désespéré, vieille âme inconsolée…
M’en aller ? Mais pour aller où ?

Inédit

Distances

Que longue sous ses fleurs la route à parcourir
Entre l’enfance et la jeunesse !
Que de temps, elle met, cette enfance, à mourir
Avant qu’un nouvel être naisse !

Longue aussi la jeunesse et tout ce qui la suit
De maturité séduisante.
Il semble que jamais ne descendra la nuit,
Tant la clarté reste présente.

Mais, dès que la vieillesse a fait son signe affreux,
Et si loin qu’elle semble encore,
Cette distance-là voici qu’on la dévore
En quelques pas vertigineux.

— Nature ! Dieu ! Qui que tu sois, Toute-Puissance
Responsable de notre sort,
Fais qu’elle soit plus courte encore, la distance
Entre ma vieillesse et ma mort !

Inédit

Bella vista

Une fente entre deux maisons
Dans cette rue en face
Me consent juste assez de place
Pour apercevoir les saisons.

Aujourd’hui c’est un bout d’automne
— Et rouge et brun et vert —
Que je vois, et ce ciel couvert
Qu’une branche jaune festonne.

Je songe aux octobres passés
Où, dans l’espace immense,
Je n’en avais jamais assez
De ce qui finit ou commence.

Cet autrefois n’est plus pour moi
Adieu tout ce que j’aime !
J’ai devant moi l’image même
De mon destin mis à l’étroit.

Quoi ? Cette fente dérisoire
Entre ces deux maisons,
Serait-ce la fin d’une histoire
Riche de tous les horizons ?

Inédit

Printemps

    Un arbre que je vois de loin,
    Un oiseau que j’entends à peine,
    Le feu dont je ne prends plus soin,
    Sur mon dos un peu moins de laine,
    Le printemps, pour moi, c’est cela.

    Puisqu’il faut que je souffre là
    Toujours en dehors de la danse,
    Mon Dieu ! Que me resterait-il
    De la nature en plein avril
    Si je n’avais la souvenance ?

Inédit

Ne varietur

J’ai besoin chaque jour de revoir dans la glace
La triste maigreur de mon corps,
De regarder mes mains dont les gestes sont morts
Et de sentir qu’en mes genoux la force casse.

J’ai besoin de cela pour savoir qu’à présent
Je ne suis qu’une vieille femme,
Car rien n’a révélé jusqu’ici dans mon âme
Ni même sur mes traits cet âge déplaisant.

Je suis jeune en esprit et presque de visage,
Jeune de mes cheveux foncés,
Jeune surtout d’avoir, en dedans, le même âge,
Le même flamboiement qu’en mes plus beaux passés.

C’est ainsi. Quelquefois, oubliant l’existence
Qui m’est faite dorénavant,
Je crois pouvoir bondir à cheval dans le vent,
Car tout mon être reste, à jamais, en partance.

Inédit

Souffrir

    Le mal physique sourd et lourd
    Sous lequel on gémit et ploie
    N’est pas doté comme la joie
    Du don d’échange par l’amour.

    Même à l’être cher qui vous aime
    On ne le communique pas.
    Apprends donc à souffrir tout bas
    Dans ta solitude suprême.

Inédit

Par ma fenêtre ouverte…

Par ma fenêtre ouverte ou la clarté s’attarde,
Dans la douceur du soir printanier, je regarde…

Chaque arbre, chaque toit qui s’élance dans l’air,
Tel le roc qui finit où commence la mer,
Marque la fin d’un monde au bord d’un autre monde.
Ici la terre et là le vide où, toute ronde,
Cette terre, toupie en marche dans l’éther,
Sans sa pauvre ceinture d’air
Ne serait à son tour qu’une lune inféconde.

Je contemple ce toit et cet arbre, montés
Vers l’insondable énigme et ses immensités.
En bas, la rue est calme et le printemps tranquille.
Rien ne trouble la paix de la petite ville.
On entend au lointain un merle. Il fait très beau.
C’est tout.
— Pourquoi mes yeux regardent-ils si haut ?

Inédit

Pâques 1945

Ciel décoloré, Pâques sans lumière,
Citadins soumis au désœuvrement
    Qui vont, gourds d’endimanchement,

Revisiter leur promenade coutumière.

Vacances sans but, fête sans plaisir.
Même les oiseaux taisent leur romance.
    Et la ville a l’air de moisir

Dans l’humide printemps qui verdit en silence.

Inédit

Vieillesse

Tant d’amis disparus et des miens au tombeau,
C’est déjà ma mort commencée.
Et ne portai-je pas le deuil, morne oripeau,
De ma jeunesse trépassée ?

Avais-je souhaité d’avoir mon âge ? Non.
Je devrais être dans la terre,
Car je deviens, par la pensée, un cimetière,
Où ne manque plus que mon nom.

Inédit

Morts

Quelquefois ma pensée involontaire sombre
Et s’en va rechercher dans l’oubli, tout là-bas,
Mon enfance éblouie et ma jeunesse sombre.
— Ô temps ensevelis qui ne reviendront pas !

Tout est mort, aussi bien ces âges que moi-même,
Et tout, à chaque instant, continue à mourir,
Mort, violente après les autres, mort suprême
Dans un fleuve de sang qui ne veut pas tarir.

Inédit

Le souvenir, ce revenant…

    Le souvenir, ce revenant,
        Vient me faire visite,
    Puisque ma vie est maintenant,
        Comme une Messe, dite.

    Je suis seule, ma lampe luit…
        Oh ! parle ! Parle encore,
    Que ce murmure de minuit
        Dure jusqu’à l’aurore !

Inédit

Château-Gontier, 21 février 1945.

Traductions

Fragment d’un texte de l’Auteur
préfaçant deux poèmes d’Edgar Poe

Un soir de l’été dernier, à Honfleur, relisant ces Poems d’Edgar Poe dont je sais certains par cœur, une impulsion, je dirai enfantine, me fit promener mon crayon sur un bout de papier, et, par simple jeu, chercher à reproduire en français la première strophe du poème Ulalume, mon préféré, peut-être.

Pas un instant je n’avais prémédité de traduire en vers quelques poésies de Poe. Cela me paraissait — me paraît encore — impossible.

Mais l’habitude, contractée dès le jeune âge, de jongler avec les pires difficultés prosodiques, fit que je continuai, souriante, à travailler cette première strophe.

Quand elle fut enfin sortie, je la relus, haussai les épaules, et fus me promener à bicyclette.

Au retour, sous la lampe, le démon me reprit. J’abordai la seconde strophe, toujours avec la sensation d’un amusement un peu dangereux, mais palpitant à l’extrême. La troisième strophe suivit, cette nuit-là, puis tout le poème.

Mon Dieu, cela ne faisait de mal à personne !
Cependant l’espèce d’inspiration qui me tenait quasi inconsciente devant mes feuilles brouillonnées n’allait pas sans un sentiment fort lucide de la méthode à suivre. Et lorsque vint le vers :

    Mais Psyché, levant son doigt…

ce ne fut pas au hasard que j’écrivis :

    Mais Psyché, levant son doigt d’ombre.

Car :

1° La métrique du vers demandait un mot terminal d’un seul pied, et ma rime exigeait que ce fût le mot ombre,

2° l’allitération formée par doigt et d’ombre était d’essence éminemment poesque,

3° cette image ne sortait pas de la poésie même de Poe, qui, dans Eldorado, parle du « pèlerin d’ombre ».

De sorte que me voilà du coup munie d’un fil d’Ariane dans le labyrinthe ténébreux de la traduction en vers.

C’est la découverte de cette méthode qui m’a fait reprendre le poème Ulalume pour le traiter plus sérieusement, qui m’a peu à peu incitée à essayer Le Corbeau, puis les quatre autres poèmes que j’ai traduits.

J’ajouterai qu’est également entré dans ma méthode le souci de n’employer, malgré les commodités du vers libre, que des rythmes français parfaitement orthodoxes, toujours à l’imitation de Poe qui ne sortit jamais des règles.

L’amour que j’ai toujours eu des grimoires fut, je puis le dire, pleinement satisfait pendant cette période. Certains vers ne voulaient pas m’obéir. Ils me tenaient éveillée la nuit…

En outre je voulais, envers et contre tout, maintenir dans une littéralité rigoureuse les vers qui font la chute d’une strophe, ou bien ceux, faciles à reconnaître, que Poe a particulièrement chéris. Il en est des quantités dans ma traduction…

Les allitérations, également si chères à Poe, furent aussi pour moi des problèmes ardus. Presque partout je les ai reproduites…

Mais je ne veux pas davantage insister sur un labeur qui me passionna si prodigieusement.

Ce que je tiens à préciser c’est que, mes six poèmes achevés, je n’imaginais pas qu’ils verraient jamais d’autre jour que celui du tiroir.

Le hasard l’a voulu. À Paris, l’hiver revenu, lors d’une conversation parmi des lettrés de France et d’Amérique possédant parfaitement les deux langues, j’eus l’occasion de citer en souriant quelques-uns des vers que j’avais ainsi transposés.

Une vive curiosité s’ensuivit. Il me fallut promettre de lire ces poèmes dans une soirée organisée tout exprès. Leur succès près des compétences présentes à cette soirée me surprit fort. Le reste ne tarda point.

Aujourd’hui, voici cette traduction éditée. Je n’en suis pas tout à fait responsable.

Ayant osé bien des choses dans ma vie, je n’aurais certes pas osé celle-là.

Que l’un des plus grands poètes du monde me pardonne du fond de son au-delà ; car, à défaut d’autre mérite, l’ouvrage que voici m’a vraiment été dicté par la plus pieuse, frémissante, enthousiaste ferveur. Et c’est, je pense, face aux gros livres attentatoires de la science, une toute petite compensation ajoutée à l’hommage immense d’un Baudelaire et d’un Mallarmé, et peut-être (que sait-on ?) cela peut-il, malgré l’éternité commencée, procurer encore quelque plaisir au génial, étrange, immortel créateur d’Ulalume.

Lucie DELARUE-MARDRUS.

The Raven by Edgar Allan Poe

Le corbeau

    Une fois, par un minuit sombre,
    Comme je méditais sur nombre

De livres oubliés et bizarres qu’encombre
Une science vieille et sombre,
Comme, auprès du feu qui se meurt,
Je somnolais, triste lecteur,
Ici, soudain, se fit un heurt
Comme du coup plein de douceur
De quelqu’un frappant avec peur,
Frappant à ma porte fermée.
M’éveillant sur mes livres lus :
« C’est quelque visiteur que l’on n’attendait plus,
Me dis-je, à ma porte fermée,
C’est cela seul et rien de plus. »

    Ah ! je m’en souviens bien ! Décembre
    Régnait dehors. Et, dans ma chambre,

Les fantômes épars du feu qui se démembre
Hantaient le parquet de ma chambre.
Âpre, j’attendais le matin.
J’avais cru qu’avec mon latin
Pour un moment se fût éteint
Le chagrin qui laissait atteint
Tout mon être en deuil de Lénore,
De celle qu’on ne verra plus,
La rare et radieuse enfant que les élus,
Que les anges nomment Lénore,
Sans nom sur terre à jamais plus.

    Et, triste, le sourd bruit de soie
    Du pourpre rideau qui s’éploie,

Me faisait tressaillir jusqu’à mon cœur sans joie.
D’une terreur j’étais la proie,
Terreur jamais connue avant,
De sorte que j’allais rêvant
Pour calmer ce cœur décevant,
Et répétais tout haut rêvant :
« Ce n’est, à ma porte fermée,
Voulant me faire ses saluts,
Que quelqu’un qu’on n’attendait plus.
C’est quelque visiteur que l’on n’attendait plus,
Implorant ma porte fermée.
C’est cela seul, et rien de plus. »

    Soudain, plus forte fut mon âme.
    Alors : « Monsieur, dis-je, ou Madame,

Excusez-moi ! c’est mon pardon que je réclame.
Mais je sommeillais, je m’en blâme,
Et si doux vous vîntes heurter,
Si doucement vîntes heurter
Ma porte, de l’autre côté,
Que je doutais, en vérité,
Derrière ma porte fermée,
À peine vous ai-je entendu,
Car je ne vous attendais plus. »
Toute grande j’ouvris ma porte, là-dessus,
Bien grande ma porte fermée :
L’obscurité, là, rien de plus.

    Sondant cette ombre et son mystère,
    Rêvant des rêves solitaires

Qu’aucun mortel jamais n’osa rêver sur terre,
Craintif, ne sachant que me taire,
Je demeurai là, hésitant,
Émerveillé, scrutant, doutant.
Mais ce silence palpitant,
Aucun signe ne le vint clore.
Le seul mot soufflé fut « Lénore ! »
Je chuchotai ces sons : « Lénore ! »
Et l’écho faible, là-dessus,
En retour murmura l’unique mot « Lénore ! »
Simplement cela, rien de plus.

    Retournant alors à ma place,
    Âme brûlante et mains de glace,

Bientôt un nouveau heurt vint, furtif et fugace,
Mais non pas à la même place.
« Sûrement, dis-je, cette fois,
Cela fut frappé sur le bois
De ma persienne, je le vois !
Cherchons si c’est ce que je crois.
Que j’aille explorer ce mystère.
Que ce cœur soit calme un peu plus,
Et qu’il aille explorer bravement ce mystère.
Que mon cœur soit calme un peu plus.
Ce n’est que le vent, rien de plus. »

    Ici, j’ouvris alors sans crainte,
    Quand soudain, avec mainte et mainte

Fantaisie, et façons, frissonnements et feintes,
Entra, majestueux, sans crainte,
Un corbeau des époques saintes.
Sans s’arrêter, n’hésitant pas,
Il alla se percher là-bas
Sur un buste blanc de Pallas
Situé sur ma porte haute.
Il ne me fit pas de saluts ;
Mais avec une mine haute
De lord ou de lady, sans faire de saluts,
Se percha sur ma porte haute,
Se percha, resta, rien de plus.

    Maintenant, ce corbeau d’ébène
    M’induisant, nonobstant ma peine,

À sourire du décorum de cette scène :
« Quoique ta tête soit en peine
De crête, dis-je, oiseau d’ennui,
Tu n’es pas un lâche qui fuit !
Dis-moi donc, corbeau d’aujourd’hui,
Fantômal, sombre oiseau d’ennui,
Errant, jeté loin du rivage
De la nuit, parle, oiseau perclus !
Sur ce plutonien rivage
De la nuit, ton grand nom, quoi que tu sois perclus,
Dis-moi, qu’est-il sur ce rivage ? »
Et le corbeau fit : « Jamais plus. »

    Je tins pour bien grande merveille
    D’entendre réponse pareille.

Car il faut convenir, pour un humain qui veille,
Que cette bénédiction
D’ouïr telle réflexion
D’humble signification
D’une volaille gauche et vieille,
Est un fait rare, sinon plus.
Car, qui vit jamais, perchant juste
Sur sa porte, au-dessus d’un buste
De Pallas, juste sur ce buste,
Volaille bégayante ou bête sur un buste,
Misérable corbeau, sans plus,
Portant un tel nom : « Jamais plus ? »

    Mais l’oiseau perché, solitaire,
    Sur ce buste calme de pierre,

Proférait seulement cette parole austère
Comme si se fût épanché
Dans ce seul mot, son cœur caché.
Il ne dit rien d’autre. Perché,
Sans remuer son corps penché,
Il n’agita pas une plume,
Jusqu’à ce que ces mots déçus
Me vinrent, à peine perçus :
« Bien d’autres amis ne sont plus.
Demain, comme l’ont fait tous mes espoirs déçus.
Il s’envolera dans ses plumes. »
Alors l’oiseau dit : « Jamais plus. »

    Surpris d’une réplique faite
    Si justement par cette bête :

« Sans doute ce seul mot, pensai-je, qu’il répète,
Est tout le savoir de sa tête,
Appris par quelque malheureux,
Un maître au refrain douloureux
Et que le désastre, en tous lieux,
Suivait vite et suivait plus vite,
Jusqu’à ce qu’il ne fût chez eux
Plus rien qu’une parole dite,
Plus rien qu’un refrain douloureux
De chant funèbre, au fond du gris et triste gîte,
Ce refrain qui n’espère plus
De “Jamais, jamais — jamais plus.” »

    Mais cet oiseau, par son manège,
    Reprenant mon sourire au piège,

Vite, avec ses coussins, je fis rouler un siège
Devant porte, buste et corbeau.
Ainsi, bien assis, enchaînai-je,
Tombé sur le velours du siège,
Rêve à rêve sur ce corbeau,
Sur ce noir, nu, narquois, nabot,
Néfaste, nébuleux corbeau,
Cherchant ce que cet oiseau triste
Dont le refrain toujours insiste,
Ce que ce sombre oiseau des temps qui ne sont plus
Voulait dire, sinistre et triste,
En croassant son : « Jamais plus. »

    Cherchant cela dans ma pensée
    Mais sans syllabe prononcée,

Je sentais maintenant mon âme transpercée
Par l’œil de feu qui me brûlait.
Je sondais l’énigme dressée,
Et plus encor dans ma pensée ;
Et ma tête était enfoncée
Parmi le velours violet
Où la lumière ruisselait,
Parmi le velours violet
Sur quoi la lampe ruisselait,
Velours où ruisselait la lampe là placée,
Velours que celle qui n’est plus
Ah ! ne touchera jamais plus !

    Alors je crus l’air plus sensible,
    De par l’encensoir invisible

Bercé de séraphins dont le pas indicible
Glissait sur un souffle soyeux.
— « Ah ! m’écriai-je, malheureux,
Ton Dieu t’a prêté, si tu veux,
T’envoie aujourd’hui, si tu veux,
Le népenthès miraculeux,
Le répit, le répit heureux
À tes souvenirs de Lénore.
Bois ! bois ce népenthès heureux !
Oublie enfin l’enfant lumineuse, Lénore,
En allée avec les élus ! »
Et le corbeau dit : « Jamais plus. »

    « Prophète, criai-je, prophète !
    Qui que tu sois, démon ou bête,

Créature du mal qu’ont jeté sur ma tête
Le tentateur ou la tempête !
Prophète, cependant, jeté
Nu sur ce rivage, indompté,
Seul, sur un désert enchanté,
Un foyer par l’horreur hanté,
Créature du mal, mandée
Par le tentateur au-dessus,
Ou par la tempête au-dessus
De moi, dis ! je t’implore, âme dépossédée :
Y a-t-il du baume en Judée ? »
Et le corbeau dit : « Jamais plus. »

    Prophète, criai-je, prophète,
    Sombre oiseau jeté sur ma tête,

Prophète, cependant, sois-tu démon ou bête,
Par ce ciel épars sur nos têtes,
Par ce dieu debout sur nos fronts
Que tous les deux nous adorons,
Dis-nous, dis-nous si nous verrons
Dans l’Éden distant, reverrons,
Oh ! dis à l’âme qui t’implore
Et que tant de douleur dévore,
Si, dans le séjour des élus,
Elle étreindra l’enfant que l’on nommait Lénore,
Que les anges nomment Lénore ?
Et le corbeau dit : « Jamais plus. »

    « Soit ce mot la fin de la page »,
    Hurlai-je en bondissant de rage.

Bête ou démon, retourne à jamais au rivage
Et dans la tempête, au rivage
Plutonien, noir, de la nuit !
Quitte seul le rêveur chez lui !
Ne laisse pas tomber chez lui
De noire plume qui reluit,
Gage du mensonge maudit
Que ton âme maudite a dit !
Ôte-toi ! Hors d’ici ! Que sorte
Ton dur bec de mon cœur, ta forme de ma porte !
Quitte ce buste d’au-dessus !
Et le corbeau dit : « Jamais plus. »

    Et le corbeau, que ne soulève
    Nul volètement qui l’enlève,

Siège encor, siège encor et ne s’envole pas
De sur le buste de Pallas,
Pallide buste de Pallas.
Ses yeux sont d’un démon qui rêve,
Et, tandis qu’il ne s’en va pas
De ma porte haute qu’il hante,
La lumière projette en bas,
Qui sur son corps coule, éclatante,
Son ombre qui ne bouge pas.
Et mon âme, au-dessus de cette ombre flottante
Qui demeure et ne bouge plus,
Ne s’élèvera — jamais plus.

Ulalume by Edgar Allan Poe

Ulalume

    Tristes étaient les étendues ;
    Sèches, les feuilles, et tordues —
    Sombres, les feuilles, et tordues ;
    C’était nuit dans l’Octobre amer
    De ma plus immémoriale
    Année, au fond des brumes pâles
    De l’humide marais d’Auber,
    Dans l’âpre région de Weir —
    C’était près du noir lac d’Auber,
    Au bois hanté des ghouls de Weir.

    Une fois, ici, dans le drame
    Des titanesques, noirs cyprès
    D’une allée obscure, j’errais —
    Errais avec Psyché mon âme,
    Aux jours où mon cœur lourd de flamme
    Était ce volcan sombre et sec
    Qui souffle son soufre, d’Yaneck,
    Au pôle ultime, et roule avec
    Des bonds au bas du mont Yaneck,
    Au bas du boréal Yaneck.

    Triste notre colloque, et sobre,
    Mais traître notre songe amer.
    Car, nous ignorant en Octobre,
    Sans remarquer ce soir amer
    De l’année (ah ! nuit entre toutes
    Les nuits !) nous ignorions la route,
    Ne reconnaissions pas la route,
    Ne voyions pas le lac d’Auber,
    (Bien qu’ayant pris déjà son air,)
    Ignorions le noir lac d’Auber,
    Le bois hanté des ghouls de Weir.

    Et maintenant que la nuit claire
    Marquait à son cadran stellaire,
    Marquait l’aube au cadran stellaire,
    Au bout du sentier finissant
    Parut, nébuleux, liquescent,
    Un miraculeux jour haussant
    Avec deux cornes un croissant :
    Astarté, diamant haussant
    Les deux cornes de son croissant.

    « Elle est plus chaude que Diane,
    Dis-je, et hante un éther brumeux
    De soupirs, zone diaphane.
    Elle a vu que les pleurs des yeux
    N’ont pas séché sur cette joue
    Où le ver à jamais se joue.
    Elle vient à travers les bleus
    Astres du Lion silencieux.
    Malgré le Lion silencieux,
    Nous montrant le chemin des cieux,
    Elle vient, à travers les cieux,
    L’amour dans ses yeux lumineux. »

    Mais Psyché, levant son doigt d’ombre,
    Dit : « De cette étoile j’ai peur,
    De l’étrange étoile, j’ai peur !
    Hâtons-nous hors de sa lueur !
    Oh ! fuyons ! fuyons sa pâleur ! »
    Elle parla dans la terreur,
    Laissant, dans la poussière sombre,
    Ses ailes traîner leur blancheur,
    Pleura jusqu’à ce que, dans l’ombre,
    Ses plumes traînent leur blancheur,
    Mélancolique, leur blancheur.

    Je répondis : « Ce n’est qu’un rêve !
    Allons vers sa splendeur qui luit,
    Cristalline splendeur qui luit,
    Car, sibylline, elle s’élève
    Et brille d’espoir, cette nuit.
    Vois ! Elle monte, cette nuit,
    Au firmament, et nous conduit.
    Ah ! Suivons-la, qui nous conduit
    Jusqu’au ciel à travers la nuit ! »

    Ainsi calmant son amertume
    J’embrassai Psyché dans la brume
    Et la tentai hors de son deuil.
    Mais, en continuant, nous fûmes
    Barrés par une tombe au seuil
    Portant des mots gravés de deuil.
    — « Quelle inscription dans la brume,
    Douce sœur, dis-je, est sur le seuil ? »
    Elle répondit : « Ulalume ! —
    Ulalume ! — C’est Ulalume !
    C’est ton Ulalume au cercueil ! »

    Mon âme alors devint fanée
    Et semblable aux feuilles fanées.
    Je criai : « Quel démon d’enfer
    M’a conduit comme l’autre année ?
    C’est sûrement l’Octobre amer.
    C’est ici portant, l’autre année,
    Un fardeau terrible, que j’ai,
    Je m’en souviens bien, voyagé.
    C’est la même nuit de l’année !
    Je reconnais ce lac d’Auber,
    Cette âpre région de Weir —
    Reconnais ce noir lac d’Auber,
    Ces bois hantés des ghouls de Weir. » 

Six poèmes
d’Emily Brontë

Poems by Emily Brontë

Le vieux Stoïque

L’argent, je ne l’estime point,
    Et l’amour moins encor.
L’ambition ? Un rêve au loin
    Qui mourut à l’aurore.

Et si je me mets à genoux
    Ces seuls mots je murmure :
« Pour ce cœur dont la tâche est dure.
    La liberté ! C’est tout. »

Oui, rien de plus je ne réclame, 
    Moi qui vais peu durer.
Morte ou vive, libre ! et, dans l’âme,
    La force d’endurer.

L’amour et l’amitié

    L’amour ressemble à l’églantine
    Et l’amitié ressemble au houx.
    Le houx est noir, l’autre illumine,
    Mais lequel tiendra jusqu’au bout ?

    Au printemps l’églantine est fraîche
    Et ses fleurs parfument l’été.
    Mais quand vient l’hiver où tout sèche,
    Qui donc chantera sa beauté ?

    Rejette donc la rose offerte,
    Mais tresse du houx à ton front.
    Quand tes cheveux grisonneront
    Ta couronne restera verte.

Martyre de l’honneur

    La lune est pleine, cette nuit.
        Peu d’étoiles, mais claires.
    Sur les carreaux le givre luit
        Imitant des fougères.

    Par la persienne des lueurs
        De jour baignent la chambre.
    Vous passez là, malgré décembre,
        Des heures de douceur,

    Tandis que, domptant avec peine
        Cette angoisse que j’ai,
    J’arpente la maison sereine
        Sans pouvoir reposer.

    Dans le hall l’horloge ancienne
        D’heure en heure s’entend.
    Il semble que ses coups reviennent
        Toujours plus lentement.

    Que longue, l’étoile qui tremble,
        À faire son chemin !
    Quoi ! Toujours là ?… Jamais, il semble,
        Ne luira le matin.

    Je suis debout à votre port
        Mon amour, dormez-vous ?
    Mon cœur, sous la main que j’y porte,
        N’a presque plus de coups.

    Froid, froid le vent d’est qui sanglote.
        Éloignant peu à peu
    La cloche des tours, dont la note
        Meurt comme mon adieu.

    Sur moi, demain, la flétrissure,
        La haine en tous les yeux :
    Je porterai les noms honteux
        De traître et de parjure.

    Mes faux amis ricaneront,
        Les vrais me voudront morte.
    Les pleurs que mes yeux verseront
        Seront d’amère sorte.

    Votre race de hors la loi
        Malgré sa trace noire
    Verra pardonner son histoire
        Hormis mon crime à moi.

    Car qui donc pardonne à ce crime :
        La lâche fausseté ?
    Champion de la liberté,
        La révolte est sublime ;

    Pour certaines haines qu’on a,
        Juste est le poignard même.
    Mais traître, « traître », ce mot là
        Soulève l’anathème.

    Plutôt que de perdre l’honneur
        Oh ! être déchirée !
    J’aime mieux pourtant la curée
        Que mentir à mon cœur.

    Moi tromper mon cher amour, même
        Pour vous garder à moi ?
    Non ! L’avenir, preuve suprême,
        Vous fera croire en moi.

    Je sais, moi, que la juste voie
        Est celle que je suis.
    Ce devoir dont je suis la proie
        M’abime dans la nuit,

    Et que la honte universelle
        Me retire l’honneur,
    Qu’importe ! Dans mon propre cœur
        Je me sais, moi, fidèle.

Je ne pleurerai pas…

Je ne pleurerai pas parce que tu me quittes.
Qu’est-il de bon ici ?
Et le monde pour moi serait double faillite
Si tu souffrais aussi.

Je ne pleurerai pas parce que, plein de gloire,
L’été doit mal finir.
Et qu’elle est donc la fin de la plus belle histoire ?
Mourir, toujours mourir.

Je suis lasse de voir tant de feuilles fanées,
Tant de tristesse encor,
Et de toujours languir à travers tant d’années
D’un désespoir de mort.

Donc, pendant que tu meurs, si quelque larme tombe
D’entre mes cils baissés,
Ce n’est que du désir d’aller me reposer
Avec toi dans la tombe.

Le visionnaire

La maison se tait. Tout le monde dort.
Un seul être est là, regardant dehors
Les chemins de neige et les noirs nuages,
Et l’hiver hurlant qui tord les branchages.

Vif est le foyer, sourds sont les tapis ;
Nul souffle égaré du vent qui glapit.
Par mes soins la lampe éclaire et dévoile
L’Errant, et le guide avec son étoile.

Tancez-moi, ma mère, et vous, mon seigneur,
Que vos espions traquent mon honneur.
Vous ne saurez pas, malgré serfs et pièges,
Quel ange de nuit s’en vient sur la neige.

Ce que j’aime arrive, hôte de l’éther,
Fort de son pouvoir secret qui le sert.
Qui m’aime ? Aucun nom ne passe mes lèvres
Et j’offre ma vie en gage à mes rêves !

Brille clair, ma lampe ; arde un rayon droit.
Chut ! L’air a frémi d’une aile. Est-ce toi ?
Comble mon attente, étrange puissance.
Moi, je crois en toi ; crois en ma constance !

Le souvenir

Froid dans la terre, et la neige sur toi,
Loin, dans la tombe où l’on a dû te mettre,
T’ai-je oublié, mon seul amour à moi,
Malgré le temps qui sépare les êtres ?

Quand je suis seule, est-ce que ma douleur
Ne s’en va pas à travers la montagne
Plier son aile, au nord, dans la campagne
Où la bruyère a recouvert ton cœur ?

Froid dans la terre, et quinze hivers de glace,
Parmi ces monts, transformés en printemps…
Certes, fidèle, et qui garde ta place
Après avoir tant changé, souffert tant !

Mon doux amour du passé, va, pardonne
Si je t’oublie en ce monde mouvant !
D’autres désirs, d’autres espoirs vivants
Ne t’enlèvent point ce que je te donne.

Nulle clarté n’a plus brillé jamais :
Plus rien, pour moi, du haut du ciel ne tombe.
Tout mon bonheur est fini désormais,
Tout mon bonheur avec toi dans la tombe.

Mais, terminés les jours des songes d’or,
Le désespoir lui-même, qui nous broie,
N’ayant pas su me conduire à ma mort
J’ai donc vécu sans un secours de joie.

J’ai refoulé les inutiles pleurs,
Sevré mon âme en quête de la tienne,
Et ce désir d’habiter, sous les fleurs,
Ta tombe qui déjà m’est plus que mienne.

Et depuis lors je n’ose plus céder
Au souvenir plein d’un amer délice
Car, si je bois à ce divin calice,
Comment donc vivre en un monde vidé ?

Poèmes
de
Edna Saint-Vincent Millay
1892-1950

Les cygnes sauvages

J’ai, tandis que passaient ces beaux cygnes sauvages,
Regardé dans mon cœur, et je n’y ai vu rien —
Rien que du déjà vu, soit en mal, soit en bien,
Rien pour accompagner ce vol dans les nuages.
Ennuyeux cœur toujours vivant, toujours mourant,
Maison sans air, adieu ! Je ferme à clé la porte !
Cygnes blancs, revenez sur la ville en cohorte,
Sur la ville, traînant vos pattes et criant !

Sonnet

Tu n’as pas plus d’attrait que n’en ont les lilas
Ou bien le chèvrefeuille, et tu n’es pas plus belle
Que les jeunes pavots dans leur blancheur nouvelle.
Et, bien que devant toi je m’incline très bas,

Ta beauté, je la puis supporter. Mais mes pas
À droite, à gauche, vont, et mon regard chancelle,
Car je ne trouve pas de refuge contre elle.
Ainsi le clair de lune imprègne mon cœur las.

De même que celui qui, dans sa coupe, ajoute
Au délicat poison chaque jour une goutte,
Jusqu’à boire dix fois la mort impunément,

Habituée à ta beauté, je la consomme
Dose augmentée ainsi de moment en moment,
Et bois sans en mourir ce qui tua des hommes.

Renaissance

Fragments

…………………………………….

    L’omniscience de mon âme,
    Je dois la payer par ce drame
    De sentir tous les péchés miens,
    Tous les remords brûler mon sein,
    Miennes toutes haines couvées,
    Miennes les trahisons levées,
    Miennes les fautes de la chair,
    Mien tout le mal de l’univers.
    Et, devant tant d’horreur, j’appelle
    Au secours ! Horreur personnelle,
    Cri de cent peuples dans mon cri,
    Moi qui meurs quand chacun périt
    Et suis en deuil de tout au monde !

…………………………………….

    Comment supporté-je ceci ?
    Comment suis-je enterrée ici
    Tandis que le ciel se partage
    Et que tant d’azur suit l’orage ?

…………………………………….

    Fais-moi naître, criai-je, ô Dieu !
    Fais-moi naître encore ! Je veux
    Revenir sur terre. Renverse
    Les nuages ! Refais l’averse
    Si puissante et creusant si fort
    Qu’elle m’arrache de la mort !

    Je me tus. Et, dans le silence
    Qui seul me répondait, immense,
    Vint à siffler le vol soudain
    D’ailes accourant du lointain
    Comme une vibrante musique
    Sur la corde de ma supplique
    Passionnée ; et, brusquement,
    Comme ainsi se levait le vent,
    Les nuages cabrés d’orage
    Terrifiant le paysage,
    L’averse descendit d’en haut
    Et, folle, frappa mon tombeau.
    Comment arrivèrent ces choses ?
    Je ne sais. Mais, plus doux que roses
    Un parfum me vint, une odeur
    Qui sembla celle du bonheur,
    Un chant d’elfe chantant sa joie
    Pour soi-même, sans qu’on le voie,
    Et, plus puissant que tout, plus gai,
    Le sentiment de m’éveiller.

    J’entendis l’herbe à mes oreilles
    Murmurer sans fin des merveilles,
    Sur ma bouche qui s’entr’ouvrait
    La pluie allongea ses doigts frais,
    Toucha le sceau de mes paupières
    Et, laissant place à la lumière,
    La nuit ôta son bandeau noir
    Et, mes yeux s’ouvrant, je pus voir
    La dernière ligne argentée
    De la pluie, et, toutes mouillées,
    Les branches des pommiers, et, bleu,
    Un ciel frais où plus rien ne pleut.
    Et comme je contemplais, pâle,
    Le vent jeta, douce rafale,
    Sur ma face, parfum léger,
    Tous les miracles d’un verger,
    Et l’odeur des choses écloses…
    — Comment arrivèrent ces choses ? —
    Remit soudain mon âme en moi.

    Ah ! je bondis hors du sol froid,
    Et, criant un cri si farouche
    Que jamais une humaine bouche
    Ne fit entendre pareil cri
    Sinon l’enterré qui revit,
    J’entourai de mes bras les branches,
    Follement et, corps qui se penche
    Embrassant la terre au soleil.
    J’ouvris mes bras et, dans le ciel,
    Je commençai de rire, rire,
    Jusqu’à ce sanglot qui déchire,
    Jusqu’à ce frisson furieux.
    « Ô Dieu, criai-je, qu’on me dise
    S’il reste rien qui me déguise
    Désormais, dans le ciel d’été,
    Ta radieuse identité ! »

…………………………………….

    Des deux côtés s’ouvre le monde,
    Vaste autant que l’âme est profonde.
    Au-dessus, le ciel sans défaut
    N’est haut que si le cœur est haut.

…………………………………….

    Mais l’Est et l’Ouest sont des tenailles
    Pour qui ne leur laisse leur taille,
    Et l’âme qui manque de feu,
    Le ciel l’emmure peu à peu.

Poèmes
de
Anna Wickham
traduits en vers libres et réguliers

Autres poèmes de Wickham traduits par Delarue-Mardrus

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À l’homme silencieux

Que vous aimiez n’est pas assez pour moi,
Venez et dites votre amour d’un ton courtois.
Sauvage et faible, je ne crois pas au silence.
Maintenant, par la beauté de tous les feux,
Parlez ! je vous en prie avec instance.
Une foule est là d’amoureux,
Chuchotements et rires ivres,
Et je dois partir et les suivre.

Chanter l’amour, vivre pour la beauté,
Voilà les amoureux, voilà leur mission,
Ne devinez-vous pas que je pleure de m’en aller ?
Parlez, muet, parlez ! Vais-je rester ou non ?

L’épouse

    La paix, je ne l’ai pas ici.
    Je suis tout juste une invitée ;
    Dehors je puis être jetée
    Comme l’on jette une souris,
    Si je déplais au maître du logis
    Pour le lit ou pour le ménage.

    Je passe mes jours bien sages
    Séquestrée et triste
    Sans droit au bonheur.
    Mon cerveau se meurt
    Faute d’exercice.
    Parler je n’ose pas
    Car je suis faible, hélas !

    Mieux vaudrait pour mon homme et moi
    Que je fusse libre, je crois !
    Non pour qu’on me façonne mais pour être moi.
    Mais je suis liée,
    La liberté m’est déniée.
    Je suis la femme d’un mari
    Pour toute ma vie.

Celui qui revint

    Dix ans j’attendis dans le coin
    Qui fut ma maison minuscule,
    Guettant de l’aube au crépuscule
    S’il n’allait pas venir au loin.

    Il vint ! Mais, dix ans, par la suite.
    Ô malédiction du sort !
    À table, au lit, toujours au gîte,
    Celui que j’aimais était mort.

    Dans la montagne, un soir d’orage,
    Il tomba. Rapporté chez nous,
    Sans chagrin je fus à genoux.
    Puis je regardai son visage.

    Alors mes bras passionnés
    Serrèrent ce corps sans rien dire,
    Car sa mort avait le sourire
    De celui que j’avais aimé !

    Ô vous, veuves ! Prêtez-moi, dites,
    Vos pleurs pour pleurer mon ami :
    Le revoici, lui qui dormit
    Dix ans d’existence maudite.

Envoi

    Ô Dieu ! Toi, vaste symétrie
    Qui mis ces passions en moi,
    D’où vint la douleur qu’on me voit
    Pour tant de jours de flânerie ?
    Donne au misérable poète
    Une unique chose parfaite.

Fin des poèmes traduits par Lucie Delarue-Mardrus